Intervention de André Chassaigne

Réunion du 24 avril 2013 à 9h00
Commission des affaires sociales

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAndré Chassaigne, rapporteur :

Désormais, les entreprises licencient leurs salariés pour des raisons financières, même lorsqu'elles réalisent des bénéfices et distribuent des dividendes. La préservation du taux de rentabilité du capital constitue l'unique objectif de tels licenciements, dits boursiers. Le grand public a découvert les conséquences néfastes pour les salariés de cette conception purement financière et rentière de l'économie en 1999, avec l'affaire Michelin : la direction du groupe avait annoncé, dans le même temps, une augmentation de ses bénéfices, une distribution de dividendes généreux à ses actionnaires et la suppression de 7 500 emplois. Pour justifier ces suppressions, elle avait allégué un risque d'offre publique d'achat hostile sur les titres du groupe. Dès le lendemain, le cours de bourse de l'entreprise avait fait un bond de 12 %. Le même scénario a été rejoué par la suite par Air France, Valeo, Pétroplus, Continental, Carrefour, Unilever, Arcelor, E.ON France, PSA, Sanofi, Renault, Goodyear, et j'en passe.

Afin de maintenir la confiance des investisseurs et d'éloigner les prédateurs financiers qui recherchent un groupe fragile pour le démanteler et le vendre à l'encan, les directions des grands groupes assument une stratégie de réduction des coûts de production et de gonflement des marges, destinée uniquement à relever le cours de bourse et à empêcher les prises de participation hostiles. S'ensuivent plans de restructuration, plans sociaux et plans de sauvegarde de l'emploi, qui aboutissent à des fermetures de sites, à la perte de centaines de milliers d'emplois pour l'économie française, principalement dans l'industrie, et à la formation de déserts économiques, de nombreuses familles se trouvant privées de tout revenu d'activité.

Ces stratégies désastreuses, qui accompagnent l'internationalisation des grandes entreprises françaises et la délocalisation de leurs sous-traitants dans des pays à bas coûts salariaux, suscitent incompréhension et colère. L'opinion publique attend que les autorités politiques, administratives et judiciaires agissent pour défendre la production et les emplois. Au lieu de cela, la politique suivie depuis plus de dix ans consiste à s'en remettre au fol espoir d'une reprise spontanée de la croissance industrielle, qui serait favorisée par un alignement progressif des coûts salariaux français sur le moins-disant à l'échelle mondiale.

Le compte rendu du conseil des ministres du 17 avril dernier indique que « la restauration de la compétitivité perdue au cours des dix dernières années repose à la fois sur une baisse du coût du travail et sur un soutien à l'investissement productif ». Vous avez bien entendu, mes chers collègues : l'objectif du Gouvernement est de baisser les salaires ! La compétitivité, toujours la compétitivité, telle est, selon lui, la formule miracle.

En baissant les salaires – je n'évoque même pas le caractère injuste d'une telle mesure sur le plan social –, le Gouvernement risque de plonger l'économie tout entière dans la déflation. Il semble d'ailleurs assumer ce risque. Mais il ne fait là qu'appliquer la théorie économique libérale, en vertu de laquelle une baisse des salaires doit faire spontanément disparaître le chômage et, surtout, permettre aux entreprises de rétablir leurs marges et d'atteindre des taux de rentabilité propres à attirer les fonds d'investissement internationaux. Selon cette doctrine, une entreprise est constituée pour l'avantage exclusif des détenteurs de son capital social et il appartient exclusivement à ceux-ci d'apprécier les évolutions attendues de son activité.

Ce dogme non seulement inspire les décisions politiques qui, les unes s'ajoutant aux autres, plongent le pays dans la récession, mais s'insinue également au coeur du droit du travail français. Pour parvenir à leurs fins, les tenants de cette doctrine utilisent deux moyens : ils démontent le droit du licenciement économique, d'une part, et permettent son contournement par des conventions dérogatoires, d'autre part.

L'argument d'autorité invoqué pour démonter le droit du licenciement économique est celui de la sauvegarde, par anticipation, de la compétitivité des entreprises. Ce raisonnement, fondé sur des anticipations économiques hypothétiques et invérifiables, autorise les stratégies financières les plus cyniques, qu'il est interdit au juge du licenciement économique d'apprécier, en vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Quant au contournement du droit du licenciement économique par les conventions dérogatoires, il passe par une parodie du dialogue social. Sous couvert d'un tel dialogue, les employeurs exercent un chantage au licenciement économique ou à la délocalisation et obtiennent que les salariés les moins combatifs, sinon les plus fragiles, ou leurs représentants consentent à des baisses de salaires et à un durcissement de leurs conditions de travail. Cependant, selon le code civil, les conventions conclues sous la menace sont réputées nulles. Aussi est-il apparu nécessaire de contourner le droit, ce que fait le projet de loi dit de sécurisation de l'emploi en interdisant désormais au juge naturel du contrat de travail de connaître de ces conventions. Laisser faire, laisser passer, telle est la doctrine libérale… et sociale-libérale !

Il est encore temps d'opposer à cette fuite en avant dans la dérégulation une volonté déterminée de préserver l'emploi au moyen du droit et d'arracher les entreprises à l'emprise de la financiarisation de l'économie, en rappelant à leurs dirigeants que leurs décisions stratégiques ne doivent pas être uniquement guidées par le souci de la rentabilité du capital.

Plusieurs initiatives législatives ont déjà été prises pour prévenir les licenciements boursiers. Dès juin 2001, une majorité de gauche avait introduit, dans le projet de loi de modernisation sociale, un amendement précisant la définition légale du licenciement économique, afin d'empêcher qu'elle ne serve de justification à des licenciements boursiers ou abusifs. Le Conseil constitutionnel s'était alors opposé à cette disposition en faisant prévaloir la liberté d'entreprendre sur le droit au travail et sur la compétence du juge du licenciement. Pourtant, il s'agissait non pas de restreindre la liberté d'entreprendre, mais de concilier deux droits constitutionnels : celui d'avoir un emploi et celui de créer des emplois. Au nom de la libre disposition du capital des entreprises par ses propriétaires, le Conseil constitutionnel impose, dans sa jurisprudence, des limites au droit à l'emploi. Cette argumentation d'orientation libérale a été reprise par des gouvernements et des majorités successifs.

Il est temps de revenir à la raison ! Des députés et sénateurs de gauche tentent d'ouvrir les yeux aux gouvernements, à leurs collègues parlementaires et aux membres du Conseil constitutionnel sur les conséquences désastreuses de leurs choix. À cette fin, ils déposent des propositions de loi tendant à interdire les licenciements boursiers et l'abus des pratiques dérogatoires au droit du licenciement. Ils le font pour défendre le droit des salariés.

Avec la présente proposition de loi, je vous invite à résister à la tentation pernicieuse d'un démontage du droit du licenciement, à refuser les licenciements boursiers, à mettre un terme aux abus que permet, sur le plan juridique, l'allégation d'une sauvegarde anticipée de la compétitivité des entreprises. Une fois le droit du licenciement restauré, il conviendra encore d'empêcher l'extorsion, à des salariés désemparés, abandonnés et soumis aux menaces de licenciement et de délocalisation, d'un consentement majoritaire à des conventions qui les privent des protections du droit du licenciement.

L'article 1er pose une définition du licenciement économique dénuée d'ambiguïté, afin d'empêcher l'interprétation extensive de l'article L. 1233-3 du code du travail qui permet aux employeurs de justifier des licenciements au nom d'une sauvegarde, par anticipation, de la compétitivité de l'entreprise, même si celle-ci n'est pas immédiatement menacée. Trois motifs de licenciement économique demeureront licites : la cessation d'activité de l'entreprise – il paraît naturel de prévoir un tel cas –, les difficultés économiques de l'entreprise – qui sont, parfois, bien réelles – et les mutations technologiques. L'employeur devra néanmoins apporter la preuve des difficultés économiques ou des mutations technologiques et préciser les mesures qu'il prend pour limiter les suppressions d'emplois. Cet article reprend – j'y insiste – une disposition de la proposition de loi présentée par les sénateurs communistes et votée par l'ensemble de la gauche sénatoriale en février 2012.

À cet égard, je ne suis pas de ceux qui suivent la maxime « vérité en deçà des élections, erreur au-delà », pour paraphraser Blaise Pascal.

L'article 2 vise à interdire les licenciements économiques abusifs car dépourvus de cause réelle et sérieuse, en particulier ceux pratiqués par des entreprises qui ont réalisé des bénéfices au cours des deux derniers exercices comptables. De la même façon, la distribution de dividendes, d'options sur titres – stock options – ou d'actions gratuites, ainsi que les rachats d'actions, seront considérés comme des preuves irréfragables d'un licenciement économique dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Si les entreprises peuvent à bon droit anticiper des difficultés économiques, celles-ci ne peuvent justifier des licenciements qu'à la condition d'être prouvées et soumises, en cas de contentieux, à l'appréciation du juge, qui en vérifiera la réalité et le sérieux. Afin de ne pas exclure entièrement la possibilité de telles anticipations, je vous proposerai néanmoins un amendement qui vise à autoriser à licencier les entreprises qui ont constitué des réserves en vue de financer un plan social.

Aux termes de l'article 3, une entreprise qui aura procédé à des licenciements économiques ou supprimé des emplois sans cause réelle et sérieuse devra rembourser les aides publiques qu'elle aura éventuellement perçues pour le maintien des emplois en question. Sont particulièrement visés les exonérations de cotisations sociales dites Fillon et le crédit d'impôt compétitivité et emploi (CICE) adopté en décembre dernier.

L'article 4 donne la possibilité au juge d'apprécier non plus seulement la forme, mais le fond des licenciements économiques collectifs qui lui seront soumis. Il devra notamment s'assurer que l'employeur a respecté ses obligations en matière de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Il vérifiera également la sincérité et la loyauté de l'information fournie aux représentants du personnel. La nullité sanctionnera désormais les procédures de licenciement jugées irrégulières non seulement pour vice de forme, comme aujourd'hui, mais aussi pour des raisons de fond. La cour d'appel de Paris a statué dans ce sens dans son arrêt Viveo France. Je vous soumettrai un amendement rédactionnel à ce sujet.

En résumé, les articles 1er à 4 rétablissent le droit du licenciement économique dans ses principes. Les articles suivants visent à empêcher son contournement par des conventions dérogatoires au code du travail.

Ainsi, les articles 5 et 6 tendent à mettre fin aux licenciements économiques déguisés. Tel est le cas lorsque l'employeur n'applique pas, alors qu'il le devrait, la procédure prévue pour le licenciement de plus de dix salariés, ou lorsqu'il fait passer les licenciements pour des refus individuels d'accepter une modification du contrat de travail en application, par exemple, d'un accord de réduction du temps de travail. Je vous proposerai un amendement de clarification à l'article 6.

L'article 7 abroge la procédure de rupture conventionnelle des contrats de travail, qui constitue l'archétype des dérogations aux principes du droit du travail et est utilisée par les entreprises, dans la plupart des cas, pour licencier sans avoir à se soumettre aux procédures qui garantissent les droits des salariés.

L'article 8 abroge la disposition qui permet aux entreprises de plus de 300 salariés d'adapter, par un accord collectif, les modalités d'information du comité d'entreprise et, partant, de ne plus lui faire connaître complètement et loyalement ses éventuels projets en matière de licenciement économique, au prétexte qu'elle en informe directement les salariés.

Ces dispositions de bon sens, conformes aux principes européens du droit du travail et aux valeurs de la gauche dans son ensemble, recueilleront, je l'espère, un large soutien au sein de la majorité et, peut-être, au-delà. Elles visent en effet à dissiper les mirages libéraux qui contraignent nos politiques, entraînent les économies européennes dans l'abîme et condamnent les peuples au désespoir et à la colère.

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