Intervention de Claude Revel

Réunion du 13 mars 2013 à 10h00
Commission des affaires économiques

Claude Revel :

Je vous remercie de votre invitation.

La compétition internationale s'est étendue à l'immatériel, c'est-à-dire aux informations, aux images et aux règles ayant présidé à la fabrication des produits. Or 90 % des normes qui s'imposent à nous sont élaborées à l'étranger, essentiellement par l'Union européenne, qui elle-même s'inspire des réglementations internationales : notre pays a évidemment plus intérêt à influer sur cette élaboration qu'à la subir.

Les normes, comme les règles, organisent, encadrent et contraignent la production de nos entreprises et la politique des États : dans la pratique, il n'y a donc pas lieu de les distinguer ; elles constituent les règles du jeu et procurent un avantage concurrentiel évident à celui qui en décide. Les normes émanent de l'Organisation internationale de normalisation (ISO), du Comité européen de normalisation (CEN), de l'AFNOR ou des agences étrangères – au premier rang desquelles les américaines. Elles portent non seulement sur la technique, mais aussi sur la gouvernance, comme en témoignent, par exemple, les normes financières et comptables – applicables aux entreprises comme aux États –, les normes de responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou de reporting. Quant aux règles de droit positif, nationales et internationales, elles recouvrent les accords signés au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), les accords de libre-échange – à l'instar de celui qui est en préparation entre l'Union européenne et les États-Unis – ou encore les directives européennes. Le Codex alimentarius, par exemple, constitue un corpus normatif, bien qu'il relève d'organismes internationaux.

Les classements internationaux visant universités, États ou entreprises suscitent une émulation que l'on peut assimiler à une réglementation invisible. Les Américains sont particulièrement performants en ce domaine pour fixer eux-mêmes les critères de classement ; le classement de la Banque mondiale, par exemple, repose sur des critères qui ne nous sont guère favorables. Règles et normes résultent de jeux d'influence et traduisent toujours, même pour les plus techniques d'entre elles, des visions, des cultures ou des conceptions du droit.

La normalisation est le fait non seulement des acteurs publics, mais aussi, de plus en plus souvent, d'opérateurs privés tels que les organisations professionnelles – ISO, Chambre de commerce internationale ou fédérations d'ingénieurs-conseils – et les ONG, par exemple en matière de lutte anti-corruption – Transparency international, que chacun connaît, n'étant pas la seule organisation spécialisée en ce domaine – ou de biocarburants : World wildlife fund (WWF) a ainsi contribué à la définition de normes de culture durable. La privatisation de la règle, de plus en plus appelée à devenir la norme, est un phénomène croissant : même si ce que les anglo-saxons appellent la « soft law » – principes directeurs ou codes de conduite – n'a pas force de droit, elle n'en demeure pas moins un pouvoir de contrainte par les sanctions, notamment médiatiques, qu'elle suppose. Il faut donc travailler avec l'ensemble des acteurs, publics comme privés. Enfin, de nouvelles règles peuvent être édictées à la suite d'événements tels que des catastrophes naturelles ou des guerres civiles, notamment en matière de construction, dans le cadre des marchés publics. La définition de ces règles fait alors l'objet de luttes d'influence considérables, de même que l'assistance technique, puisque l'ouverture de certains marchés – et leur fermeture à la concurrence – peut aussi dépendre de l'orientation des expertises à l'origine des normes.

Troisième point : le rôle des accords de libre-échange. On dit de l'OMC qu'elle est dans l'impasse, ce qui n'est que partiellement vrai dans la mesure où sa jurisprudence forme un nouveau corpus juridique, sur lequel la France pourrait d'ailleurs influer. L'Union européenne, vous le savez, négocie de nouveaux accords de libre-échange avec le Canada et surtout avec les États-Unis ; or, aux dires des Américains eux-mêmes, ce futur accord passe par la définition de règles appelées à avoir une portée mondiale. Ce nouveau droit concurrencerait celui de l'OMC et les normes que des pays comme la Chine pourraient essayer d'imposer.

Par le fait, les pays émergents pèsent de plus en plus en matière de normalisation. La Chine est très présente à l'ISO, et s'intéresse aussi, désormais, aux règles de gouvernance : en témoigne le consensus de Beijing, qui fait pièce à celui de Washington et à sa vision d'un développement fondé sur le libre-échange. Il est bien évident que les normes proposées par ce pays ont plus d'influence, au regard de l'ampleur de son marché, que celles qui pourraient l'être par le Liechtenstein.

La première question posée par la normalisation est celle de l'information : celle-ci est nécessaire non seulement pour connaître les stratégies de nos concurrents et les orientations des organismes internationaux, mais aussi pour imposer notre propre modèle au niveau international. C'est ce qui explique que le lien entre normalisation et intelligence économique soit si étroit. En ce sens, notre politique de normalisation doit pleinement s'inscrire dans notre action internationale : elle est un moyen d'affirmer notre présence dans le monde, non seulement sur le plan commercial, mais aussi sur les plans culturel, politique et juridique. Je formule des préconisations en ce sens dans mon rapport, notamment pour le secteur de l'agroalimentaire dont s'occupent de très nombreux organismes internationaux. L'enjeu majeur, de ce point de vue, est moins l'expertise que l'ingénierie de projection, la coopération, la définition de positions communes et l'anticipation des attentes de la société civile : je pense par exemple, outre l'agroalimentaire, à l'énergie, au développement durable, au numérique ou à la santé, sans oublier des domaines comme la métrologie, dans lesquels la France est traditionnellement performante.

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