Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 10 avril 2013 à 10h00
Commission des affaires économiques

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Le rapport de Mmes Corinne Erhel et Laure de La Raudière constitue une contribution utile à la réflexion, compte tenu du temps d'évaluation ex post nécessaire pour apprécier l'effet des décisions politiques autant que de celles des régulateurs. J'y ai vu plutôt un soutien aux orientations de l'Autorité de la concurrence et à celles de la régulation. D'une manière générale, il constitue une réflexion bienvenue sur la place respective du politique et des autorités indépendantes. De ce point de vue, madame Erhel, je partage votre conviction de la nécessité d'une politique publique des télécommunications. Et j'apprécie l'accent que vous mettez sur l'utilité de l'étude d'impact pour anticiper, mettre en balance le coût et les avantages de la décision publique, la professionnaliser en quelque sorte.

Vous nous avez posé, monsieur Fasquelle, d'intéressantes et stimulantes questions institutionnelles. Je rejoins M. Silicani pour souligner la richesse des relations entre l'Autorité de la concurrence et l'ARCEP. Sur la cinquantaine d'avis que nous avons rendus durant les dix dernières années, trente l'ont été en réponse à une demande de l'ARCEP. À chaque fois que nous enquêtons, que nous ouvrons un cas ou que nous entrons en phase d'examen approfondi sur des concentrations dans le secteur des télécommunications, nous sollicitons l'avis du régulateur sectoriel, afin de nourrir notre analyse de sa connaissance du secteur et de la réflexion qu'il tire des auditions qu'il mène et des observations qu'il recueille. Nos métiers sont à la fois différents et complémentaires : la loi nous impose de croiser nos regards, et ce dialogue me paraît une bonne chose. Je ne pense pas cependant qu'il faille aller jusqu'à fusionner les deux autorités : je n'y vois aucun avantage, pas même en termes d'économies budgétaires. En revanche, nos missions étant différentes, une fusion présenterait d'évidents risques de confusion des rôles. Je crains que les objectifs que vous avez, vous, législateurs, imposés au régulateur, et qui excèdent la construction de la concurrence, ne se diluent dans une telle unification.

Il est légitime, en revanche, qu'une fois le secteur devenu mature et la concurrence installée, on démantèle les instruments les plus interventionnistes de la régulation ex ante pour laisser la place au contrôle ex post des comportements qui prévaut dans tout secteur concurrentiel. Nos analyses de marché ont précisément pour objectif de vérifier si le droit commun de la concurrence suffit à réduire les obstacles à la concurrence sans intervention de l'autorité publique.

Nous sommes l'autorité de la concurrence la plus active en Europe en matière de répression d'ententes ou d'abus de position dominante, dont beaucoup concernent le secteur des télécommunications. Il faut remarquer cependant que depuis qu'en novembre 2005 nous avons lourdement sanctionné un grave cas d'entente entre opérateurs de téléphonie mobile, nous n'avons pas constaté d'autres ententes : il semble que l'amende de 534 millions d'euros que nous avons infligée aux trois opérateurs, et qui a été entièrement confirmée en appel et en cassation, a été dissuasive. En revanche, il y a toujours des abus de position dominante – vous avez rappelé la décision de décembre dernier par laquelle nous avons sanctionné une différenciation tarifaire abusive entre les appels on net et off net, pratique qui n'avait d'ailleurs déjà plus cours.

Il faut reconnaître que les opérateurs coopèrent de plus en plus avec nous pour trouver une sortie vers le haut. De nouveaux outils, notamment le partage de diagnostics et la prise d'engagements par les opérateurs, se substituent progressivement à la sanction des comportements pour favoriser un retour à une meilleure situation concurrentielle.

Je ne crois pas plus que M. Silicani qu'un regroupement d'opérateurs contribuerait à une consolidation du secteur, notamment dans la téléphonie mobile. Je n'ai jamais vu de concentration qui soit créatrice d'emplois : chaque fois qu'un marché se concentre, c'est au détriment de l'emploi, les opérateurs désirant économiser sur leurs coûts fixes. La réduction du nombre d'opérateurs à trois serait quand même un aveu d'échec de ce qui est entrepris depuis dix ans, d'autant qu'elle risquerait de préfigurer le retour à un duopole qui est loin d'être l'optimum concurrentiel : il suffit pour s'en convaincre de voir les effets du duopole américain AT & T et Verizon sur le niveau des tarifs et la qualité du service.

N'oublions pas que des tarifs de téléphonie mobile compétitifs contribuent aussi à l'attractivité de notre pays. On ne peut pas opposer de manière aussi simpliste consommateurs et entreprises : les entreprises sont aussi des consommatrices de services de téléphonie et la baisse des prix contribue à leur compétitivité. Il faut éviter de se lamenter et attendre avec sang-froid d'avoir suffisamment de recul pour mesurer les effets sur le long terme de ces évolutions. Ce n'est pas la concurrence qui tue l'emploi, même si je ne nie pas les effets virtuellement délétères d'une concurrence faussée.

Si le modèle de la concurrence par les infrastructures doit être préservé, celle-ci ne saurait être la panacée et une dose de coopération peut se révéler nécessaire. Comme nous l'avons dit dans notre avis du 11 mars, nous sommes favorables à tous les types de mutualisation d'infrastructures de téléphonie mobile dans les zones peu denses et les zones de déploiement prioritaire, qu'il s'agisse de partage des installations passives, des installations actives, voire des fréquences, sous réserve d'autorisations administratives, dès lors qu'on privilégie la création d'entreprises communes, notamment pour limiter les risques de remontées d'information vers les divisions commerciales des opérateurs. En revanche, l'Autorité de la concurrence n'a pas le pouvoir d'imposer une telle mutualisation, une obligation de cette sorte ne pouvant être prévue que dans le cadre des licences.

En ce qui concerne la question du partage de la valeur, l'Autorité de la concurrence a rendu l'année dernière une décision importante dans l'affaire qui opposait Orange à Cogent. Le contexte de cette décision est celui d'une croissance exponentielle du trafic des données sur internet. Les transitaires, opérateurs spécialisés dans l'acheminement de données, négocient avec les opérateurs de réseaux des accords de peering par lequel ils s'échangent gratuitement leur trafic, ces échanges étant censés s'équilibrer globalement. Cependant l'échange de données entre Orange et Cogent était devenu totalement déséquilibré, du fait notamment de Megaupload, qui générait un trafic de données extrêmement important. C'est pourquoi Orange avait demandé que cette asymétrie soit compensée par une rémunération.

Nous avons estimé qu'il n'était pas anticoncurrentiel que les opérateurs de réseaux soient rémunérés pour l'ouverture de capacités de peering supplémentaires destinés à absorber un déséquilibre des échanges. Nous avons en revanche demandé à France Télécom de publier clairement le contenu des accords de peering qui la lient aux transitaires, afin notamment de vérifier qu'elle traitait les demandes des transitaires extérieurs comme celles d'Open Transit, son propre transitaire. France Télécom s'est engagée à publier une sorte d'offre publique de transit qui ne soit pas discriminatoire, afin de contribuer à la transparence du marché.

Je voudrais revenir sur un point déjà évoqué par Jean-Ludovic Silicani et qui me semble important. Quand un opérateur s'engage à déployer un réseau et obtient pour cela des fréquences hertziennes, qui sont une ressource rare, il est normal que ses engagements soient étroitement surveillés et que le régulateur sectoriel mobilise tous ses moyens pour vérifier que la parole donnée est bien respectée. J'attire cependant votre attention sur le fait que le déploiement d'un réseau est devenu un véritable parcours du combattant administratif, en raison du durcissement des contraintes réglementaires. Ce durcissement traduit votre sensibilité légitime aux inquiétudes des citoyens, notamment face aux ondes électromagnétiques, mais on ne peut pas ne pas tenir compte de ce fait.

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