Intervention de Jean-Paul Bodin

Réunion du 10 avril 2013 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Jean-Paul Bodin, secrétaire général pour l'administration, SGA :

Ce dossier est, en effet, sensible, délicat et complexe. De nombreux militaires, notamment de l'armée de terre, ont de fait connu des difficultés depuis un an en raison des retards de paiement de leur solde.

La difficulté ne tient pas à la façon dont chaque armée et service ont appréhendé le raccordement au logiciel unique à vocation interarmées de la solde que constitue Louvois, mais à des questions de logiciel et d'organisation d'ensemble – on a parlé, dans les audits en cours, de difficulté sur « l'écosystème Louvois », autrement dit une série de causes réparties sur toute la chaîne de paiement des soldes.

Ce système a engendré un certain nombre de tensions, dont il faut sortir, car le sujet est grave. Ces difficultés doivent par ailleurs nous conduire à tirer des enseignements sur la conduite des réformes, notamment en vue de la prochaine loi de programmation militaire (LPM).

Je vais donc vous exposer la genèse du système, puis la crise qu'il a engendrée et les solutions qu'on peut lui apporter, et enfin les leçons que l'on peut en tirer.

Avant le projet Louvois, les fonctions soldes et ressources humaines s'ignoraient l'une l'autre. La collecte des informations se faisait au travers de formulaires papier, tandis que le décompte des soldes était effectué séparément, grâce à des applications informatiques de paye.

Ce système présentait des insuffisances. Il était d'une faible productivité : 1 500 personnes étaient employées par les trois armées et la gendarmerie dans les centres payeurs, dont plus de 870 affectées au décompte. En 2004, le coût de la chaîne soldes était estimé à 46 millions d'euros, soit un coût moyen de 10 euros par bulletin de solde, avec des variations importantes, ce coût allant de 6,70 euros dans l'armée de l'air à 13,40 euros dans l'armée de terre.

Au début des années 1990, on a pensé qu'il convenait de développer un logiciel unique pour accroître cette productivité, rationaliser les procédures, disposer d'équipements informatiques homogènes, diminuer leur coût d'entretien, mais aussi être en mesure de faciliter la prise en compte des évolutions réglementaires.

Le premier chantier engagé par les services des commissariats des armées, à partir de 1996, a été l'élaboration d'un mémento unique de la solde. Il a fallu mener un travail très important pour savoir comment traiter telle ou telle prime ou indemnité, car, quand un décret créait une indemnité, chaque armée, chaque service reprenaient ce texte dans une instruction particulière.

Les données liées aux ressources humaines devaient être prises en compte le plus près possible des administrés ou de l'événement justifiant le versement d'une indemnité. Il fallait automatiser le calcul pour éviter des mouvements de pièces justificatives qui étaient source de lenteur et de pertes de documents ; en outre, la création de centres uniques de trésorerie et de liquidation devait permettre d'harmoniser les pratiques.

Une décision du ministre du 26 octobre 1996 a précisé que « le commissariat de l'armée de terre pilotera l'élaboration d'un logiciel de calcul de la solde commun aux trois armées et à la gendarmerie, avec extension ultérieure à la délégation générale pour l'armement ».

Une première phase s'est déroulée de 1999 à 2003, avec l'attribution d'un marché à une société pour fournir un progiciel, et un autre à une société intervenant en tant qu'assistante à maîtrise d'ouvrage.

Des difficultés apparaissent très vite : elles donnent lieu en février 2004 à un constat sévère du Contrôle général des armées (CGA) puis de la Cour des comptes, qui estiment que le projet s'est terminé sans résultat opérationnel après 20 millions d'euros de frais identifiés. Les causes en sont multiples : substitution des objectifs techniques aux objectifs politiques, absence de suivi des bonnes pratiques, manque de compétence de la maîtrise d'ouvrage, procédures de contrôle multiples mais peu efficaces, et conduite du projet approximative et sans référence au coût généré.

Entre 2004 et 2005, on s'oriente vers un système informatique en cours d'élaboration par l'armée de l'air, qui semble donner satisfaction.

Par ailleurs, en 2005, l'Agence pour le développement de l'administration numérique lance la réalisation d'un socle commun, appelé « noyau commun interministériel », fondé sur des technologies de la société SAP, pour le développement de systèmes d'information pour les ressources humaines. L'armée de terre s'oriente vers ce dispositif dès juin 2005. Elle sera suivie par la marine nationale, l'armée de l'air et le service de santé des armées (SSA).

Fin 2005, intervient un « audit de modernisation » de l'Inspection générale des finances (IGF) et du CGA sur les centres payeurs des armées. Sa conclusion, qui servira de feuille de route pour la suite des travaux, préconise de rapprocher les fonctions soldes et ressources humaines, ainsi que d'accélérer la convergence des systèmes d'information de gestion des ressources humaines (SIRH) vers le noyau commun interministériel en y intégrant la paye.

L'organisation du projet est revue : une troisième phase débute en 2006, avec un comité directeur toujours présidé par le directeur central du commissariat de l'armée de terre, qui établit un nouveau calendrier avec un objectif de déploiement du logiciel au cours de 2009.

Dès cette époque, la marine nationale et l'armée de l'air rapprochent leurs fonctions ressources humaines (RH) et soldes au sein d'une même structure. L'armée de terre décide, quant à elle, en 2006, d'attendre pour ce faire que les travaux sur le logiciel soient plus avancés.

Trois marchés sont alors notifiés, dont un le 16 mai 2007 à la société Steria pour définir les choix d'architecture du système d'information et un autre le 21 février 2008 à Eurogroup et MC2I pour l'assistance à maîtrise d'ouvrage. De plus, est confiée à Steria, en mai 2008, une mission d'intégration entre Louvois et les SIRH. L'objectif est de déployer, à partir du calculateur développé au sein de l'armée de l'air, un système allant chercher les données dans les systèmes d'information des différentes armées pour les transférer au calculateur et aboutir à l'édition d'un bulletin de solde et des documents comptables indispensables pour régler les soldes et suivre leur paiement.

Or, en 2009, apparaît l'idée de créer un opérateur national de paye (ONP) pour l'ensemble des services et des agents de l'État : les services du Premier ministre décident que le système Louvois lui sera raccordé à terme.

Mais le comité directeur du projet Louvois rencontre des difficultés pour mener cette opération et, mi-2009, il est décidé de repousser ce raccordement à 2010.

Après les premières phases décrites précédemment, on entre alors, en quelque sorte, dans la seconde étape de Louvois III, qui aboutit à revoir la gouvernance du projet au cours d'une réunion le 25 mai 2010, que j'avais présidée au cabinet du ministre, avec l'ensemble des intervenants. La direction des ressources humaines est désignée pilote de cette nouvelle étape. Tant que cette fonction était assurée par le service du commissariat, la préoccupation principale était le système de paye : or, pour réussir la « bascule » vers l'ONP, il fallait que le système RH fonctionne aussi de façon très solide.

En septembre 2010, est réalisé un audit par la direction générale des systèmes d'information et de communication (DGSIC), qui constate que « Louvois se révèle peu robuste, difficilement maintenable et exploitable ». Cela est dû à la complexité du domaine et aux choix techniques au niveau de sa mise en oeuvre dans son environnement fonctionnel. Elle suggère en conséquence une quarantaine de recommandations, qui nécessitent de revoir le programme de déploiement. Des consignes sont données pour qu'elles soient appliquées.

Mais dès le début 2011, on se rend compte que le calendrier prévu soulève une difficulté au regard de la création du service du commissariat des armées prévue pour 2012 et de la fermeture des centres techniques et administratifs du commissariat de l'armée de terre (CTAC), qui s'occupent du calcul et du paiement des soldes. Comme on était confronté à une fuite des compétences dans ces centres, il est décidé de retarder leur fermeture pour conserver celles-ci, en garantissant aux personnels civils concernés des affectations prioritaires sur les lieux qu'ils choisiront après cette échéance. On a néanmoins eu cette fuite de compétences et une désorganisation de la chaîne soldes du commissariat de l'armée de terre.

La chaîne RH a été par ailleurs perturbée par le retrait, au sein des unités des forces, des cellules de proximité de la fonction de gestion des ressources humaines (GRH) de proximité, en vue d'un regroupement au niveau des bases de défense. Les rencontres territoriales sur la réforme organisées en 2011-2012 ont montré ce sujet comme un des points les plus sensibles.

D'où, dès 2012, un retour d'une partie de la fonction RH dans les unités pour éviter une perte d'informations ou de temps dans le traitement de celles-ci.

L'imbrication de plusieurs réformes a fragilisé le dispositif. De premières alertes ont été prises en compte, conduisant à réajuster les calendriers de raccordement lors de deux réunions organisées en septembre et novembre 2010.

Il est décidé, le 4 mars 2011, de raccorder le SSA pour la solde d'avril 2011 après une période de paye en double assez longue et une validation de cette « bascule » par la direction centrale de ce service et l'état-major des armées (EMA).

D'ailleurs, toutes les décisions de « bascule » ont été collectives, présentées par l'ensemble du ministère au ministre, après plusieurs mois de paye en double et après que l'accord des uns et des autres ait été recueilli.

Le raccordement de l'armée de terre a été prévu pour la solde d'octobre 2011 et celui de la marine pour la solde de mars 2012. Parallèlement, le raccordement de l'armée de l'air a été repoussé. Il s'agit donc d'un dispositif encadré et progressif, afin de vérifier que les étapes peuvent être franchies les unes après les autres.

La première étape sur le SSA a fait apparaître des difficultés de paiement d'indemnités liées à des spécificités de ce service, notamment des indemnités de garde hospitalière : les gardes n'étaient pas payées le mois où elles étaient réalisées mais selon des échéances définies par le service ; le volume des dossiers était important et la réglementation n'était pas strictement respectée.

La marine a, avant son raccordement, effectué un travail très important d'information des marins. Elle a également instauré un dispositif permettant aux marins d'accéder aux bulletins de solde à partir de leur poste de travail. Il est vrai que la concentration de la marine sur deux sites principaux facilite ces démarches, d'autant que, dans le cadre de la mise en place des bases de défense, on a maintenu, à Brest et à Toulon, des systèmes administratifs encore très substantiels, auxquels les marins pouvaient s'adresser en cas de difficulté.

L'armée de terre n'a pas pu effectuer un accompagnement aussi important dans la mesure où sa chaîne RH, du fait des autres réformes – sur les bases de défense et la dissolution des CTAC –, a été perturbée : cela peut expliquer les difficultés.

J'en viens à la crise actuelle et aux dysfonctionnements de ce que l'on a appelé « l'écosystème RH-soldes ».

Lorsque le ministre s'est déplacé à Varces le 17 septembre 2012, des militaires l'ont informé de retards très importants dans le paiement des soldes, notamment d'indemnités pour services en campagne. Au moment du raccordement de l'armée de terre au dispositif Louvois, un état des lieux avait estimé à 15 000 le nombre de dossiers à traiter dans les CTAC : or on a découvert un an après qu'ils étaient plus de 140 000. Il y a donc eu un problème de remontée d'informations et d'analyse de la situation.

Les difficultés rencontrées conduisent le ministre à lancer sept audits, dont le principal, effectué par la DGSIC, traitant de « l'écosystème RH-soldes », mais aussi et surtout du calculateur. Le rapport auquel il a donné lieu indique que tous les sous-ensembles de cet écosystème sont potentiellement générateurs d'anomalies. Le rapport précise que Louvois comporte des éléments de fragilité parce qu'une partie des recommandations techniques émises lors du précédent audit n'a pas été suivie. Il émet enfin de nouvelles recommandations techniques et d'ordre architectural pour optimiser le fonctionnement du logiciel, ainsi que sur l'organisation de l'ensemble du dispositif pour mieux le sécuriser, le consolider et l'adapter. Celles-ci sont en train d'être mises en oeuvre.

D'autres audits ont été réalisés par des services du ministère sur la chaîne soldes et sur la gouvernance de l'ensemble du dispositif, montrant que la prise en mains de celui-ci par la direction des ressources humaines n'a pas été complète et s'est heurtée à des difficultés. Le fait que les commissariats aient été engagés dans une réorganisation importante a eu un impact sur la mise en place des centres experts des différentes armées et du service chargé de l'expertise en matière de soldes au sein de la direction centrale – le service ministériel opérateur des droits individuels (SMODI).

Nous devons faire face à des indus de soldes estimés à 100 millions d'euros – une évaluation par le CGA et l'IGF est en cours –, à des trop-versés d'environ 140 millions d'euros, ainsi qu'à toute une série de reprises d'avance de solde qui n'ont pas été effectuées en 2012, des erreurs d'imputation ou des doubles paiements d'indemnités.

Dans le plan d'action que le ministre a annoncé, la priorité a été d'apporter des réponses aux situations individuelles.

Un numéro vert a ainsi été mis en place à partir d'octobre 2012, avec une cellule d'assistance. La situation au 10 avril fait apparaître 25 840 appels, lesquels tendent à diminuer, ce qui montre que l'on arrive à traiter les problèmes – en octobre, le nombre d'appels s'élevait à plusieurs centaines par jour. Ils ont entraîné l'ouverture de plus de 10 000 dossiers, dont 9 300 sont aujourd'hui réglés.

A également été mis en place un groupe d'utilisateurs, qui s'est réuni six fois : il permet de regrouper autour de l'administration des représentants des militaires, des conjoints de militaires et des instances de concertation pour faire remonter le maximum d'informations sur les difficultés constatées.

Le ministre a par ailleurs demandé que soient mises en oeuvre des procédures exceptionnelles de paiement pour corriger la situation des familles qui avaient le plus de difficultés. De même, un moratoire sur les trop-perçus a été décidé pour ne pas fragiliser les familles.

A aussi été mise en place une procédure adaptée pour traiter les problèmes d'imposition en vue des déclarations d'impôt sur le revenu.

Ces mesures d'urgence ont permis de réduire les tensions et d'éviter d'avoir des soldes nulles ou négatives – lesquelles étaient dues au logiciel.

Pour rétablir d'ici fin 2013 la confiance dans la capacité du calculateur et de l'ensemble de la chaîne à payer les soldes des militaires et à restituer des titres de paiement dans des conditions de fiabilité garantissant la gestion comptable du ministère, douze chantiers ont été engagés : un chantier de gouvernance de l'ensemble du dispositif, avec la réaffirmation du rôle de pilote de la direction des ressources humaines ; un chantier de communication, confié à la Délégation à l'information et à la communication de la défense (DICoD) ; un travail très important de pilotage de toute la chaîne opérationnelle soldes, confié au service de commissariat des armées, en vue de la réorganiser pour bien répondre aux recommandations des audits ; un autre sur les systèmes d'information conduit par la DGSIC pour mettre en oeuvre rapidement la quarantaine de recommandations qu'elle a émises ; un autre sur les référentiels métiers, qui servent à bâtir le mécanisme de calcul de la solde. Un chantier a également été engagé sur l'organisation de la chaîne RH, notamment la GRH de proximité, de même que sur les référentiels réglementaires.

Ce dispositif global est piloté par le directeur de cabinet du ministre et donne lieu à des comptes rendus précis au ministre.

Il faut en effet sortir des mesures palliatives mises en place pour remettre l'ensemble du système d'aplomb d'ici la fin de l'année.

Cela conduit le ministère à s'interroger sur le calendrier de raccordement à l'ONP pour 2017 : il est évident que cette échéance ne pourra pas être maintenue. Nous attendons les conclusions de la mission de l'IGF et de plusieurs autres inspections générales lancées à la demande du Premier ministre sur cet opérateur.

Plusieurs enseignements peuvent être tirés du système Louvois.

D'abord, il convient de bien cadencer les réformes : il faut veiller à ce que les différents chantiers engagés s'imbriquent bien. Nous avons en l'espèce eu trop de choses à faire en même temps. Je rappelle que 75 % de la réduction des effectifs portent sur les services de soutien, que ce soit dans les unités opérationnelles, le service du commissariat, mais aussi l'ensemble des services administratifs et financiers du ministère.

Il faut aussi un dispositif d'accompagnement du changement. Il y a eu des difficultés dans la marine et le SSA, elles sont cependant moindres que dans l'armée de terre parce que la marine et le SSA ont mis en oeuvre un dispositif d'accompagnement important, tant en termes d'effectifs que d'organisation.

Il est également nécessaire d'avancer étape par étape. On se fixe des objectifs très ambitieux, notamment en termes de réduction d'effectifs, mais il faut être sûr de pouvoir franchir chaque étape l'une après l'autre.

Alors que nous sommes en train de revoir l'organisation du paiement des rémunérations pour le personnel civil et que les centres qui s'en occupent se raccordent les uns après les autres au système d'information Alliance, j'ai proposé au ministre de revoir le calendrier de l'opération. On a effectué en début d'année une première étape de « bascule » à Bordeaux de près de 4 400 dossiers : maintenant que cette affaire est bien engagée, on peut envisager de faire de même avec le centre ministériel de gestion de Toulon. Le calendrier est certes retardé, ce qui a un coût en termes de maintenance des systèmes existants, mais c'est préférable. Cela dit, cette opération est plus facile pour le personnel civil, car nous bénéficions d'un mécanisme de paiement sans ordonnancement préalable (PSOP) : nous donnons des éléments de calcul à la direction régionale des finances publiques et la paye du mois N est versée automatiquement le mois suivant – seuls les éléments variables sont à prendre en compte. Il ne peut donc pas y avoir de soldes négatives.

Enfin, il faut faire attention aux prochaines réformes. On va de nouveau chercher à préserver au maximum l'outil opérationnel, ce qui est tout à fait compréhensible. Si de nouvelles réductions d'effectifs devaient porter principalement sur les services de soutien, il faudrait en examiner au préalable la faisabilité. J'ai personnellement quelques préoccupations : s'il y a des marges de manoeuvre dans les soutiens et si des fonctions peuvent être rationalisées – telles que l'alimentation, l'infrastructure, l'habillement –, celles-ci comportent des tâches administratives concernant directement le personnel du ministère. Or des dérèglements dans ce domaine peuvent poser de très grosses difficultés, comme nous l'avons vu avec Louvois

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