Intervention de Marko Erman

Réunion du 21 février 2013 à 14h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Marko Erman, senior vice president, recherche et technologie, chez Thales et membre de l'Académie des technologies :

Je voudrais vous sensibiliser à l'importance des données dans la société numérique. Notre société de l'information se caractérise par une production massive de données numériques de toutes sortes et la capacité de les interconnecter et de faire communiquer les personnes, les objets et les différentes organisations. Ces données sont en quelque sorte la matière première de la société de l'information. Elles représentent un enjeu économique, stratégique, voire culturel, majeur. C'est sur cet enjeu et ses risques associés que je voudrais centrer mon intervention.

Ces données viennent de partout et de tout le monde. Chacun de nous crée des données, soit de façon passive, à travers son identité numérique ou la dématérialisation d'actes administratifs, soit de façon active, par exemple en participant à des réseaux sociaux. Les entreprises, les banques, les institutions à travers leurs activités de production, de gestion, d'interaction avec les clients, en produisent beaucoup. De plus en plus de données sont également produites par des systèmes dits embarqués, qui, à travers différents capteurs, interagissent et recueillent des informations liées à leur environnement. En 2012, 2,5 Exabyte de données ont été produites chaque jour, soit dix fois plus qu'il y a à peine cinq ans, et 50 000 fois plus que la somme de toute la littérature de l'humanité. Ces chiffres donnent le vertige, et on pourrait les multiplier à loisir. Nous sommes entrés de facto dans l'ère des big data, c'est-à-dire des ensembles de données dont la taille va au-delà de la capacité actuelle des logiciels de gestion.

La problématique des données est indissociable de celle des réseaux de communication qui permettent de les échanger, de les stocker et de les consulter.

D'ores et déjà, toutes nos infrastructures – aéroports, gares, stations de métro, lignes ferroviaires, autoroutes, centrales d'énergie, etc. –, leurs systèmes de contrôle et les outils industriels sont interconnectés, voire connectés à Internet, directement ou indirectement, de manière permanente ou temporaire. Basés sur ces technologies de l'information – capteurs, données, communication –, des systèmes extrêmement complexes deviennent possibles, tels que les villes intelligentes, les smart cities ou les réseaux de distribution d'énergie du type smart grids.

Les systèmes qui pilotent nos infrastructures produisent beaucoup de données mais, dans la majorité des cas, ne les exploitent pas. Ils réagissent en fonction de celles « du moment » – alertes remontées par des capteurs, contrôle de la validité d'un titre de transport, par exemple – mais ne tirent partie ni du passé, ni de la totalité des données disponibles pour prendre ou proposer une meilleure décision. Ce n'est pas étonnant : jusqu'à récemment, le trop grand volume de celles-ci et les ressources de calcul nécessaires pour les traiter rendaient cette tâche difficile.

Aujourd'hui, les progrès dans le domaine de l'algorithmique – le réseau Internet, le cloud – et les capacités accrues de traitement des données sont autant d'atouts supplémentaires pour s'attaquer à ce défi. Des approches mathématiques adaptées doivent permettre d'extraire des informations pertinentes. Il est important de comprendre que ceci peut se faire hors hypothèses a priori : on découvre en quelque sorte l'information cachée. C'est bien cela qui donne au couple « données brutes – information extraite » une valeur économique et stratégique forte.

La valeur économique fonde le « business model » des grandes entreprises du web, telles Google, Facebook ou Twitter. L'objectif de ces sociétés est de collecter le maximum d'informations sur le plus grand nombre d'usagers possible pour leur offrir un service personnalisé. Des acquisitions récentes ont montré que la valeur de celles-ci est directement liée à la taille de leur base clients.

Lorsque le champ des données inclut des éléments relatifs aux activités industrielles, financières, au transport, à l'énergie, son caractère stratégique devient évident. Les grands pays, et d'abord les États-Unis, l'ont parfaitement compris. Ils en exploitent formidablement le potentiel économique. Mais des initiatives, comme le Patriot Act, montrent, s'il en était besoin, que la valeur stratégique des données est au centre des préoccupations liées à la sécurité nationale. Aujourd'hui, et plus encore demain, les grands pays qui connaissent un développement économique rapide, comme l'Inde, la Chine ou le Brésil, emprunteront le même chemin. Il est certain que ces pays voudront exploiter eux-mêmes cette matière première.

La France ne peut rester indifférente à ce qui est un enjeu majeur pour notre pays aussi, et, au-delà, pour l'Europe.

Pour relever ce défi, elle ne manque pas d'atouts, dont en premier lieu l'excellence de notre recherche en mathématiques – je rappelle que cette science est à l'origine des algorithmes nécessaires aussi bien à l'exploitation des données qu'à leur protection. C'est pourquoi elle doit être préservée et renforcée.

Le comité interministériel pour la modernisation de l'action publique du 18 décembre 2012 a présenté la transition numérique comme « un formidable levier de modernisation de l'action publique », porteur de valeurs « d'égalité, de neutralité, de transparence, d'efficacité et d'adaptation ». Cette transition comportera quatre volets : l'amélioration du service à l'usager ; le développement des services numériques ; l'ouverture de l'administration et des données publiques ; la modernisation des systèmes d'information.

La démarche « Open Data » et la création de la structure ETALAB s'inscrivent parfaitement dans ce souci d'ouverture des données publiques, permettant de créer de nouveaux services. C'est pourquoi il faut la soutenir. Cependant, si on veut se prémunir contre les risques potentiels, il est important de prendre en compte dès maintenant la problématique de la sécurité, en même temps que celle des formats et du stockage.

Ce qui est vrai pour les données publiques l'est encore plus pour toutes les autres.

Du coup, la question de la fiabilité et de la protection des informations devient cruciale. Elle nous ramène directement à la problématique sur les données dont elles sont extraites. Au-delà des problèmes de cybersécurité, absolument essentiels, il faut établir les conditions qui permettront d'assurer l'intégrité des données et la confiance numérique. Cela nécessite de maîtriser les technologies de stockage de celles-ci, les réseaux de transmission et bien évidemment l'analyse et l'exploitation.

On le sait, l'informatique en nuage offre des solutions économiques et performantes pour le stockage et est capable de fournir des services à la demande. Au travers de la création de sociétés comme CloudWatt et d'autres, la France commence à se doter de solutions de cloud sécurisées. C'est absolument nécessaire dans ce contexte.

Le réseau Internet, qu'il soit fixe ou mobile, assure l'indispensable interconnexion entre tous ses points – serveurs, capteurs, usagers, etc. Il est considéré comme intrinsèquement résistant aux chocs puisqu'il s'agit d'une immense toile qui peut supporter la perte d'un ou plusieurs noeuds de connexion. Cependant, si, dans sa description logique, il se compose de plusieurs centaines d'opérateurs, offrant ainsi de la redondance, le réseau physique a, quant à lui, une réalité moins diversifiée. Certaines catastrophes naturelles récentes ont montré la fragilité des réseaux de communication. Il est donc également essentiel d'améliorer leur résilience. Pour ce faire, il est nécessaire que l'analyse des risques prenne en compte les cas exceptionnels, voire aberrants.

J'ai essayé de vous faire partager ma conviction que les données vont jouer un rôle essentiel dans la société et l'économie numérique. Leur valeur économique et stratégique est d'ores et déjà établie, mais les possibilités dépassent l'imagination. Il est indispensable de maîtriser cette évolution en étant lucide sur les risques potentiels. Mme la ministre déléguée Fleur Pellerin a récemment déclaré : « Si la sécurité des systèmes d'information n'est pas assurée, aucune économie moderne ne peut prospérer ». Cela nécessite de garantir la sécurité des données, de mettre en place des opérateurs de confiance et de promouvoir une approche de régulation, de préférence à une approche purement réglementaire.

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