Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 27 mars 2013 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, président :

Le Parlement, et singulièrement notre Assemblée suit depuis son origine avec une vigilante bienveillance la question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Cela a débuté dès le débat préalable à la révision constitutionnelle de 2008. Notre Assemblée a ensuite joué son rôle de constituant d'une manière particulièrement constructive. C'est au Parlement que l'on doit notamment l'extension du champ du contrôle à l'ensemble de notre législation et non seulement aux lois promulguées postérieurement à 1958 comme le prévoyait initialement le projet de loi constitutionnelle, l'ajout de l'épithète « prioritaire » et surtout le renforcement de la priorité donnée à la QPC par rapport aux griefs d'inconventionnalité, la mention selon laquelle le premier juge saisi d'une QPC est tenu de se prononcer « sans délai ».

Le Parlement a ensuite manifesté son intérêt lorsque, en tant que législateur organique, il a examiné le projet de loi qui est devenue la loi organique du 10 décembre 2009.

Depuis, il développe une « protection attentive et active » de ce dispositif, pour reprendre l'expression de Guy Carcassonne. Les témoignages de cette attention sont multiples : dès octobre 2010, la commission des Lois a publié un rapport d'information sur la QPC présenté par mon prédécesseur, Jean-Luc Warsmann ; en janvier 2011, dans le cadre du débat sur le Défenseur des droits, notre collègue Pierre Morel-A-L'Huissier avait proposé un amendement, finalement retiré, visant à instaurer une procédure de « nouvelle délibération » par le Conseil d'État ou la Cour de cassation, en cas de refus de transmission d'une QPC au Conseil constitutionnel ; notre collègue Marie-Jo Zimmermann a déposé en avril 2011 une proposition de loi tendant à supprimer l'examen du caractère sérieux de la QPC par les juridictions suprêmes ; enfin, j'ai l'honneur de vous présenter ce rapport, qui vise à dresser un bilan des trois années de mise en oeuvre de cette procédure qui a donc vu le jour le 1er mars 2010.

Je voudrais d'abord exprimer un regret : celui que nous soyons restés dans l'incapacité d'avoir une vue précise du fonctionnement de la QPC devant l'ensemble des juridictions, et notamment devant les juridictions judiciaires du fond.

Nous disposons de beaucoup de chiffres qui nous aident à bâtir une appréciation. Beaucoup a été écrit sur la QPC (441 articles publiés dans des revues juridiques, 12 ouvrages spécifiquement dédiés à la QPC) ; au 31 décembre 2012, 616 décisions avaient été rendues par le Conseil d'État sur des QPC, dont 400 directement soulevées devant lui et 216 transmises par une juridiction inférieure ; au 31 octobre 2012, 1 208 décisions avaient été rendues par la Cour de Cassation, dont 663 sur des QPC directement soulevées lors d'un pourvoi et 545 transmises par une juridiction inférieure ; au cours des trois premières années d'existence de la procédure, 255 décisions ont été rendues par le Conseil Constitutionnel, qui se sont traduites par un taux d'abrogation des dispositions législatives contestées de 27 %.

Mais pour autant il faut regretter une très importante zone d'ombre : nous ne savons rien ou presque sur la pratique des juridictions judiciaires du fond. En dépit de mes demandes, je n'ai pas eu d'informations sur les conditions de fonctionnement du double filtre devant elles, alors même qu'il leur est souvent reproché d'appliquer les critères de manière plus restrictive que les juridictions administratives ; je n'ai pas non plus obtenu les données demandées sur le délai moyen de traitement des QPC devant le juge judiciaire du fond, alors que l'on peut déduire des différentes informations que j'ai reçues qu'il s'établit à environ soixante jours devant les juridictions administratives.

J'avais pourtant adressé un questionnaire à plusieurs tribunaux judiciaires et cours d'appel par le biais du ministère de la Justice, mais je n'ai reçu aucune réponse de leur part. J'ai donc travaillé uniquement sur les données disponibles venant de la Cour de cassation mais ce n'est pas satisfaisant. C'est en effet devant les juridictions inférieures, et notamment les juridictions judiciaires que se joue le succès de la QPC ; j'aurais voulu savoir quelle était la part des motifs de non-transmission, par exemple. Une telle carence peut être en partie imputée à la charge de travail qu'elles doivent déjà assumer avec des moyens insuffisants. Mais j'y ajoute aussi, sans aucune volonté de stigmatisation, une certaine inertie de la part des services du ministère de la Justice, que je ne peux que déplorer. Il est difficilement acceptable que la mission d'évaluation d'une politique publique, mission que l'article 24 de la Constitution assigne au Parlement, se voit opposer un tel silence. J'ai finalement reçu, il y a deux jours, des éléments fournis par le ministère, mais ils sont partiels et ne correspondent pas à ma demande, qui visait à recueillir des informations directement auprès de juridictions exerçant le premier filtrage des QPC.

Sur le fond, je peux en revanche exprimer une satisfaction : le mécanisme fonctionne de façon convenable. Le succès est d'abord statistique puisque le Conseil constitutionnel avait rendu 255 décisions sur des QPC au 1er mars 2013, soit l'équivalent de près de 39 % de l'ensemble des décisions rendues depuis 1959 dans le cadre du contrôle de constitutionnalité a priori.

Le succès est ensuite thématique, sur la forme comme sur le fond : sur la forme, d'abord, puisque tous les types de normes ont été touchés, qu'il s'agisse de lois antérieures ou postérieures à 1958, de lois du pays de la Nouvelle Calédonie ou de dispositions ayant fait l'objet ou non d'un contrôle a priori ; mais aussi sur le fond, puisque un très grand nombre de domaines juridiques ont été concernés. Les domaines qui ont suscité le plus d'abrogations sont le droit pénal et la procédure pénale, le droit processuel, le droit de l'environnement – de plus en plus souvent objet de QPC –, le droit fiscal et la santé publique.

Je note d'ailleurs que le Conseil a accepté d'être saisi d'une QPC alors qu'il statuait en tant que juge électoral, ce que n'avait pas expressément prévu le législateur organique, sans pour autant l'exclure.

Le succès s'observe tout autant dans le respect des conditions posées par la loi.

Les délais moyens d'examen apparaissent ainsi globalement conformes aux souhaits du législateur. L'absence de données exhaustives entrave le constat mais le fait est que la durée apparaît tout à fait raisonnable.

Les filtres remplissent aussi leur rôle ; alors qu'ils avaient suscité beaucoup de craintes, il s'avère qu'ils servent non pas de bouchons, mais bien plus d'entonnoir et jamais de verrous. On peut voir dans la relative rareté des contestations des décisions de non-renvoi à la juridiction suprême un signe du bon fonctionnement du filtre de premier niveau.

Le succès se traduit encore par la variété des auteurs des QPC qui sont des personnes physiques – les deux tiers des requérants – mais aussi des entreprises, des associations – France nature environnement a soulevé onze QPC dont huit ont été transmises au Conseil constitutionnel – et des collectivités locales. Je rappelle que, sans être requérants, des tiers justifiant d'un intérêt spécial pour une QPC peuvent également participer à la procédure devant le Conseil constitutionnel, par la voie de l'intervention.

Le succès est enfin visible dans les résultats obtenus sur le plan juridique.

Une QPC a fourni l'occasion au Conseil de dégager un nouveau « principe fondamental reconnu par les lois de la République » au sens du préambule de la Constitution de 1946. Ce fut ainsi le cas en 2011 du particularisme du droit local en Alsace-Moselle.

Le Conseil a aussi utilisé la palette de toutes les solutions qui étaient à sa disposition : déclarations de conformité, de conformité sous réserve, d'abrogation totale ou partielle, avec ou sans effet différé, décisions de non-lieu à statuer.

Ce succès est à mettre au crédit à la fois du législateur, qui a prévu une procédure simple et rapide, du Conseil constitutionnel, et de son Président, qui a fait assaut de pédagogie en allant présenter la nouvelle procédure devant les juridictions et les barreaux, du Conseil d'État qui a mis à disposition un vade mecum très apprécié par les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel, de la Cour de Cassation qui a institué un bureau du droit constitutionnel chargé d'assister les juges notamment des juridictions inférieures, de l'École nationale de la magistrature, qui a organisé de nombreuses formations déconcentrées, du Conseil national des barreaux qui a créé, dès 2009, un module de formation dispensé dans les écoles d'avocats, et de la doctrine qui a beaucoup commenté, analysé et ainsi vulgarisé la procédure.

J'en viens à une constatation : aucune des modifications suggérées par les uns ou les autres ne s'impose. Des propositions sont faites, certes, mais elles restent marginales ou parcellaires. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne l'éventuelle fixation d'un délai dans lequel le juge du premier niveau devrait se prononcer sur le renvoi d'une QPC : tant que les données chiffrées ne démontrent pas cette impérieuse nécessité – qui pourrait d'ailleurs poser plus de problèmes qu'elle n'en résoudrait –, un rappel de l'impératif de diligence émanant de la Chancellerie et du Conseil d'État adressé respectivement aux juridictions relevant de la Cour de Cassation et aux tribunaux administratifs devrait suffire à résoudre l'essentiel des problèmes soulevés.

Pour ma part, je me contente de quatre observations.

Je suis d'abord assez sensible à l'idée que les auteurs des QPC devraient, sous peine d'irrecevabilité, préciser les griefs d'inconstitutionnalités invoqués. Cela serait de nature à obliger ces auteurs de QPC à réfléchir de manière précise au droit ou principe qui leur semble violé par une disposition législative.

Je suis mesuré sur l'usage que le Conseil peut faire de ses « réserves d'interprétation ». Si leur usage est utile, il doit rester raisonnable. Ces réserves doivent rester d'une portée acceptable pour le législateur et être suffisamment claires et opérationnelles pour que le juge puisse les mettre en oeuvre sans difficultés. Il ne faudrait pas qu'elles puissent s'apparenter à une forme de réécriture de la loi par le Conseil. Ces observations valent évidemment aussi quand les réserves conditionnent la déclaration de constitutionnalité d'une loi soumise au contrôle a priori du Conseil, et pas seulement en matière de QPC.

Je ne comprends pas que les frais de justice induits par la procédure de la QPC ne soient pas pris en charge par l'État lorsque le Conseil a prononcé une décision de non-conformité dont l'auteur de la question ne peut se prévaloir. Il faudrait y remédier.

Je suis favorable à ce que la question des effets dans le temps d'une éventuelle décision de non-conformité fasse l'objet d'un débat contradictoire dès l'échange des mémoires entre les parties, et, en tout état de cause, à la fin de l'audience devant le Conseil constitutionnel.

Je voudrais aussi vous faire part d'une réflexion relative à la manière dont la QPC influe directement sur les travaux du Parlement.

Nous sommes conduits assez fréquemment à intervenir à la suite d'abrogations prononcées, qu'elles soient à effet immédiat, comme ce fut le cas pour la définition du délit de harcèlement sexuel, ou à effet différé, comme dans celui des dispositions relatives à la garde à vue. La moitié des décisions de non-conformité totale ou partielle a donné lieu à une modulation de leurs effets dans le temps.

Ensuite, dans l'écriture de la loi, la QPC nous oblige, encore davantage que par le passé, à prendre en compte la contrainte constitutionnelle. Une majorité ne peut plus prendre de risque sur la constitutionnalité même si le texte adopté est le produit d'un consensus. La constitutionnalité est ainsi devenue une véritable exigence.

De surcroît, le Conseil constitutionnel n'hésite pas, pour fonder certaines de ses décisions à rechercher quelle a été l'intention du législateur, ce qui donne une importance nouvelle à nos travaux préalables à l'adoption de la loi.

Je conclurai en formulant une suggestion : il me semble qu'il est temps de modifier la composition du Conseil constitutionnel pour tenir compte de son nouveau rôle.

La QPC est un progrès pour l'État de droit. La justice constitutionnelle française, qui se singularisait jusqu'alors par un contentieux déclenché à la seule initiative d'autorités politiques, est devenue l'affaire des justiciables. Cela réinvestit le Conseil dans son rôle de protection des droits et libertés.

À l'origine conçu comme un « canon braqué contre le parlement », c'est-à-dire comme un simple régulateur de l'activité des pouvoirs publics, le Conseil s'est mué en organe protecteur des droits fondamentaux avec sa décision de 1971 sur la liberté d'association.

Ensuite, dans les années 2000, sa jurisprudence a traduit son attention de plus en plus vigilante sur les questions de procédure, le Conseil devenant le gardien de la « qualité de la loi ». Une telle orientation pouvait inquiéter tous ceux – j'en étais – qui estimaient qu'en se focalisant à l'excès sur les conditions du travail législatif, le Conseil se détournait de sa fonction de protecteur des libertés.

Avec la QPC, le Conseil y revient, en même temps que la société fait son entrée dans ce champ puisque c'est sur saisine des justiciables eux-mêmes que peuvent être sanctionnées des lois pouvant porter atteinte aux libertés. Ainsi la QPC est une puissante source de légitimation pour le Conseil.

Le moment est venu de faire du Conseil une Cour constitutionnelle, poussant ainsi à son terme le mouvement de juridictionnalisation.

Je verse donc quatre idées à ce débat, qui se prolongera très prochainement à l'occasion de l'examen des projets de loi constitutionnelle.

J'estime qu'il faudrait que la composition du Conseil passe de neuf à douze membres. Alors que son activité s'est fortement accrue, et qu'il ne faut pas s'attendre à un effondrement du nombre des QPC, les déports et les garanties d'impartialité risquent de finir par être incompatibles avec la règle du quorum – il faut sept membres pour qu'une décision soit prise.

Il me semble nécessaire de prévoir une qualification juridique pour devenir membre de la Cour constitutionnelle. Il pourrait être exigé que les membres soient choisis parmi des personnes qui se « distinguent par leur connaissance du droit ». Sans empêcher la nomination de personnalités politiques, cette condition minimale conforterait la crédibilité et la compétence de l'institution.

Je suis favorable à ce que les propositions de nomination aient à obtenir une majorité positive des trois cinquièmes dans les commissions parlementaires pour être validées, ce qui imposerait un accord plus large et mettrait fin aux polémiques sur le caractère partisan de certaines nominations.

Enfin, il faudrait prévoir l'inéligibilité des membres du Conseil à toute fonction élective alors que le droit actuel se contente d'une incompatibilité.

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