Intervention de Sophie Errante

Réunion du 16 avril 2013 à 17h15
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSophie Errante, rapporteure :

Notre commission est aujourd'hui appelée à se prononcer sur un dossier sensible, celui de la mortalité des abeilles en raison de l'usage des pesticides dans l'agriculture. Notre collègue Danielle Auroi, présidente de la Commission des affaires européennes, a en effet déposé une proposition de résolution à la suite du rejet par le Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale de l'Union européenne (CPCASA) d'une demande d'interdiction de trois insecticides de la catégorie des néonicotinoïdes, jugés responsables par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA) de la mortalité prématurée des abeilles.

Notre collègue Laurence Abeille avait également déposé, le 17 octobre 2012, une proposition de résolution en ce sens, cosignée par plusieurs de ses collègues du groupe écologiste.

Je rappelle que l'Union européenne instruit depuis trois ans un dossier sur la santé des abeilles, lorsqu'elles se trouvent en présence de certains pesticides. À la suite d'expériences conduites dans différents laboratoires – en France, à Sophia Antipolis (ANSES) et à Avignon (INRA) –, le CPCASA a proposé un moratoire de deux ans sur trois d'entre eux, que l'on retrouve dans les produits phytosanitaires appliqués à de grandes cultures. Cette proposition, soutenue par la France, n'a malheureusement pas réuni de majorité en janvier dernier, sans qu'il y ait eu obligation pour les États membres de motiver leur vote.

Un nouveau vote, dit « d'appel », doit intervenir le 29 avril prochain. La proposition de résolution que nous examinons a pour finalité que notre Gouvernement puisse se prévaloir du soutien de l'Assemblée nationale sur cette question.

J'en viens au fond du dossier, qui résume l'ensemble de la problématique du développement durable avec un entremêlement de questions économiques et écologiques, et qui, pour moi, va au-delà de la seule question des abeilles. Il comporte un double enjeu : santé publique et préservation d'une filière économique.

Depuis près de vingt ans, la surmortalité des abeilles a été observée partout dans le monde : alors que le taux de mortalité normal s'établit entre 10 et 14 % des effectifs d'une colonie, il oscille en Europe et en Amérique du Nord entre 19 et 30 % ; au Moyen-Orient, des taux de 50 à 80 % de chute ont même été observés. Ce phénomène a été baptisé « syndrome d'effondrement des colonies ».

Le risque écologique lié à cet effondrement tient au rôle des insectes pollinisateurs dans la nature. Les 1 100 espèces d'abeilles et de bourdons jouent en effet un rôle fondamental dans la biodiversité et la reproduction des végétaux. Quelque 170 000 espèces végétales, arbres, fleurs, sauvages ou cultivés, dépendent des pollinisateurs. Les économistes caractérisent cette activité sous le concept de « service rendu gratuitement par la nature ». La valeur économique annuelle de la pollinisation est aujourd'hui estimée à 150 milliards d'euros à travers le monde. Pour la France, la disparition des abeilles aurait pour conséquence d'obliger le monde agricole à recourir à la pollinisation artificielle, soit une charge d'environ 2,8 milliards d'euros par an.

Le syndrome d'effondrement des colonies a agi comme un révélateur de la crise du monde apicole. Ces dix dernières années, la production de miel a chuté de 28 %, les importations de miel de qualité variable ont augmenté de 49 % et le nombre des apiculteurs est passé de 69 000 à 41 000 personnes. Notre pays, qui dispose d'un vaste espace rural et de paysages et de climats très différents – en résumé, de conditions optimales pour produire des miels de qualité – est devenu importateur net, alors qu'il pourrait être exportateur de ce produit, sur lequel il y a une importante demande mondiale.

La responsabilité de l'effondrement des colonies d'abeilles est une question qui n'emporte pas l'unanimité. Elle est donc au coeur du débat politique au sein de l'Union européenne.

Plusieurs études montrent que certains pesticides sont mortels pour les colonies d'abeilles, parce qu'ils provoquent leur désorientation ou altèrent leur identité olfactive. Ces études doivent être considérées comme sérieuses. Elles sont complétées par des observations sur le terrain, où les taux de mortalité d'abeilles sont enregistrés et transmis aux autorités européennes.

Ces études sont toutefois contestées tant par les industriels de la chimie que par certains États, qui considèrent qu'elles n'ont pas été conduites selon un protocole de recherche validé dans l'ensemble de l'Union européenne ou qu'elles sont le résultat d'expertises en laboratoire, alors qu'il faudrait les conduire en pleine nature.

Par ailleurs, un autre problème est apparu : une surmortalité des abeilles a été constatée dans des zones où il n'y a pas de pesticides, par exemple en Auvergne, en altitude. Les scientifiques mettent donc en avant deux autres facteurs : la diminution de la biodiversité, qui réduit leurs ressources alimentaires, et la virulence des parasites et acariens qui affectent les ruches.

Un relatif consensus s'établit donc autour d'une multiplicité de facteurs : un affaiblissement dû aux pesticides, qui altère les facultés d'orientation et les défenses immunitaires – d'où une moindre résistance aux parasites –, et la réduction du bol alimentaire des abeilles.

L'Autorité européenne de sécurité des aliments, comme le Comité permanent de la chaîne alimentaire, mettent en avant le rôle de trois pesticides pour lesquels un moratoire est demandé, mais ils sont parfaitement conscients de la nécessité de mettre au point à l'échelle européenne un protocole commun de recherche. C'est en effet la diversité des études – certaines concluent d'ailleurs à l'innocuité des pesticides – qui justifie la position de certains États opposés au moratoire proposé par l'Union européenne.

Tel est l'état du dossier : une forte suspicion à l'encontre de certains pesticides, mais qui n'est pas unanimement admise par certains États, et une prise de conscience des conséquences pour les abeilles de la réduction de la biodiversité.

La question de la surmortalité des abeilles comporte un double enjeu, de santé publique et de préservation d'une filière économique.

En termes de santé publique, la question des pesticides est centrale dans l'agriculture, puisque ces produits posent problème tant pour l'état des sols et des eaux que pour les pratiques culturales. La France en est le premier utilisateur en Europe, avec 62 700 tonnes en 2011 – dont 20 % pour la viticulture.

Le débat est idéologique – au sens noble du terme – et technique. On retrouve en effet des traces de pesticides dans la chaîne alimentaire et dans la nature. Il y a donc un véritable débat politique, portant sur leur interdiction ou sur le « réglage du curseur » – en d'autres termes, la modification des doses comme des périodes d'administration des pesticides sur les cultures. Il s'agit donc d'arbitrer entre des exigences environnementales et sanitaires, et des exigences économiques pour un secteur agricole qui est soumis à de fortes contraintes règlementaires et financières.

Une autre question se greffe dans ce débat : plusieurs pesticides sont classés parmi les perturbateurs endocriniens, c'est-à-dire des produits qui peuvent avoir des conséquences génétiques chez l'homme ou provoquer des cancers. Ils sont présents dans des produits alimentaires, mais aussi dans les secteurs cosmétique et textile. Les pouvoirs publics commencent à prendre la mesure de ce problème.

Pour ce qui concerne la filière apicole, il faut avoir le courage de dire que l'apiculture est en crise, mais que cette crise ne provient pas seulement de la surmortalité des abeilles : elle provient largement de l'absence de filière apicole digne de ce nom.

Ce problème avait déjà été soulevé en 2008 par notre collègue Martial Saddier, auteur d'un rapport sur la « filière apicole durable » remis au Premier ministre François Fillon. Les pouvoirs publics ne sont pas inactifs face à cette situation. Le précédent Gouvernement, sur les recommandations de notre collègue, a commencé la restructuration de la filière en la dotant d'un Institut technique ; plus récemment, le ministre chargé de l'agriculture Stéphane Le Foll a lui-même proposé un plan en faveur de l'apiculture.

Plus généralement, la division du monde apicole entre producteurs amateurs, professionnels pluriactifs et professionnels à plein temps ne favorise pas l'unité de position de ce secteur. Par ailleurs, ce n'est que récemment que les cultivateurs et les éleveurs ont reconnu l'apiculture comme une composante de l'agriculture. Cette absence de véritable filière laisse les apiculteurs désarmés quand ils font face à des difficultés comme l'effondrement des colonies.

Ma conclusion est donc que les pesticides sont sans doute responsables d'une partie de la mortalité des abeilles, mais pas exclusivement. Ma prudence rejoint celle de l'Autorité européenne de sécurité des aliments, qui admet elle-même un manque d'information sur de nombreux points. C'est d'ailleurs pour cette raison que la Commission européenne propose un moratoire et non l'interdiction définitive de trois produits.

Le relèvement de l'apiculture ne peut être assuré que par une politique d'ensemble, par une inflexion de la politique agricole commune vers un plus grand respect des équilibres écologiques et par un ensemble d'actions nationales réorganisant la filière.

Le moratoire proposé par la Commission européenne n'a de sens que si la période de deux ans qu'il ouvre sert à approfondir nos connaissances sur les colonies d'abeilles, à partir d'un protocole de recherche validé par l'ensemble des pays européens. À défaut, il ne servira à rien et si jamais les abeilles continuent de mourir au terme de ce moratoire, le pouvoir politique n'aura pas de base scientifique pour agir. Je vous proposerai donc d'adopter la proposition de résolution, compte tenu d'un amendement rédactionnel et d'un amendement portant sur les actions à conduire pendant la période du moratoire.

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