L'occasion m'est donnée d'apporter le plus d'informations et de précisions possibles sur le partenariat qui fait l'objet de cette controverse. J'ai donné de premiers éclaircissements dans les colonnes du journal Le Monde ; je suis heureux de les compléter devant vous.
S'agissant de la numérisation du patrimoine, la France est un cas singulier en Europe. Nous l'avons en effet engagée en 1998 avec la création de Gallica, qui était au départ la bibliothèque numérique de la BnF. Pendant une dizaine d'années, la numérisation du patrimoine de la BnF s'est faite de manière très sélective, à raison de quelques milliers de titres par an. La recherche d'exhaustivité provoquée par l'apparition du moteur de recherche Google a poussé la BnF à changer d'échelle, avec l'appui du CNL. Le CNL nous accorde une subvention annuelle d'environ 6 millions d'euros. Quatre millions d'euros sont alloués à la numérisation stricto sensu et 2 millions d'euros au développement de l'infrastructure de conservation pérenne des données numériques, sujet capital – et sur lequel nous sommes pionniers en Europe –, et au perfectionnement constant de Gallica. Il s'est concrétisé récemment par l'application Gallica pour iPad ; une application Gallica pour téléphones mobiles sera disponible sous peu. Ainsi avons-nous eu la chance, unique en Europe, de numériser environ 10 millions de pages chaque année.
Cependant, la subvention du CNL est exclusivement destinée à la numérisation des livres et des revues. Or, le patrimoine de la BnF ne se limite pas au seul imprimé : il y a aussi la presse, les manuscrits, les estampes, les photographies, les monnaies et médailles, les collections sonores… Aussi ai-je lancé à partir de 2009, sur le budget propre de la BnF, la numérisation méthodique de ces collections spécialisées ; nous consacrons chaque année un million d'euros à ce programme, ce qui a permis un million de prises de vue. Gallica permet désormais la consultation de quelque 2,4 millions de documents en libre accès, ce qui est sans équivalent dans le monde. J'insiste sur ce point car on touche là au principe directeur de Gallica : la mise en libre accès universel et gratuit aux documents, dès lors qu'ils sont dans le domaine public. Les exceptions à ce principe ne peuvent être que temporaires, et justifiées par des raisons sur lesquelles je reviendrai.
Vos précédents invités seraient sans doute surpris de savoir que je suis même prêt à aller plus loin. À ce jour, les documents publiés sur Gallica sont libres de réutilisation si elle n'est pas commerciale. Le groupe de réflexion européen sur la numérisation du patrimoine culturel européen, dit « Comité des sages », se demande s'il ne faudrait pas, pour encourager la croissance, aller au-delà, et rendre ces documents libres de toute réutilisation, qu'elle soit éducative, scientifique ou commerciale. À titre personnel, je n'aurai rien contre cette liberté complète, qui concernerait la moitié environ des contenus de Gallica. Elle correspond à la philosophie qui inspire l'action de la BnF : l'ouverture la plus large possible.
Cela étant, la subvention de 6 millions d'euros allouée par le CNL et le million d'euros dégagé tant bien que mal à partir d'un budget propre, au demeurant en décroissance structurelle à l'avenir, ne permettent de traiter qu'une petite partie du fonds qui reste à numériser. Par exemple, les collections de presse, qui forment notre mémoire collective, ne peuvent être numérisées qu'au compte-gouttes : trois millions de pages seulement sont numérisées à ce jour ; ce n'est pas suffisant.
Nous avons pour cette raison envisagé le programme du grand emprunt destiné à financer les investissements d'avenir comme une opportunité supplémentaire. Vous le savez, le commissariat général à l'investissement a logé à la Caisse des dépôts un Fonds national pour la société numérique de 4,5 milliards d'euros, dont 750 millions sont potentiellement destinés à la numérisation du patrimoine et aux usages numériques innovants. Ces fonds doivent être utilisés dans le respect de la doctrine de « l'État investisseur avisé » et non sur le mode d'une subvention. La BnF devait-elle tenter de bénéficier de cette source de financement supplémentaire ? Une étude menée sous l'égide conjointe du ministère de la culture et du commissariat général à l'investissement a conclu que cela était possible, à condition de passer par une entité spécifique. Aussi BnF-Partenariats a-t-elle été créée l'année dernière, selon une démarche transparente à toutes les étapes.
Après avoir déterminé certains éléments du patrimoine que nous ne pouvions numériser avec les moyens disponibles et qui nous paraissaient avoir un attrait pour des partenaires étrangers ou français intéressés par la valorisation du patrimoine numérique, nous avons lancé un appel public à partenariat en juillet 2011, en présence du ministre de la culture de l'époque et du commissaire général à l'investissement. Cela s'est fait en tenant compte du cadre, non normatif, européen ; élu président de la Conférence des bibliothèques nationales européennes et d'Europeana, la bibliothèque numérique européenne, je n'ai aucunement le sentiment de m'être mis en porte-à-faux avec les principes énoncés par mes pairs.
Deux accords de partenariat ont été passés ; l'un porte sur les livres imprimés antérieurs à 1700, l'autre concerne les collections sonores. J'entends dire qu'il y aura des restrictions d'accès ; or, c'est l'exact qui se produira. Aujourd'hui, l'accès à la réserve est plus restrictif encore que l'accès à la bibliothèque de recherche : les incunables et les livres du XVIe siècle ne sont communiqués que sous conditions, à une poignée de lecteurs – et encore, à un seul à la fois. Pour ce qui est des collections sonores, la situation est presque pire : qui veut entendre un morceau enregistré sur un 78 tours très ancien doit en faire la demande et attendre que la BnF le numérise pour avoir accès à une version de cet enregistrement.
Les critiques ne portent jamais sur l'accord de partenariat passé avec Believe Digital et visant à numériser notre fonds sonore. Ce n'est pas un hasard : outre qu'il est inattaquable puisqu'il permettra de diffuser une collection qui est la première au monde mais qui n'est à ce jour ni exploitée ni accessible, le fait que, dans leur très grande majorité, ces oeuvres soient encore protégées par le droit d'auteur change la donne.
Pour les ouvrages de la réserve – les livres anciens –, l'accès se fera en deux temps. Dans un premier temps, ils deviendront immédiatement accessibles à 3 000 lecteurs chaque jour et non plus à un seul lecteur sous conditions. Je ne puis donc laisser dire qu'il y a une restriction d'accès. Puis, au bout de dix ans, on passera, potentiellement, à tous les lecteurs qui ont un ordinateur sur la planète.
Nous sommes très critiqués sur la prétendue opacité de ce que nous avons mis en ligne à propos de ces partenariats. Pour commencer, et contrairement à ce qui a été avancé, les contrats conclus par ProQuest à l'étranger ne sont pas librement consultables. Nous avons publié sur notre site, en sept pages, le contenu des accords ; n'y figurent pas, en effet, les clauses couvertes par le secret commercial. Nous attendons à ce sujet l'avis de la CADA, que j'ai saisie pour connaître le statut de ces contrats au regard de la loi de 1978. La CADA délibérera dans les jours qui viennent et nous suivrons ses recommandations.
Le choix fait par la BnF, encouragée par sa tutelle, de se placer dans le cadre des investissements d'avenir lui permet de compléter son programme de numérisation – je rappelle que nous mettons en ligne gratuitement chaque année plus de textes que ne peut en lire un être humain sa vie durant – par des partenariats portant sur deux niches qui ne peuvent figurer au nombre de nos programmes prioritaires de numérisation. Pour numériser les 70 000 livres anciens concernés par l'accord, il faudrait, dans les conditions actuelles, de 25 à 30 ans. On nous dit que tout citoyen français doit avoir accès à ces textes ; nous en sommes absolument d'accord, mais nous avons un retard de dix ans. Outre cela, les ouvrages dont il s'agit – essentiellement des textes théologiques des XVe et XVIe siècles – ne sont lisibles que par des chercheurs, latinistes de surcroît. Je suis certain qu'il existe un fort appétit pour cette littérature, mais c'est plutôt de la recherche qu'elle fait le bonheur.
Nous sommes accusés d'avoir été de piètres négociateurs ; nos homologues étrangers ont, nous dit-on, bien mieux discuté avec ProQuest. Je comprends mal que l'on puisse être aussi péremptoire quand, dans le même temps, on se plaint de la supposée opacité de l'accord que nous avons conclu. En réalité, nous avons défini des critères rigoureux, conformes aux conditions d'octroi des investissements d'avenir, qui supposent des projets économiquement viables ; ne le seraient-ils pas que l'accès aux ressources du Fonds national pour la société numérique nous serait refusé.
Si l'accord que nous avons conclu avec ProQuest se distingue de ceux qui ont été signés au Danemark et aux Pays-Bas en matière d'accès aux collections numérisées, c'est que nous avons joué à la fois sur les paramètres du contrat et sur les éléments d'un contexte spécifique à la France. S'agissant des paramètres, le « Comité des sages » recommandait de limiter au maximum la période d'accès privilégié consentie au partenaire privé. Les accords que passe ProQuest prévoient des périodes d'accès privilégié qui sont parfois de 15 ans, parfois de 10 ans – mais de 10 ans après la fin du programme de numérisation. Pour ce qui concerne la France, il s'agit de 10 ans glissants : les ouvrages numérisés maintenant à la BnF dans le cadre de ce partenariat seront en accès libre et gratuit en 2023. En outre, 5 % des titres numérisés dans le cadre de ce partenariat, soit 3 500 oeuvres choisies par la BnF, seront immédiatement et librement disponibles sur Gallica, ce qui n'existe pas dans les accords danois ou néerlandais.
J'en viens au contexte français. Dans le cadre du grand emprunt, des fonds sont aussi alloués au financement des licences nationales au bénéfice de l'enseignement supérieur. Or, le ministère de l'enseignement supérieur a acquis auprès de ProQuest une licence nationale pour le programme européen Early European Books dans lequel s'insère le partenariat BnF-ProQuest et qui fournira aux chercheurs du monde entier une base de données sans équivalent. Aux termes de l'accord que nous avons conclu, ProQuest s'engage à accorder une remise intégrale correspondant à la part française ; autrement dit, si la part de contenu émanant de la BnF est de 40 % dans une des collections d'Early European Books, la licence nationale ou les licences particulières en France bénéficieront d'une remise de 40 %.
Il est vrai que, pendant la période d'exclusivité, les chercheurs habitant la province devront venir consulter à la BnF les ouvrages qui leur sont utiles. Mais qui peut croire qu'un seiziémiste n'a pas déjà sa carte de lecteur de la BnF en poche et qu'il n'a pas déjà l'obligation de venir y travailler – ce qui n'est pas un châtiment ! Par ailleurs, nous avons indiqué aux bibliothèques universitaires que si une partie du corpus les intéresse particulièrement, nous pourrons les mettre en libre accès sur Gallica, dans la limite dite.
S'agissant des collections sonores, la numérisation intégrale concernera 700 000 titres ; c'est une prouesse technique dont nous pouvons être fiers. Notre partenaire principal est Believe Digital, une entreprise française associée à une société belge. Des droits seront acquittés pour les oeuvres encore protégées. La diffusion de cette collection se fera par le biais de centaines de plateformes ; des extraits des oeuvres seront disponibles sur Gallica et, par exemple, par le biais Deezer pour ceux qui en sont les utilisateurs. Le modèle choisi me paraît exemplaire : n'aurions-nous pas retenu cette solution qu'un siècle au moins aurait été nécessaire pour numériser ce fonds. Le partenariat permettra une démultiplication phénoménale de l'accès à la collection sonore.
Je reviens pour conclure sur la question de l'accès national. Dans ses recommandations, le « Comité des sages » condamnait la limitation de l'accès des bases de données numérisées à un seul pays. La BnF a précisément choisi un accès réservé à ses lecteurs pendant dix années, auquel succédera un accès universel. Préférer le modèle danois ou néerlandais aurait conduit à devoir accorder des conditions plus favorables à notre partenaire dans d'autres domaines.