Intervention de Olivier Oullier

Réunion du 21 février 2013 à 14h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Olivier Oullier, professeur à l'Université d'Aix-Marseille :

Je vous remercie de me donner une nouvelle occasion de participer aux travaux de l'OPECST. Je souhaite préciser la notion d'« addiction ». Nous avons tendance à qualifier ainsi toute pratique excessive, toute consommation massive qui outrepasserait notre contrôle. Mais une utilisation extensive, même si ses effets sont délétères, n'est pas, du point de vue médical, forcément une addiction. Je ferai référence au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), publié par la Société américaine de psychiatrie et dont la cinquième version sortira en mai 2013. Lors des travaux préparatoires, qui ont duré plusieurs années, les auteurs du futur DSM-V n'ont pas éludé la question de l'addiction potentielle et des troubles liés à une pratique intensive de l'Internet, mais ils considèrent pour l'instant que les données disponibles ne sont assez probantes pour permettre de qualifier cette addiction de trouble psychiatrique. Les questions liées à cette pratique sont répertoriées en annexe du DSM mais pas, à ce jour, dans la partie principale, celle du diagnostic des troubles mentaux.

Dans l'étude Cyberpsychology & Behavior, publiée en 2008 et fondée sur des données recueillies entre 1996 et 2006, il y est dit en substance que certaines pratiques posent question mais qu'à ce jour la collecte des données souffre de biais dans le recrutement des sujets étudiés et que la définition même de l'addiction est problématique. Il faut donc poursuivre les études.

M. Allen Frances, professeur émérite à l'Université Duke, qui fut le président du groupe de rédaction du DSM-IV, a expliqué dans une tribune publiée en 2012, dans la version américaine du Huffington Post, pourquoi l'« addiction à l'Internet » était en train de devenir le nouveau concept à la mode, pointant la multiplication d'articles alarmants et de blogs arrachant des larmes, et l'apparition de protocoles de traitement à l'efficacité non démontrée – le marché explose car il y a des millions de patients potentiels. M. Frances faisait observer que, sans aucun doute, nous sommes pour la plupart devenus « accrocs » à nos appareils électroniques et que certaines personnes s'en trouvent très mal, ayant un attachement malsain et incontrôlable à ces objets. L'important, poursuivait-il, est de « définir ce qui se passe pour pouvoir le traiter : que signifie le terme « addiction », et quand est-ce une manière utile de décrire nos passions et nos besoins ? Nous ne nous considérons pas « accrocs » à nos voitures, à nos télévisions, à nos réfrigérateurs… L'attachement à l'Internet est-il fondamentalement différent ? ». M. Frances observait encore que la définition donnée à l'« addiction » à l'Internet est très proche de celle que l'on applique à la toxicomanie, qui se caractérise par trois éléments : le besoin d'une consommation croissante ; le fait de se sentir excessivement mal quand on essaye de mettre un terme à celle-ci ; la consommation compulsive, presque sans plaisir et même si les conséquences en sont désastreuses sur les plans sanitaire, sanitaire, professionnel, personnel, financier et légal.

Sommes-nous esclaves de l'Internet ? Il faut distinguer le langage que nous utilisons tous les jours et la définition médicale.

Le DSM évoque les addictions comportementales, traite des jeux d'argent, des paris, et l'Internet est un candidat à la réflexion. Mais, avec les données recueillies à ce jour, les spécialistes ont été plutôt prudents et ils attendent de voir l'évolution et d'avoir plus de données.

Nos intérêts passionnés sont à risque pour certains : ils modifient nos comportements et peuvent nous isoler. Nous avons énormément d'exemples aujourd'hui, qu'il s'agisse de l'Internet et des réseaux sociaux ou de pratiques qui n'ont rien à voir avec cela. Il faut néanmoins rester très prudent et s'interroger sur les conséquences de ces comportements et, pour commencer, se poser la question de la pertinence qu'il y a à continuer de séparer comportements « réels » et comportements « virtuels », qui ne le sont plus du tout dès lors que les machines font partie de notre quotidien et induisent la mobilité et l'hyper-connectivité. Les chiffres sont ahurissants : plus de 340 millions de tweets sont échangés chaque jour ; il existe plus d'un milliard de comptes Facebook et 6 millions de vues par minute ; YouTube, présent sur plus de 350 millions de machines, propose 4 milliards d'heures de vidéo vues chaque mois pour un total d'un trillion d'heures visionnées en 2011. C'est un doux euphémisme de dire que nous avons une forte tendance à partager des informations… Pour beaucoup d'entre nous, c'est une pratique quotidienne.

La question est alors de savoir ce qui nous motive. Le plaisir, si l'on en croit une étude de Diana Tamir et Jason Mitchell, de l'Université de Harvard, publiée dans les Actes de l'Académie des sciences des États-Unis en mai 2012. L'étude a utilisé l'imagerie par résonance fonctionnelle magnétique, technique qui permet d'observer l'activité du cerveau et de voir si elle augmente de manière significative pendant certaines pratiques. Il est apparu que lorsque les individus étudiés échangent des informations personnelles, l'activité du système dopaminergique mésolimbique – l'aire tegmentale ventrale et le noyau accumbens, autrement dit « le circuit de la récompense » – augmente de manière significative.

La série de cinq expériences réalisées montre que des gens préfèrent renoncer à une récompense sonnante et trébuchante pour pouvoir continuer à partager ces informations. C'est donc quelque chose d'extrêmement fort, qui s'accompagne de certains biais comportementaux, notamment une illusion de contrôle, d'immunité et d'impunité. Le fait que l'on ne se rende pas compte qu'en partageant des informations avec ce que l'on croit être quelques amis, on y donne en réalité accès au monde entier, qu'il s'agisse de nos « amis » ou de marques, d'institutions… à qui par le simple fait d'« aimer » et de partager, nous donnons un droit légal, très souvent, à l'utilisation de ces informations. Dès lors, des informations sensibles peuvent être partagées sans que les gens en soient conscients. On parle beaucoup de big data sans savoir réellement ce que cela implique, car il est très difficile d'évaluer les conséquences de ces nouvelles pratiques et de ces nouvelles collectes de données. Très peu d'études ont été rigoureusement menées à très grande échelle donnant des indications sur l'influence de ces réseaux.

Cependant, la revue Nature a publié en 2012 une étude réalisée par des scientifiques travaillant pour Facebook et portant sur 61 millions de personnes. L'étude a été menée pendant les élections au Congrès américain en 2010. À partir des envois sur le « fil d'information » de Facebook des incitations à aller voter, elle a montré l'influence qu'ont les personnes les unes sur les autres via les réseaux sociaux. On peut à cet égard s'interroger sur d'autres utilisations qui peuvent être faites de ce que l'on appelle l'influence des pairs, les nouvelles normes sociales transmises et diffusées par les réseaux sociaux.

Enfin, de nouveaux comportements bien réels émergent, qui sont rendus possibles par l'hyper-connectivité, la vitesse de transformation de l'information. On l'a vu avec les « printemps arabes », le mouvement des Indignés ou encore Occupy : se sont développées des révolutions sans chefs, une agrégation d'individus qui partagent des informations, l'émergence des « consciences virtuelles collectives » qui permettent à certains messages d'être portés. Mais comment ces mouvements se perpétueront-ils ? Un an ou dix-huit mois plus tard, on voit toutes leurs limites : certaines des idées ne sont plus coordonnées et l'on se rend compte de la limite de ces nouveaux comportements que, pour l'instant, on n'étudie pas encore assez.

On notera que, dans son Global Risk Report pour 2013, le Forum économique mondial a classé les « cyber-incendies sauvages » comme un risque majeur, qui peut avoir un impact sur la vie économique et sociale. On donnera pour exemple les rumeurs relatives à une banque française qui, s'étant propagées sur Twitter et d'autres réseaux sociaux, ont fait plonger l'action pendant plusieurs heures.

Il faut prendre en compte l'ensemble des risques mais aussi des bénéfices – le fait que certains consommateurs ne soient plus isolés et que l'on crée des tactiques grossières de marketing. J'observe que ce sont souvent les spécialistes du numérique qui sont interrogés sur ces questions. Il est nécessaire – et je remercie l'Office d'envoyer ce message fort aujourd'hui – d'inclure dans vos travaux des spécialistes du comportement humain et des médecins. Il y a notamment énormément à apprendre de ce que l'on sait du fonctionnement du cerveau pour comprendre pourquoi les gens partagent des informations et pourquoi ils ont ce sentiment d'impunité et d'immunité. Les « comportements numériques » doivent être étudiés et enseignés dans les cursus des spécialistes du comportement humain et de la médecine, en coordination avec les spécialistes de la sécurité et des nouvelles technologies.

Je renouvelle mes remerciements à l'OPECST pour l'invitation qui m'a été faite et pour la considération ainsi témoignée à l'aspect comportemental, psychologique et neuroscientifique, très important dans ce qui est aujourd'hui une des questions primordiales du fonctionnement quotidien de notre société.

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