On pourrait aujourd'hui répéter quasiment la même phrase : le malheur de Reinhart et Rogoff, c'est que leur théorie a été expérimentée. Mais il y a pire : ces professeurs ont voulu démontrer qu'il existait un chiffre magique. Les économistes sont très fanatiques du chiffre magique, surtout lorsqu'ils n'ont pas grand-chose à dire sur le plan théorique. Rogoff et Reinhart ont cru découvrir qu'au-delà de 90 % de ratio de dette publique par rapport au PIB, un pays s'enfonçait inéluctablement et définitivement dans la récession. Malheureusement, ces calculs savants avaient probablement été sous-traités à des thésards besogneux et négligents à moins que les distingués professeurs aient, comme votre serviteur, de considérables difficultés avec les programmes de tableurs, puisqu'en raison d'une malheureuse confusion entre moyenne et médiane, ils ont mis en évidence un chiffre magique qui n'existe pas – ce qu'ont récemment démontré trois chercheurs de l'université du Massachusetts Amherst.
Entre-temps, l'inénarrable Olli Rehn, grand penseur économiste en chef de l'Europe, avait affirmé sa foi dans la règle des 90 % en citant comme sa bible le livre des deux professeurs que, comme beaucoup de prédicateurs zélés, il avait négligé de lire jusqu'au bout, ce qui l'aurait déjà amené à tempérer son enthousiasme car les conclusions du livre et surtout celles des papiers académiques qui l'avaient précédé sont tout de même plus nuancées que la caricature que l'on en a tirée.
Voilà donc l'origine du mythe : une confusion primaire entre causalité et corrélation, une faute épistémologique très fréquente mais pas excusable pour autant, et une erreur de manipulation d'un programme de tableur, très fréquente chez les économistes et d'ailleurs aussi chez les climatologues, deux catégories de scientifiques souvent brouillés avec la statistique élémentaire.
Mais les mythes ont la vie dure, et je suis persuadé que celui-là survivra non seulement à la démonstration mathématique des erreurs sur lesquelles il se fonde, mais même à l'expérimentation en grandeur réelle qui amènera l'effondrement économique, social et politique de plusieurs nations, peut-être d'un continent entier.
S'agissant des réalités, je suis stupéfait que dans un tel programme de stabilité, on n'évoque même pas les deux risques majeurs qui affectent aujourd'hui l'économie mondiale, à savoir la remontée des taux d'intérêt sur les obligations publiques et l'éclatement des bulles financières et immobilières en Chine.
S'agissant des taux d'intérêt, nous nous réjouissons dans nos malheurs, depuis 2007, de la faiblesse des taux sur les obligations publiques. Les États affichent leurs taux d'emprunt très bas comme une preuve de confiance du monde financier, argument qu'ils opposent au mythe rigoriste, même s'il est tout aussi fallacieux que ce dernier. Or si les États bénéficient encore de taux très bas, c'est pour deux raisons simples : la première, c'est qu'ils empruntent à très court terme depuis 2007 ; la seconde, c'est qu'en période de troubles et de risques, les marchés préfèrent ne rien gagner avec des obligations publiques que de risquer beaucoup avec des obligations privées ou des actions.
Le problème avec les emprunts à court terme, c'est qu'il faut les rembourser rapidement. Ainsi, les États-Unis d'Amérique vont devoir, au cours de cette année 2013, rembourser la somme pharaonique de 4 000 milliards de dollars parce que les emprunts d'État viennent à échéance pour ce montant au cours de cette année. 4 000 milliards de dollars, c'est 25 % du PIB, soit beaucoup plus que ce qu'ils avaient dû rembourser l'an dernier ou l'année d'avant. C'est aussi beaucoup plus que le solde annuel du budget fédéral, qui est de l'ordre de 1 000 milliards de dollars. La banque centrale américaine, la Fed, pourrait évidemment souscrire les trois quarts de cette somme, mais cela lui ferait en une seule année doubler son bilan qui a été déjà multiplié par trois depuis 2007 ! Il est passé de 1 000 milliards à 3 000 milliards, et il faudrait alors passer 3 000 milliards à 6 000 milliards.
Je me souviens d'un article, paru il y a quelques années déjà, de Josef Stiglitz, un économiste pas très orthodoxe – un hyperkeynésien dans la pire acception du terme –, qui s'inquiétait portant déjà de l'excès des achats de bons du Trésor par la Fed ! Cette voie sera peut-être partiellement utilisée : elle conduirait non pas à l'inflation, mais à une augmentation folle de la masse spéculative, celle qui a entraîné la crise économique de 2007, dans des proportions cette fois-ci encore plus spectaculaires. Je signale au passage que ce que fait aujourd'hui la banque centrale japonaise en monétisant la dette publique, jusque-là financée par l'épargne nationale, n'a rien à voir avec le sujet, même si à court terme cela fait curieusement baisser les taux des bons du Trésor dans l'ensemble de l'Asie et même aux États-Unis.
Par ailleurs, vous avez tous constaté depuis quelques mois la remontée des valeurs mobilières sur les bourses d'actions et l'appétit retrouvé – et inquiétant – des marchés financiers pour les produits structurés, ce qui signifie que cette appétence pour des placements privés rend d'autant moins disponibles des financements pour les obligations publiques. De ces deux phénomènes, il devrait mécaniquement résulter une augmentation des taux d'intérêt sur les obligations publiques. La dernière fois que cela s'est produit, très brutalement d'ailleurs, c'était en 1994 et l'augmentation avait été de quatre points – devant le choeur des vierges qui disaient évidemment, comme toujours, que cela n'arriverait pas. Si cela se reproduisait aujourd'hui, il en coûterait, au bout de quelques années seulement en raison du taux de renouvellement actuel des emprunts américains, 600 milliards de dollars par an aux finances publiques des États-Unis, ce qui changerait la nature des choses.
Par ailleurs, l'explosion de la bulle du shadow banking ou celle de l'immobilier en Chine, qui représentent là aussi des montants assez pharaoniques, est sans doute un risque moins important mais qui ferait que la crise toucherait en même temps l'Asie et le monde occidental.
Dans ces conditions, présenter comme certaine une perspective de reprise progressive à partir de 2014 me paraît irréaliste.
S'agissant de la France, il faut saluer les efforts en termes de compétitivité et de flexibilité, qualitativement et quantitativement sans précédent dans notre pays. Depuis dix ans que je siège ici, je n'ai pas remarqué qu'on ait jamais fait les mêmes efforts de compétitivité et de flexibilité. On en a parlé, on l'a promis, mais il faut reconnaître que c'est ce gouvernement qui les réalise, peut-être insuffisamment mais de manière tout de même déjà significative. Mais ces efforts ne nous permettent pas de rattraper l'écart de compétitivité qui s'était creusé, dès avant la crise, avec l'Allemagne, et celui qui s'est creusé plus récemment avec les pays européens les plus durement touchés par la crise financière et qui font, par la force des choses, des efforts de compétitivité désespérés. Cela veut dire que la France n'est pas encore en état de bénéficier d'une reprise internationale, en tout cas pas autant que ses voisins de la zone euro.
Dès lors que peut faire le Gouvernement ? Prendre le contre-pied du mythe de la stabilité et se lancer, seul contre tous, dans une politique de relance massive ? Cela nous conduirait à la faillite dans quelques mois. Essayer de peser avec d'autres pays européens pour desserrer l'étau d'une orthodoxie budgétaire pernicieuse à court terme ? Certainement, et c'est ce que fait d'ailleurs le Gouvernement. Je constate que les discours s'infléchissent à cet égard en Europe, que les affirmations péremptoires se nuancent. Même M. Barroso, qui prévoyait en 2008 que la crise ne toucherait pas l'Europe, réalise l'ampleur du désastre provoqué par une politique budgétaire imposée à la zone euro et qui aggrave la crise financière.