Intervention de Marc Valleur

Réunion du 21 février 2013 à 14h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Marc Valleur, médecin-chef à l'hôpital Marmottan :

Le scientifique qu'est Olivier Oullier et le clinicien que je suis envisageons le phénomène avec un regard différent, mais nous sommes d'accord sur l'essentiel. Si c'est de l'addiction aux jeux en réseaux sur l'Internet que l'on parle – une des formes d'addiction dont nous avons à connaître au centre Marmottan –, la prévalence de cette pathologie est infime. Parce que le consensus ne se faisait pas sur la définition de ce que serait une « cyberaddiction », nous avons constitué un réseau pour partager des cas cliniques avec des confrères suisses, belges et québécois ; sur une période de deux ou trois ans, nous sommes arrivés, ensemble, à identifier quelques centaines de cas. On voudra bien convenir que, rapporté aux millions de joueurs en réseau sur l'Internet, on est loin d'un raz-de-marée. Mais ce constat appelle d'autres questions : pourquoi un phénomène aussi mineur en nombre a-t-il une telle résonance médiatique mondiale ? Pourquoi est-ce sous l'angle de l'addiction que, très souvent, la question des jeux en réseau et d'Internet est abordée ?

Je tiens à souligner, plus nettement encore que ne l'a fait Olivier Oullier, que dépendance n'est pas addiction. Nous sommes tous dépendants de l'Internet comme nous l'avons été et le sommes de l'électricité, et comme l'humanité l'a été d'autres techniques auparavant. La dépendance peut être un phénomène tout à fait normal.

D'autre part, de faux consensus se forment autour du mot « addiction » car il a plusieurs significations. L'addiction clinique, celle dont on s'occupe quand, comme moi, on travaille depuis quarante ans avec des toxicomanes, des héroïnomanes, des cocaïnomanes, des joueurs d'argent, c'est le fait pour une personne de vouloir réduire ou cesser une conduite sans y parvenir, la perte de la liberté de s'abstenir.

En santé publique, l'addiction a un autre sens : c'est l'ensemble des dommages causés à la société par une conduite ou une consommation. Ainsi, l'immense majorité des quelque 40 000 morts dus chaque année à l'alcool en France n'a pas pour cause l'alcoolisme mais des accidents de la route, des violences ou des bagarres dont les auteurs ne sont pas alcoolo-dépendants.

La troisième acception du terme, c'est l'addiction au sens d'objet de l'addictologie. Pierre Fouquet, fondateur de l'alcoologie en France, définissait l'alcoolisme comme « la perte de la liberté de s'abstenir d'alcool » mais l'alcoologie comme l'étude de l'ensemble des relations entre les êtres humains et l'alcool, leurs aspects positifs pour l'individu et pour la société compris.

Autant dire que, contrairement à ce que l'on pense, on ne parle pas toujours de la même chose quand on parle d'addiction.

Quelle est la réalité clinique ? Les personnes que nous recevons à l'hôpital Marmottan viennent volontairement demander de l'aide pour cesser une conduite. Certains joueurs en réseau sur l'Internet se sont dirigés vers notre service après avoir appris qu'y était organisée une consultation « jeux », ignorant que par « jeux » il fallait entendre jeux d'argent ou de hasard, la consultation étant destinée à aider des gens qui se ruinent aux machines à sous par exemple. Si nous accueillons moins d'une cinquantaine de jeunes joueurs en réseau par an, nous recevons tous les jours des appels téléphoniques de parents affolés. Une inquiétude parentale considérable s'exprime donc pour une réalité clinique qui existe, certes, mais qui est, numériquement, extrêmement faible.

Ce que nous voyons se développer depuis deux ou trois ans et que nous essayons de freiner car nous n'avons pas le personnel nécessaire pour y répondre, c'est le problème des personnes qui demandent de l'aide pour arrêter de fréquenter des sites pornographiques ou de rencontres rapides. L'addiction sexuelle se répand dans la société par le biais des sites électroniques : ce qui avait commencé par être, en Amérique du Nord, une « maladie » de quelques stars ou personnalités célèbres se démocratise car l'Internet facilite l'accès à une sexualité mercantilisée. Ce qui est particulier dans notre consultation, c'est que, dans leur immense majorité, les personnes que nous recevons se masturbent devant les sites pornographiques mais ne passent pas à l'acte par le biais des sites de rencontres.

Ce ne sont évidemment pas les technologies de l'information et de la communication modernes qui ont inventé la masturbation, que Freud disait être « l'addiction primitive ». Mais ce qui caractérise cette addiction masturbatoire assistée par ordinateur, c'est que comme pour beaucoup de pratiques actuelles, il y a un court-circuit direct entre la pulsion et le passage à l'acte : c'est une masturbation sans fantasmisation. Dans l'ancien temps, la masturbation était considérée comme un péché mortel, mais les théologiens avaient établi une gradation des fautes : le péché était mortel, soit, mais néanmoins relativement véniel si l'objet du désir était le conjoint légitime ; résolument mortel si le pécheur convoitait la femme de son voisin car il commettait alors, en plus, le péché d'adultère ; affreusement mortel car sacrilège si le fantasme portait sur l'image du Christ ou de la Vierge… Mais, dans le cas de masturbation assistée par ordinateur, on ne pense plus à rien : on regarde et on agit.

Ce court-circuit direct de la pulsion au plaisir explique peut-être pourquoi l'addiction est en passe de devenir le prisme au travers duquel nous sommes tentés de regarder tous les nouveautés qui arrivent dans la société – car ce mécanisme ne concerne pas que les sites pornographiques ou de jeux en réseau mais quantité de formes de consommation.

Ainsi, les problèmes d'addiction et de surendettement liés aux jeux d'argent ont commencé en 1987 avec l'introduction des machines à sous dans les casinos. On est alors passé de la loterie nationale, jeu de rêve où l'on imaginait ce que l'on ferait quand on serait millionnaire, à des jeux de sensation pure où l'on est hypnotisé par un écran. Cette recherche de sensation brute devient le mode dominant de consommation.

Les adolescents, dont on pense – peut-être à tort, comme le souligne le rapport de l'Académie des sciences – qu'ils sont des experts ès Internet, sont en réalité traités comme des cibles par les marchands, et ils ne s'en rendent pas compte. Il faut appuyer l'idée d'une éducation aux nouveaux médias, au décryptage des images par les adolescents. Quand on leur fait observer que Facebook et Google sont au nombre des sociétés les plus riches de la planète alors qu'elles ne leur proposent que des services gratuits mais dont ils ne peuvent plus se passer, et quand on leur demande ce que peuvent bien vendre ces entreprises pour accumuler de si grandes richesses, ils se rendent compte que l'objet vendu est leur profil, et que leurs données personnelles serviront à cibler les publicités de la manière la plus précise possible ; alors, ils commencent à réfléchir. D'énormes progrès doivent être faits dans les familles et au sein de l'Éducation nationale pour enseigner aux jeunes gens les dangers, les risques et la bonne utilisation de l'Internet. Car un même objet, le jeu en réseau, peut être utilisé soit de manière enrichissante, soit de manière abrutissante, pour faire le vide et rendre son cerveau « disponible pour la publicité »…

La meilleure prévention de l'addiction au jeu en réseau, c'est le développement de la qualité des jeux. Plus ils seront intéressants et complexes, plus il faudra, pour jouer, utiliser son imagination et sa pensée, moins ils seront addictifs, car on devient en général « addict » à des conduites répétitives. Mais ce qui est facile à dire est difficile à mettre en oeuvre, et il faudrait rappeler les sociétés de production à leurs responsabilités. Certaines en sont conscientes : ainsi, le syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs a mis en oeuvre le système signalétique européen PEGI, mais ni les distributeurs ni les parents ne sont au courant ; il faudrait améliorer l'information. Vivendi, qui fabrique le jeu le plus addictif qui soit, travaille aussi sur ces questions. Il reste à interpeller Facebook et Google sur leur responsabilité sociétale.

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