Nous examinons la proposition de résolution européenne relative au respect de l'exception culturelle que Mme Danielle Auroi, présidente de la Commission des affaires européennes, et moi-même avons déposée visant à faire en sorte que l'exception culturelle, à laquelle nous sommes tous attachés, soit respectée dans les futures négociations commerciales entre l'Union européenne et les États-Unis.
Le contexte dans lequel s'inscrit cette proposition de résolution est celui de l'ouverture du processus de négociations : au mois de février dernier, l'Union européenne puis le Président des États-Unis ont en effet acté le lancement de discussions formelles sur un accord de libre-échange bilatéral qui était en projet depuis quelque temps.
Pour l'Europe comme pour les États-Unis, il s'agit également d'un moyen de maîtriser le développement de leurs relations commerciales avec de nouveaux interlocuteurs et partenaires. Le président de la Commission européenne a ainsi considéré que « ces négociations donneront le la des règles au plan mondial ».
Bien évidemment, ce sont les conditions précises de ces négociations qui sont les plus cruciales. C'est en l'occurrence la Commission européenne qui négocie en suivant un mandat qui lui est conféré par le Conseil après avis du Parlement européen. L'initiative de la proposition de mandat appartient à la Commission, qui en a délibéré le 12 mars dernier, et c'est sur cette proposition de mandat que la proposition de résolution de l'Assemblée nationale se fonde.
Entre les États membres, la question du périmètre de la négociation est importante car tous n'ont pas les mêmes intérêts. La pratique communautaire prend là tout son sens lorsqu'il s'agit de dégager un bien commun européen respectueux des intérêts de chacun sans sacrifier une vision d'avenir qui dépasse les inévitables contradictions… sauf qu'en l'occurrence, la Commission a délibérément choisi dans sa proposition de mandat de ne pas respecter une des règles cardinales qu'elle avait observée jusqu'alors en matière de négociations commerciales et qui consistait à ne pas y inclure les services culturels et, surtout, audiovisuels qui sont les fondements de l'exception culturelle européenne.
Mme Danielle Auroi et moi-même avons donc été conduits à déposer cette proposition de résolution afin que cette tentative de la Commission soit contrée par les États membres qui devront se prononcer sur le mandat de négociation lors d'un Conseil prévu le 14 juin. Entre-temps, le Parlement européen – où la démarche de notre Assemblée est très attendue – se sera également prononcé.
S'agissant des enjeux, la proposition de résolution a tout simplement pour objet de faire respecter l'exception culturelle, c'est-à-dire le principe selon lequel la culture et les biens et services qui s'y rapportent ne sauraient être considérés à l'instar de marchandises comme les autres.
Il en va, tout d'abord, de la préservation de notre modèle culturel dont la France, mais pas elle seule, est légitimement fière d'assurer le développement en prenant en compte plusieurs éléments d'action publique sur lesquels nous nous rassemblons : l'accès de tous à la culture et la diffusion culturelle ; le soutien aux créateurs grâce à des dispositifs d'aide et à des mécanismes de rémunération de la création ; la structuration d'une activité économique de la création, notamment dans le secteur audiovisuel ; la promotion de la diversité dans la création avec des mécanismes qui permettent d'orienter les ressources vers des formes d'expression qui ne trouveraient pas facilement leur place dans une pure logique de marché. À cet égard, les principes appliqués au financement de l'audiovisuel et du cinéma doivent être particulièrement mis en avant.
À l'échelle de l'Europe, la contribution des secteurs culturels et de l'audiovisuel à l'économie et à l'emploi est également attestée par la Commission européenne elle-même qui, dans une communication du 26 septembre 2012, soulignait les points suivants : ces secteurs représentent 3,3 % du PIB et emploient 6,7 millions de personnes, soit 3 % de l'emploi total ; entre 2008 et 2011, l'emploi s'y est révélé plus résistant que dans les autres secteurs de l'économie de l'Union ; enfin, la culture et la création sont stratégiques en termes d'innovation et doivent faire l'objet de mesures de soutien financier et réglementaire.
Ce sont toutes ces potentialités en termes d'emploi et de croissance qui seraient remises en cause si, à l'occasion de l'accord de libre-échange avec les États-Unis, les secteurs de la culture et de l'audiovisuel étaient soumis à la pure logique commerciale et, par conséquent, à la puissance de l'industrie américaine.
Il convient en effet de rappeler la position dominante des États-Unis dans le secteur de l'audiovisuel avec une part de marché de 54,5 % contre 25,5 % pour l'Europe. Premier importateur de services audiovisuels, l'Union européenne absorbe 60 % des exportations américaines dans ce secteur et, au total, sa balance commerciale est largement déficitaire.
Concernant la distribution des contenus, vers laquelle s'est déplacé le point de gravité de la création de valeur des industries du divertissement à la faveur de la transition numérique, les quatre grands acteurs sont américains et sont désormais désignés par l'acronyme « GAFA », pour Google, Amazon, Facebook et Apple, en attendant le distributeur de vidéos à la demande Netflix qui vient également de commencer une activité de production de séries.
Afin d'accentuer leur domination, ces acteurs apprécieraient certainement un affaiblissement des régulations mises en oeuvre en Europe dans le secteur audiovisuel et ne négligeraient pas non plus l'éventualité d'un accès aux aides et soutiens prévus par les dispositifs européens en cas d'application d'un principe d'égalité de traitement lié au libre-échange.
De fait, selon la commissaire Androulla Vassiliou, que nous avons récemment auditionnée, la Commission européenne n'a pas exclu les services audiovisuels du mandat de négociation en raison d'une demande expresse des États-Unis – il n'y a pas de hasard –, qui ont fait savoir qu'ils en faisaient une condition pour l'ouverture des négociations.
En prenant cette position, la Commission se met en contradiction avec ses propres orientations stratégiques et avec les engagements contractés en matière de protection et de valorisation de la diversité culturelle.
Au contraire de l'exception culturelle, qui n'a jamais fait l'objet d'un instrument juridiquement opposable dans les relations internationales ou en droit interne de l'Union européenne – l'exception culturelle, nous le savons, est très française –, la diversité culturelle est officiellement reconnue par le Traité sur l'Union européenne comme un objectif constitutif qu'elle promeut et défend, notamment dans le cadre de la négociation d'accords commerciaux avec des pays tiers. Cette notion est également explicitée par la Convention de l'UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, à laquelle l'Union européenne est partie, contrairement aux États-Unis. Il convient donc de souligner que, dans cette optique, les outils de l'exception culturelle sont ceux qui garantissent le respect de la diversité des expressions culturelles.
Avant d'en venir aux objectifs de la proposition de résolution, je tiens à souligner deux points.
D'une part, contrairement à une idée reçue, l'exception culturelle n'est pas un protectionnisme et n'empêche pas le commerce et les échanges. C'est heureux que les oeuvres de l'esprit puissent circuler sans entrave ! Il n'a jamais été question que l'exception culturelle signifie l'exclusion de la culture des échanges commerciaux. La puissance acquise en quelques années par les opérateurs numériques d'origine américaine sur les marchés européens témoigne, s'il en était besoin, de la vitalité de ce secteur commercial, alors même que les principes d'exception culturelle et de diversité des expressions culturelles sont mis en oeuvre.
Il s'agit, par l'exception culturelle, d'empêcher que la négociation commerciale comprenne des engagements, de la part de l'Europe, soumettant les biens et services culturels et, notamment, audiovisuels à une libéralisation préjudiciable à la diversité des expressions culturelles.
Il s'agit, également, d'éviter que par le jeu de la clause dite du traitement national, les industries du divertissement américaines bénéficient en Europe des mêmes encouragements et soutiens que la création d'expression européenne.
Il s'agit, enfin, d'interdire que les secteurs culturels soient englobés dans un grand marchandage qui concernerait tout autant l'agroalimentaire que l'industrie automobile, le tout sans logique de préservation de la diversité des expressions culturelles.
D'autre part, il convient de réfuter totalement l'argument selon lequel l'exception culturelle serait en quelque sorte dépassée par la transition numérique dans la mesure où celle-ci s'accompagne de l'abolition des frontières nationales. Au contraire, les facilités ouvertes par l'univers numérique constituent une formidable chance pour la création et la diffusion des oeuvres. Il faut donc d'autant plus veiller à ce que l'outil numérique ne soit pas soumis aux seules logiques de marché et à la domination asphyxiante des « majors ».
Une telle évolution n'est pas incompatible, non plus, avec la volonté de favoriser l'émergence d'une industrie culturelle européenne et de développer les mécanismes qui permettront d'en assurer la diversité dans l'esprit de la convention de l'UNESCO de 2005.
C'est pourquoi la proposition de résolution poursuit plusieurs objectifs.
Vis-à-vis de la Commission européenne, il s'agit d'adresser un message afin de réaffirmer l'importance que la France attache aux outils de l'exception culturelle, notamment : le régime fiscal pour le livre ; la réglementation en matière d'audiovisuel avec les obligations de production et de diffusion ainsi que la chronologie des médias ; le financement de la création dans les secteurs du cinéma ; la défense du principe des droits d'auteur et de la gestion collective ; le financement de la création dans le domaine de la musique et du spectacle vivant avec le mécanisme de la rémunération pour copie privée.
La proposition de résolution vise, ensuite, à garantir sans ambiguïté la mise en oeuvre des principes et dispositifs de l'exception culturelle.
Certes, la proposition de mandat de négociation prévoit que l'accord conclu ne pourra aboutir à affaiblir les législations en matière de protection et de promotion de la diversité culturelle et qu'il ne pourra pas contenir de clause qui risquerait de porter préjudice à la diversité culturelle de l'Union européenne, notamment dans le secteur audiovisuel. Toutefois, rien ne garantit, en l'état, que de tels dispositifs ne seront pas rendus inopérants par le jeu des engagements souscrits dans le cadre de la négociation commerciale. C'est ce qu'ont d'ailleurs plaidé, sans succès, les commissaires Androulla Vassiliou et Michel Barnier lors de la réunion du collège de la Commission européenne du 12 mars dernier.
Il est par ailleurs nécessaire de faire prévaloir une large acception de l'exception culturelle dans l'environnement numérique. La France et l'Europe doivent, à cet égard, soutenir la position selon laquelle le support de l'échange est neutre. Dès lors, son caractère numérique et sa dématérialisation ne suffisent pas à autoriser un traitement différent en présence d'un bien ou service de nature culturelle.
Enfin, la proposition de résolution soutient la position du Gouvernement français et l'invite à user de tous les moyens dont il dispose.
Dès que le mandat de négociation proposé par la Commission a été connu, le Président de la République a en effet souligné, le 15 mars 2013, que la France souhaitait que les services audiovisuels n'en fassent pas partie et que « ces domaines soient exclus du champ de la négociation » avec l'administration américaine.
De son côté, Mme Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, a rappelé à plusieurs reprises le système vertueux de financement de la création audiovisuelle et du cinéma permis par l'exception culturelle.
Mme Nicole Bricq, ministre du commerce extérieur, a quant à elle, fait état, le 26 mars, de la position globalement favorable du Gouvernement français à la négociation de l'accord de libre-échange mais assorti de « lignes rouges » non négociables, au premier rang desquelles figure l'exception culturelle qui « doit être exclue de l'accord ».
Ces déclarations constituent donc la position que la France défendra au sein des instances européennes. Il appartient désormais à l'Assemblée nationale de la soutenir afin de permettre au Gouvernement, dans sa négociation avec les autres États membres, de rassembler une majorité favorable au respect de l'exception culturelle.
Pris à la lettre, le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne permet même d'envisager, en application de son article 207 § 4 a, la mise en oeuvre d'un vote à l'unanimité au Conseil sur le mandat de négociation confié à la Commission dans la mesure où l'accord de libre-échange risquerait de porter atteinte à la diversité culturelle de l'Union. Il convient en conséquence d'inviter le Gouvernement à faire usage de son droit de veto, si cela se révèle nécessaire.
Ainsi, lors du Conseil informel qui débutera aujourd'hui et se poursuivra demain, puis, lors du conseil des ministres de la culture du mois de mai et, enfin, lors du Conseil prévu le 14 juin prochain, l'ensemble des interlocuteurs de la France pourra constater que l'Assemblée nationale s'est mobilisée en faveur de l'exception culturelle et devra tenir compte de cette « ligne rouge » parlementaire.
Telles sont les raisons pour lesquelles je vous demande d'adopter cette proposition de résolution sur la base du texte de la Commission des affaires européennes qui l'a adoptée le mardi 9 avril dernier sur le rapport de Mme Danielle Auroi, sous réserve de quelques amendements rédactionnels.