Intervention de Jean Baechler

Réunion du 28 février 2013 à 8h30
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Jean Baechler, président de l'Académie de sciences morales et politiques :

Il m'a été demandé de répondre à une question que j'ai comprise dans les termes suivants : comment faire participer des populations d'opinions et de compétences diverses à une prise de décision qui réponde le mieux au bien commun de tous ? Pour essayer de répondre à cette question, je partirai d'une expérience mentale triviale et même puérile: soit deux plus deux égale quatre. Il se trouve que certains se persuadent qu'en fait non, cela fait cinq. Que doit-il se passer ? La réponse est : rien. En effet la liberté d'opinion et d'expression est entière et l'on peut penser sur cette question ce que l'on veut, et le dire. Tout au plus des mathématiciens pourraient-ils s'exciter s'ils le jugent bon.

Supposons que les dissidents aient suffisamment de force de conviction pour faire douter les gens de cette formule arithmétique. Pourtant les gens aimeraient savoir ce qu'il en est, en fait. Que faut-il faire ? Le bon sens indique que les gens doivent s'adresser aux mathématiciens, qui sont censés connaître la réponse. Mais compliquons un peu l'expérience et supposons que les mathématiciens ne soient pas d'accord entre eux. Que convient-il de faire ? Si la réponse ne peut pas attendre, la seule solution rationnelle est évidemment la suivante : ignorer les opinions des non-mathématiciens puisqu'ils n'y connaissent rien, organiser des débats entre mathématiciens et se rallier aux avis dominants des mathématiciens.

Essayons de généraliser cet exemple puéril à des enjeux brûlants d'intérêt commun, tels les déchets nucléaires, les OGM, le gaz de schiste, l'énergie nucléaire, la vaccination, et ainsi de suite. Qu'est-ce qu'un enjeu brûlant ? C'est un enjeu qui a été défini comme tel par des lanceurs d'alerte, c'est-à-dire des gens qui assurent une fonction essentielle en démocratie, que j'appelle la fonction tribunicienne, qui consiste à prendre la parole au nom du peuple pour évoquer tel ou tel problème.

Comment traiter la question de ces enjeux brûlants ? Le point de départ de la réflexion est très simple : tous les citoyens sont concernés. Ces citoyens sont partagés en deux populations, l'immense majorité, ceux qui n'ont pas d'opinion mais voudraient être éclairés, et une infime minorité, ceux qui ont une opinion, et qui se partagent eux-mêmes en deux catégories : d'une part les compétents, et, d'autre part, les incompétents. Bien entendu, les uns et les autres jouissent de la liberté d'opinion et d'expression la plus complète. Au point d'arrivée, nous devrions aboutir à la situation suivante : les « sans opinions » s'adressent aux compétents pour se faire une opinion, le bon sens l'indique.

Malheureusement, deux problèmes sont soulevés, qui doivent être impérativement résolus si nous voulons avancer dans le sens de la bonne solution. Premier problème : les « sans opinion » ont des coûts de coalition prohibitifs. C'est-à-dire que les gens sont en général muets parce que tout simplement ils n'ont pas les moyens de s'exprimer sur des sujets. Et donc seuls s'expriment les incompétents. Pourquoi les compétents ne s'expriment-ils pas ? Ils ont autre chose à faire et, connaissant la réponse, ils ne sont pas particulièrement excités par la question qui est posée. Deuxième problème à résoudre : qui est compétent ?

Sur ces deux problèmes qui paraissent insurmontables, les solutions sont simples, connues et efficaces. Première solution, les « sans opinions » muets délèguent à certains d'entre eux le soin, premièrement de se faire une opinion auprès des compétents, et, deuxièmement, de rendre compte de ce qu'ils ont compris de leurs conclusions à leurs délégants. En termes classiques, les citoyens choisissent des hommes politiques pour les éclairer. Une fois que ces hommes politiques auront estimé qu'ils ont eux-mêmes été éclairés, la solution sera connue.

Pour ce qui est du choix des compétents, trois grandes étapes doivent être poursuivies successivement. D'abord, qu'est-ce qu'un compétent ? C'est un acteur ou une personne qui peut participer utilement aux discussions entre spécialistes. Ce qui implique que personne n'est plus compétent que ceux qui peuvent participer aux discussions entre spécialistes. Et donc les incompétents sont disqualifiés. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui participent aux discussions de manière efficace savent tout, et qu'ils ne peuvent pas se tromper. La conséquence est que les opinions que doivent se faire les hommes politiques de l'état des questions doivent inclure une marge d'incertitude proportionnelle à l'avancement du savoir. C'est à eux d'estimer quel est le degré d'avancement du savoir et des incertitudes. Deuxième étape, comment désigner ceux qui sont capables de participer efficacement aux discussions ? Seuls les spécialistes peuvent désigner les compétents. C'est-à-dire que la seule solution technique est un mécanisme de cooptation par des pairs, un mécanisme qui est respecté depuis des millénaires par les académies, les laboratoires, les sociétés savantes, les universités, qui toutes fonctionnent selon le principe de la cooptation des pairs par des pairs. C'est à eux, troisième étape, que les responsables politiques doivent s'adresser en respectant deux conditions impératives : il faut imposer à ces pairs des règles strictes d'indépendance, d'objectivité, d'exclusion de tout conflit d'intérêt.

Je signale qu'un certain nombre d'académies en France ont créé récemment un observatoire inter académique de l'expertise, et que cet observatoire a déjà réussi à faire adopter par plusieurs académies en France une charte de l'expertise extrêmement précise et contraignante sur ces questions. Deuxième précaution à prendre par les responsables politiques : n'accorder à aucun groupe le monopole de l'expertise de manière à toujours laisser la discussion ouverte, la controverse, la critique, s'exprimer pour faire avancer les choses.

Il reste un dernier point à résoudre : que faire des « opinionés », si le mot existe, incompétents ? C'est-à-dire des lanceurs d'alerte. Mais bien entendu les lanceurs d'alerte peuvent être compétents par ailleurs. Et dans ce cas la question ne se pose pas. Mais la plupart du temps, ils sont incompétents. Alors bien entendu, je le répète pour la troisième fois, la liberté d'opinion et d'expression doit toujours être respectée parce qu'elle est tout simplement contenue dans le concept même de citoyen. Et donc vouloir la contrôler, la limiter, c'est changer de régime politique, et l'on n'a plus affaire à des citoyens. Je pense qu'il n'en est pas question. La liberté d'opinion et d'expression ne doit pas être confondue avec la licence d'imposer son opinion par tous les moyens, et par conséquent la loi doit sanctionner les violences, ce qu'elle fait mollement d'ailleurs, mais elle doit également je pense prévoir des recours contre des insinuations calomnieuses dont sont couramment victimes les experts. Ils sont vendus, pourris etc. Il devrait y avoir me semble-t-il une instance qui se mobilise spontanément pour traduire en justice les cas les plus flagrants de calomnie. Bien entendu ceux qui en sont victimes peuvent prendre les devants et intenter un procès mais c'est extraordinairement lourd, coûteux, et personne ne le fait. Je pense qu'il devrait y avoir un organe public au ministère de la justice ou ailleurs qui en prenne la responsabilité. Donc cela ne pose guère de problème.

Il y a un problème à peu près insoluble, en tout cas non résolu pour le moment, qui est introduit par les nouveaux moyens de communication, donc par internet pour simplifier. Ces nouveaux moyens accordent une prime exorbitante aux opinions les plus extrêmes, qui ont toute chance d'être en même temps les plus incompétentes. On explique facilement pourquoi il en est ainsi. Or ces opinions les plus extrêmes peuvent faire incliner ceux qui n'ont pas d'opinion vers ceux qui ont des opinions incompétentes. Et par conséquent faire verser l'opinion publique dans un sens qui risque de ne pas être celui de l'intérêt commun. Les hommes politiques ne peuvent ignorer les sentiments qui agitent les citoyens. Alors que faire ? Là aussi les réponses sont claires et distinctes, et c'est un peu la solution qui est en train de s'esquisser en France en tout cas. Les hommes politiques et eux seuls, en tant que délégués des citoyens, peuvent prendre la responsabilité de filtrer ce qui mérite ou ne mérite pas débat. Comment peuvent-ils le faire ? D'abord ils peuvent ignorer les dérangés, les fadas, les incompétents notoires. Mais surtout ils doivent prendre l'avis d'experts. Parce qu'un homme politique n'est pas un expert. Il peut l'être par ailleurs, à titre privé si j'ose dire, mais il n'a pas à l'être. Il doit avoir des idées claires et distinctes sur l'intérêt commun et sur la manière de le réaliser. Il n'a pas à être spécialiste des questions débattues. Ce qui a été retenu par ce filtre doit être soumis à l'examen d'autres experts. Il faut qu'il y ait deux corps d'experts. L'un qui fasse le tri entre ce qui mérite d'être soumis à des experts, et ceux qui ensuite traiteront la question. En conséquence, il ne faut jamais mettre sur le même plan, dans une même enceinte, les experts et les incompétents, les experts et les lanceurs d'alerte.

Les lanceurs d'alerte, je le répète, ont une fonction indispensable en démocratie mais il ne faut pas confondre les différents acteurs, car cela entraîne la confusion et si la confusion règne, l'intérêt commun est oublié et les décisions deviennent très difficiles à prendre et même sont impossibles à prendre, et le bon sens est bafoué. Si l'on respecte très strictement ces règles du jeu, il est vain d'espérer le ralliement des excités à la raison et au bon sens. Les excités le sont et le resteront. Il faut trouver le moyen de les disqualifier. C'est un problème politique qui n'incombe pas aux experts ni aux spécialistes. Il faut trouver le moyen de les déconsidérer d'une manière ou d'une autre de façon à les réduire à peu près à l'impuissance.

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