Intervention de Jean-Yves le Gall

Réunion du 27 mars 2013 à 16h30
Commission des affaires économiques

Jean-Yves le Gall :

Je répondrai à ces questions dans l'ordre où elles m'ont été posées.

Il faut se garder de toute naïveté, monsieur Borgel. Si l'on met à part le cas de l'Iran et de la Corée du Nord, il existe aujourd'hui six puissances qui ont la capacité de lancer des satellites : les États-Unis, l'Europe et le Japon, où le coût de la main-d'oeuvre est élevé, et la Russie, la Chine et l'Inde, où il est bas. Or, dans toutes sauf l'Europe, l'activité spatiale est regardée comme une question hautement stratégique : d'où les budgets que lui consacrent les États-Unis ou encore l'habitude qu'a prise le président Poutine de saluer en personne chaque lancement effectué par la Fédération de Russie. La politique est la même en Inde et en Chine. Les Chinois, par exemple, vous expliquent que lorsqu'un de leurs taïkonautes débarquera sur la Lune, d'ici à la fin de la décennie, tous ceux qui seront nés après 1969 – et ce sera alors la majorité de la population – seront convaincus que l'homme y fera ses premiers pas. Et ce sera un Chinois !

En Europe, la France – et c'est probablement lié à l'existence du CNES – est le seul pays à avoir une politique spatiale. On peut, sans être désobligeant, observer que nos partenaires se préoccupent surtout de retour industriel, de rentabilité. Or, aujourd'hui, si l'on veut être présent dans ce secteur, la stratégie doit passer avant la rentabilité. Certes, nous avons su développer une industrie du meilleur niveau avec Ariane et avec nos satellites, et cela nous a valu de grands succès commerciaux. Mais cela ne peut se faire de son propre mouvement, et nous ne pouvons faire comme si tous les autres pays ne soutenaient pas massivement leur industrie spatiale, dans une finalité clairement stratégique. Sans l'aide de la puissance publique, il nous serait très difficile de tenir la dragée haute à nos concurrents.

Les performances d'Ariane 5 sont remarquables – 54 succès d'affilée depuis le dernier échec de décembre 2002. Elle était très bien adaptée aux enjeux du moment. Cela explique d'ailleurs qu'en tant que président d'Arianespace, j'ai pu signer plus de la moitié des contrats conclus chaque année sur le marché commercial. Néanmoins, ce lanceur coûte très cher aux contribuables européens, parce qu'il n'est plus aussi compétitif que naguère – et il le sera de moins en moins : comment résister à la concurrence des pays à bas coût de main-d'oeuvre, comme la Chine ou la Russie qui paient leurs ingénieurs cinq à dix fois moins que les Européens ? Comment tenir tête à certaines sociétés qui, comme l'américaine SpaceX, promeuvent une approche totalement novatrice ? C'est donc à raison que le président d'Escatha a lancé le projet Ariane 6.

Ariane 5, développée il y a vingt-cinq ou trente ans, a été conçue pour être un formidable moteur de développement technologique pour l'Europe spatiale. Ariane 6 a vocation à être plus « adaptée ». Cela étant, la réunion ministérielle de Naples, qui l'a portée sur les fonts baptismaux, a aussi décidé de poursuivre les développements sur Ariane 5 – ce que l'on appelle le programme Ariane 5-ME adapté. Pendant deux ans, nous continuerons donc à travailler sur Ariane 5 tout en commençant de travailler sur Ariane 6 – avec une communité maximale, pour minimiser la dépense. Nous verrons, à la fin de 2014, quelles décisions prendre en nous fondant sur trois éléments. D'abord, sur les études qui auront notamment permis d'affiner l'évaluation des coûts – celui du projet Ariane 6 étant estimé en première analyse à 3 milliards d'euros. Ensuite, sur l'évolution du marché et des besoins. Aujourd'hui, la demande se porte de plus en plus sur le lancement de petits satellites, ce dont l'offre de propulsion doit tenir compte. Le dernier critère sera financier : il faudra faire avec les budgets disponibles.

Il y a bien articulation, et même synergie, entre le spatial de défense et le spatial civil, ce à tous les niveaux, monsieur Borgel. Un lanceur civil n'est jamais qu'un missile balistique, et inversement. Un satellite de télécommunications ou d'observation est le même, qu'il soit militaire ou civil. Comme nous sommes compétents en France pour la production des uns comme des autres, le civil bénéficie des avancées réalisées dans le domaine de la défense, où il faut toujours être à la pointe de la technologie, cependant que la défense bénéficie du volume critique permis par l'activité civile.

La question que vous avez posée sur les débris spatiaux est tout à fait d'actualité. Pour notre part, nous avons maintenant ce que nous appelons des « lanceurs propres » : à chaque lancement d'Ariane, nous nous assurons qu'aucun débris ne reste en orbite. Ensuite, conformément à la loi sur les opérations spatiales, les différents étages d'Ariane 5 et d'Ariane 6 seront « désorbités » afin de réduire le plus possible les débris. Je dois dire que toutes les puissances spatiales – la Chine notamment – ne font pas preuve de la même discipline que nous... Cependant, un travail important a été engagé pour les convaincre d'adopter la même politique, en particulier dans le cadre du comité ad hoc des Nations unies, le Comité des utilisations pacifiques de l'espace extra-atmosphérique (COPUOS, Commitee on the Peaceful Uses of Outer Space)

La communication est en effet un enjeu d'importance. Deux milliards d'euros ne sont pas une petite somme et il faut tout faire pour que nos citoyens prennent conscience de l'effort consenti par les États, et surtout du bénéfice qu'ils en retirent. Il y a quelques années, certains avaient imaginé une journée sans satellites, pour que chacun mesure cet apport. Or c'est impossible parce que, sans satellites, tout s'arrête : plus de météo, plus de télécommunications... Un président des États-Unis, auquel on avait proposé d'investir des milliards de dollars pour renouveler le satellite de météorologie spatiale, l'ignorait sans doute : il avait répondu qu'il n'était nul besoin de satellites pour faire de la météorologie ! Pourtant, ils permettent les observations en temps réel aussi bien que la construction de modèles d'évolution du climat, de sorte que nous disposons aujourd'hui de prévisions à huit ou neuf jours contre deux à trois jours seulement il y a quelques années. Mais tout cela est tellement banalisé qu'on n'y prend plus garde. Il faut donc faire en sorte que le citoyen n'oublie pas le rôle des satellites.

Monsieur Tetart, si les responsables français, qu'ils soient politiques, administratifs ou industriels, sont convaincus de l'intérêt d'une politique spatiale, il est vrai que nos amis allemands sont parfois sensibles au chant des sirènes de la rentabilité. Ils ont tendance à penser qu'un lanceur n'est qu'une commodity, un service qu'on peut au besoin se procurer hors d'Europe. Je leur rappelle donc souvent la genèse du programme Ariane : en 1973, lorsque la France et l'Allemagne, ayant développé ensemble le satellite Symphonie, ont sollicité les Américains pour le lancer, ceux-ci ont répondu qu'ils ne s'en chargeraient que si la finalité était l'expérimentation, sans aucune préoccupation commerciale. Les deux pays ont alors compris que, sans lanceur, il n'y avait pas de politique spatiale. Il ne faudrait pas l'oublier.

Nous avons absolument besoin des Allemands, qui ont fourni à Naples 2,3 milliards sur les 10 promis à l'ESA, mais, dans les mois qui viennent, et dans la perspective de la conférence de 2014, il faudra leur rappeler la nécessité d'une politique spatiale autonome, et leur rappeler qu'elle a un coût.

Le Centre spatial guyanais est pour moi l'actif le plus important de la politique spatiale européenne. D'abord, la Guyane, c'est la France. Ensuite, la plupart des clients d'Arianespace considèrent que c'est le meilleur emplacement du monde, offrant de surcroît un accueil d'une qualité remarquable. Enfin, nous y investissons depuis quarante ans. Pour avoir visité la quasi-totalité des centres spatiaux du monde, je peux vous dire que le CSG est de très loin le mieux équipé et le meilleur. Il faut préserver cet atout.

Je considère que les coopérations avec les pays émergents, notamment avec le Brésil et avec la Chine, constituent un axe fort de la politique spatiale. Pour moi, le CNES doit être l'un des outils de cette diplomatie économique dont parle souvent le ministre des affaires étrangères. Nous avons là une très belle vitrine : il faut l'utiliser pour nouer partout des contacts en vue de ces coopérations, et celles-ci, qui ne sont d'ailleurs pas très dispendieuses, permettront ensuite la signature de contrats.

Les exemples de cela ne manquent pas. Ainsi, lors d'une visite du précédent président de la République au Brésil, pas moins de treize accords de coopération avaient été conclus entre le CNES et l'Agence spatiale brésilienne. Aujourd'hui, Arianespace lance tous les satellites de télécommunication brésiliens ! Nous avons également noué des coopérations avec l'Inde : récemment, ce pays a lancé les satellites Megha Tropiques et SARAL à bord desquels sont embarqués des instruments français et nous lançons, nous, tous les satellites de communication indiens. Au Japon, le CNES avait fourni l'instrument ADEOS embarqué sur les satellites ALOS : nous lançons maintenant tous les satellites japonais.

Il faut coopérer avec le plus de pays possible, parce que nous en avons un retour industriel, et un retour tangible et très net en termes d'emplois. Notre intérêt est donc de continuer dans cette voie. Notre capacité à traiter de concert les données avec ces pays me semble donc être un enjeu d'importance.

À cet égard, l'exemple du Royaume-Uni est tout à fait instructif. En 1987, lors de la conférence interministérielle de La Haye, ce pays a décidé de mettre un terme à son investissement dans le spatial. Le ministre chargé de l'industrie, M. Kenneth Clarke – devenu par la suite Sir Kenneth Clarke et Chancelier de l'Échiquier – a alors déclaré en substance : I want my money back. Il refusa donc d'investir dans Ariane 5. Par la suite, le Royaume-Uni a développé une autre politique spatiale, dans le domaine des services, puis, aujourd'hui, il fait marche arrière parce qu'il se rend compte qu'il n'est pas très avantageux d'avoir une industrie sans usines. Reste en tout cas que la coopération internationale ne saurait être négligée.

Merci, monsieur Serville, de vos propos particulièrement bienveillants. Je considère que, si nous travaillons en Guyane, nous devons aussi travailler pour la Guyane. Le spatial doit contribuer au développement de ce département. Il ne me semble pas possible, en effet, de laisser subsister, à côté du Centre spatial qui utilise les technologies les plus sophistiquées au monde, des zones largement en marge du progrès. À travers la Mission Guyane, le CNES, Arianespace et les industriels du spatial oeuvrent déjà pour ce développement, et je pense qu'il faut continuer en ce sens. Enfin, si nous avons un devoir de réussite en Guyane, nous y avons aussi un devoir de modestie : je juge tout à fait déplacé que certains des salariés du spatial affichent un train de vie flamboyant.

Madame Got, il ne faut pas se méprendre : les orientations décidées lors de la conférence de Naples, sur les recommandations du président d'Escatha, ne procèdent pas d'une logique économique qui s'imposerait aux dépens de la science. Il était très important de lancer ces études en vue d'un programme Ariane 6. Ariane 5 est un succès incontestable mais, dans cinq, six ou sept ans, nous allons nous heurter à une concurrence venant de pays émergents comme la Chine, l'Inde ou la Russie, ou de sociétés américaines particulièrement agressives comme SpaceX. Soyez toutefois rassurée : Ariane 6 permettra aussi de faire de la science. Certes, l'articulation reste à préciser mais le travail est en cours et il devrait aboutir vers la fin de l'année prochaine.

Les applications industrielles sont multiples, monsieur Blein. Aujourd'hui, partout dans le monde, les chauffeurs de taxi n'ont plus besoin de connaître par coeur le plan des rues, car ils peuvent se fier au GPS. Notre ambition doit être que, dans quelques années, Galileo fasse jeu égal avec cet instrument. Il sera d'ailleurs beaucoup plus évolué et précis : il permettra, par exemple, de savoir sur quelle voie roule notre train, ou de faire atterrir un avion. On évalue à plusieurs dizaines de milliards d'euros les retombées de ce programme, grâce, notamment, aux ventes de terminaux. Aujourd'hui, on dit que Galileo est le GPS européen. J'espère que dans cinq ou dix ans, on dira que le GPS est le Galileo américain. Si tel est le cas, notre industrie en bénéficiera.

La production de lanceurs ne peut être qu'aidée : le coût de leur développement ne peut en effet être amorti avec les seuls revenus commerciaux qu'ils procurent – aucun pays n'y parvient.

Je ne pense pas qu'on puisse parler d'Ariane 6 comme d'un lanceur low cost. Je préfère la décrire comme un lanceur mieux adapté aux enjeux économiques de la prochaine décennie.

Madame Maquet, je ne puis que vous suivre sur l'utilité d'une politique de communication en direction des régions non directement concernées par l'activité aérospatiale. Le CNES fait déjà beaucoup à cet égard. C'est ainsi, par exemple, que dans le Nord de la France, nous avons retransmis à plusieurs reprises les lancements à la Coupole. Il conviendra de poursuivre dans cette voie.

Madame Massat, l'innovation doit en effet être au service de l'emploi et de la politique industrielle.

Il existe aujourd'hui, dans le monde, de très nombreux projets pour développer le très haut débit satellitaire. EUTELSAT a lancé Ka-Sat – même si le segment sol n'est peut-être pas totalement en place – et, dans Les Échos, son directeur général justifiait cette initiative par le souci de ne pas priver d'Internet la « mamie du Cantal ». Je considère de même que chacun doit pouvoir accéder au haut débit. C'est du reste en ce sens qu'a tranché l'Australie et Arianespace a conclu très récemment un contrat avec ce pays pour le lancement de deux gros satellites pour le haut débit destinés à couvrir l'ensemble du territoire – la ministre, Mme Fleur Pellerin, nous a d'ailleurs fait l'honneur de se déplacer pour la signature de ce contrat.

De la même façon, le CNES travaille sur des projets de satellite du futur – NeoSat par exemple.

Quant à notre coopération avec la Russie en matière de lanceurs, elle avait débuté au milieu des années quatre-vingt-dix, alors que l'activité spatiale s'était effondrée dans ce pays au point qu'il ne lançait pratiquement plus de satellites. Aujourd'hui, cette activité se porte beaucoup mieux et, chaque année, le satellite Soyouz est lancé par les Russes à 22 exemplaires. Il faut donc avoir l'honnêteté de reconnaître que l'intérêt de la Fédération à coopérer avec nous est probablement moindre qu'il ne l'était il y a quelques années. Cela donne tout son intérêt à Ariane 6 qui aura vocation à lancer des satellites qui, aujourd'hui, ne peuvent l'être par Ariane 5 mais seulement par Soyouz.

Monsieur Jibrayel, je pense que l'ESA est définitivement l'agence spatiale de l'Europe. Nous n'allons pas nous payer le luxe de développer une autre agence spatiale à Bruxelles sous prétexte que nous ne serions pas d'accord avec elle. Certes, il faudra régler un problème de « recouvrement », puisque la Norvège et la Suisse sont membres de l'ESA sans appartenir à l'Union européenne cependant que quelques pays de l'Union ne sont pas encore membres de l'ESA. Mais la bonne utilisation des deniers publics doit nous conduire à éviter les doublons.

S'agissant de l'idée de préférence européenne, j'appelle depuis des années de mes voeux la conclusion d'un Buy European Act sur le modèle du Buy American Act des États-Unis. Dans ce pays, un satellite américain ne peut pas être lancé par un lanceur dont 51 % de la valeur ne serait pas ajoutée sur le territoire américain. Si nous avions eu ce Buy European Act, nous aurions sans doute eu moins de mal à imposer Ariane pour le lancement des Galileo, et j'aurais économisé beaucoup de voyages entre Paris et Bruxelles !

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