Je suis très honoré d'être entendu par votre Commission afin de vous livrer le fruit de la réflexion conduite sous ma présidence, ainsi que les propositions de réforme de l'administration centrale qui en découlent.
Mme Cécile Duflot nous a donc confié, à la fin de l'été, une mission sur l'égalité des territoires – entendue comme l'application à ces derniers de la promesse d'égalité républicaine – afin de remédier à l'inadéquation de politiques publiques qui se caractérisent par leur complexité, liée notamment à la multiplicité de leurs instruments.
Notre commission composée, dans le respect d'une stricte parité, de douze hauts fonctionnaires de l'administration centrale, de l'administration territoriale de l'État ainsi que des collectivités territoriales, a préparé sa réflexion par tout un travail de documentation et d'auditions. Nous avons ainsi entendu, outre des représentants du corps préfectoral et la plupart des délégués à l'aménagement du territoire et à l'action régionale, les représentants des principales associations d'élus, dont certains nous ont d'ailleurs remis des propositions écrites que vous pouvez trouver en annexe de notre rapport. Même si nous avions tous notre idée de ce que doit être l'action de l'État, ces auditions nous ont puissamment aidés à nous forger une doctrine.
Parallèlement étaient menés d'autres travaux susceptibles d'interagir avec les nôtres : la préparation du projet de loi de décentralisation et de réforme de l'action publique ; la réflexion conduite par Mme Yannick Moreau sur l'avenir du Centre d'analyse stratégique et sur sa transformation en commissariat général à la stratégie et à la prospective ; et, sous la direction du ministre délégué, M. François Lamy, la révision de la géographie prioritaire de la politique de la ville, question évidemment majeure pour l'organisation de l'État en matière d'aménagement du territoire. D'autre part, nous avons travaillé en relation étroite avec M. Éloi Laurent et son équipe de chercheurs, chargés également de réfléchir à l'égalité des territoires, mais selon une approche plus « intellectuelle ».
Forts de ce que nous avaient appris nos auditions et la documentation, nous avons entrepris de définir notre sujet. Nous avions en effet constaté que nos interlocuteurs, tout en manifestant un grand intérêt pour l'égalité des territoires conçue comme une concrétisation particulière de l'égalité républicaine, n'en avaient pas tous la même conception. D'autre part, beaucoup nous mettaient en garde contre le danger qu'il y aurait à confondre égalité et uniformité : ils nous invitaient à respecter la diversité des territoires, tout en gardant à l'esprit la nécessité d'assurer partout l'accès aux services essentiels. S'est alors posée à nous la question de l'étalon auquel nous pourrions recourir pour mesurer sur tous sujets l'égalité entre le plateau de Millevaches et la Seine-Saint-Denis, par exemple, ou entre La Rochelle et les quartiers nord de Marseille. Nous disposons certes d'indicateurs sectoriels qui renseignent sur les conditions d'accès aux services essentiels, mais il n'existe pas d'instruments de mesure absolue.
Au reste, il n'est pas certain qu'on puisse se contenter en la matière d'indicateurs objectifs et que tout le monde, en tous endroits et au même moment, ait besoin d'avoir accès aux mêmes choses, en dehors des services essentiels. Comme y a insisté particulièrement lors de son audition Mme Bernadette Malgorn, présidente de l'Observatoire des zones urbaines sensibles, il faut aussi prendre en considération le sentiment de bien-être ou de mal-être qu'éprouvent les populations en fonction de considérations qui s'apparentent à celles qui jouent chez l'automobiliste pris dans un embouteillage : si tout le monde est bloqué, personne ne se plaint, mais il n'en va pas de même pour celui qui a l'impression que la file voisine avance plus vite que la sienne ! Les économistes qui s'intéressent à la question de la mesure du bonheur connaissent bien ce phénomène.
Sous cette réserve, nous avons plutôt constaté une réduction des inégalités entre les régions au cours de la dernière décennie : le revenu disponible moyen par habitant a progressé dans toutes cependant que les écarts se resserraient entre la plupart d'entre elles. Ce constat doit néanmoins être tempéré. En premier lieu, le « grand Nord-Est » – Nord-Pas-de-Calais, Picardie, Champagne-Ardenne et Lorraine – est resté à l'écart de cette évolution : les cartes figurant dans le rapport montrent cette césure selon une diagonale bien connue, orientée du nord-ouest au sud-est. En second lieu, les inégalités infrarégionales se sont accrues, quels que soient les instruments de mesure, y compris au sein de petits territoires. Les cartes reproduites à la page 12 du rapport font ainsi apparaître des disparités de revenu imposé plus accentuées quand on passe de l'échelle de la région, voire de celle du département, à celle des agglomérations ou des bassins d'emploi : les inégalités territoriales changent de nature quand on change de focale. Il faut donc en tenir compte au moment de définir les politiques publiques.
À partir de ces constats, nous avons réfléchi à la façon dont devait s'organiser l'État en matière d'aménagement du territoire.
Nous avons été frappés par l'existence, dans un État républicain de tradition jacobine, d'un large accord – y compris de la part de représentants de l'État – sur la nécessité d'une intervention de la puissance publique qui soit « à géométrie variable » : de l'avis général, les moyens, les administrations et les politiques consacrés à la réduction des inégalités territoriales ne peuvent être les mêmes partout ; il importe de concentrer les efforts là où les inégalités les rendent les plus nécessaires.
Nous avons également été incités à mettre en avant, plutôt que l'action de l'État, l'action publique, incluant en sus celle des collectivités territoriales et de l'administration de la sécurité sociale. Dans le même esprit, certains nous ont suggéré de recommander, à la suite de Laurent Davezies, une cartographie des instruments de cette action publique – ce que nous avons fait.
Les propositions de réorganisation de l'administration de l'État formulées dans le rapport reposent sur un tronc commun de treize invariants pris en compte dans les cinq scénarios ou familles de scénarios que nous avons ensuite élaborés pour la création du commissariat général à l'égalité des territoires (CGET).
Premier invariant : il faut renforcer le partenariat entre l'État et les collectivités territoriales. À cette fin, le CGET devrait être adossé, sous la forme d'un secrétariat, au futur Haut conseil des territoires prévu dans le projet de loi relatif à la décentralisation.
Deuxièmement, les politiques en faveur de l'égalité des territoires doivent prendre en compte l'environnement européen et mondial. Le CGET devrait être l'interface entre ces politiques et les actions de l'Union européenne ainsi que la réflexion prospective mondiale. Il faut en faire le porteur d'une vision stratégique du modèle territorial français dans les nombreux débats ouverts au niveau international sur l'avenir des territoires.
Troisièmement, ce commissariat général doit garantir le dialogue avec les autres acteurs qui concourent à la définition des politiques en faveur des territoires et, spécialement, avec les Conseils économiques, sociaux et environnementaux national et régionaux.
Quatrièmement, la création du CGET doit se faire à moyens constants pour l'État, en procédant si besoin à des redéploiements.
Cinquièmement, il convient de renforcer la capacité de prospective territoriale en s'inspirant du principal talent généralement reconnu à la DATAR : imaginer, en s'appuyant notamment sur un travail de cartographie, ce que sera la France à un horizon de vingt ou trente ans.
Sixièmement, le CGET doit proposer une méthodologie afin d'établir les diagnostics territoriaux. Il s'agit d'accompagner les territoires qui manquent de moyens pour ce faire. Les régions et une bonne moitié des départements disposent des capacités d'ingénierie nécessaires mais, pour les plus petites entités, la mutualisation de ces capacités – quand elles ne sont pas inexistantes – est insuffisante pour leur permettre d'imaginer leur avenir.
Septièmement, il faut revaloriser la fonction d'animation et de capitalisation des expériences de terrain.
Huitièmement, l'État doit conserver les moyens d'intervenir en dernier ressort. Les mêmes interlocuteurs qui plaident pour laisser la plus grande liberté aux territoires reconnaissent que ceux-ci peuvent être amenés à se tourner vers l'État en cas de difficultés.
Neuvièmement, il faut renforcer la solidarité financière entre les territoires et au moins deux de nos scénarios vont en ce sens.
Dixièmement – mais j'ai déjà évoqué ce point à propos du sixième invariant –, chaque territoire doit pouvoir disposer des capacités d'ingénierie de développement indispensables.
Onzièmement, le CGET doit assurer la cohérence entre les dispositifs de contractualisation européens et français, qu'il s'agisse de leur objet ou du calendrier de leur mise en oeuvre. L'efficacité de la dépense publique et de la politique d'aménagement du territoire nécessite donc un pilotage homogène de l'usage des fonds communautaires et des contrats nationaux.
Douzièmement, les opérateurs territoriaux de l'État ne doivent être conservés que si leur maintien apporte une plus-value incontestée à l'action publique. La commission s'est ainsi interrogée sur la pertinence de maintenir l'Agence pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (ACSé), qui, financée exclusivement par des crédits budgétaires, fonctionne aujourd'hui essentiellement comme une administration ordinaire de l'État – 95 % de ses crédits sont d'ailleurs dépensés par les préfectures. Mais le récent comité interministériel pour la modernisation de l'administration publique semble nous avoir entendus en décidant d'étudier un rapprochement entre l'ACSé et le secrétariat général du comité interministériel des villes.
Enfin, treizième invariant, le CGET doit être rattaché au Premier ministre de manière à lui conserver son indispensable caractère interministériel et transversal.
J'en viens maintenant à nos cinq scénarios, qui peuvent d'ailleurs se combiner.
Le premier, conservateur, consisterait à rénover la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (DATAR) afin de mieux garantir les « fonctions-socles » de l'égalité. Il s'agirait, pour le dire brièvement, d'adapter l'organisation et le fonctionnement de la DATAR aux enjeux actuels de l'aménagement du territoire et au nouvel état de la décentralisation. Dans ce cadre, le CGET serait chargé de l'animation, de la coordination et du pilotage des politiques de réduction des inégalités territoriales ; il jouerait en particulier un rôle actif dans la contractualisation entre État, Union européenne et territoires.
Le deuxième scénario tend à privilégier le rôle prospectif du CGET en en faisant un outil au service de l'État et des collectivités, apte à définir une vision partagée de l'avenir du territoire national. Cela suppose de revoir fortement le rôle actuel de la DATAR en la privant de ses fonctions opérationnelles qui pourraient être transférées à la Direction générale des collectivités locales (DGCL) du ministère de l'intérieur. Dans ce scénario, le futur CGET pourrait être fusionné avec le commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP).
Selon le troisième scénario, le CGET serait l'administration du ministère de l'égalité des territoires, porteuse d'une politique unifiée qui n'oppose pas villes et campagnes ni ne traite à part les zones périurbaines. Cela n'empêcherait pas de conserver pour certaines politiques territoriales des instruments ad hoc. Cette administration regrouperait, outre les services du ministère de l'égalité des territoires et du ministère délégué à la ville, certains services du ministère de l'écologie, du développement durable et de l'énergie, voire du ministère de l'agriculture.
Le quatrième scénario, à dominante financière, propose d'instaurer, en vue d'un rééquilibrage entre les territoires, une structure de pilotage aux compétences élargies pour mieux différencier les interventions financières de l'État. Actuellement, moins d'un milliard d'euros, correspondant aux crédits de la politique de la ville et de la DATAR, sont consacrés à la politique d'égalité des territoires ; les ministères gèrent les crédits de droit commun et leurs crédits spécifiques et, surtout, la plupart des crédits territorialisés sont administrés par la DGCL qui ne dispose pas toujours de la latitude nécessaire pour agir en faveur de la péréquation, qu'elle soit verticale ou horizontale. Ce scénario consisterait donc à rapprocher la DATAR et les services de la DGCL qui gèrent les prélèvements sur recettes et les dotations de péréquation.
Le cinquième scénario est celui qui consiste à créer un secrétariat général à l'égalité des territoires, placé auprès du secrétariat général du Gouvernement à l'instar du secrétariat général pour la modernisation de l'administration publique. Ce secrétariat général aurait vocation à se prononcer, en amont des décisions publiques, sur leur compatibilité avec la politique d'égalité des territoires afin d'améliorer la cohérence de l'action publique.
Enfin, la commission a proposé un « mode d'emploi » pour mettre en oeuvre le scénario qui sera choisi : elle recommande en particulier de mener une concertation avec les élus et les personnels concernés, et de nommer un préfigurateur. Mais nous n'avons privilégié aucun scénario, car il nous a paru plus sage de laisser ce choix à la délibération publique et interministérielle.