En quoi le territoire où vous opérez actuellement diffère-t-il de vos théâtres d'opération précédents – la Libye, l'Afghanistan ou le Kosovo ?
Vous nous avez fait part de vos satisfactions, et nous les partageons : pourriez-vous nous faire part aussi de vos moments de doute, s'il y en a eu ?
Enfin, avez-vous progressé dans le repérage des otages ?
Amiral Édouard Guillaud. La perception par l'Algérie de la menace djihadiste avait commencé à évoluer à la fin de l'été dernier. Nous en avions constaté les premiers signes à la faveur du « dialogue 5+5 » qui associe comme vous le savez plusieurs pays du bassin méditerranéen – l'Italie, la France, l'Espagne, le Portugal et Malte pour la rive Nord, Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye pour la rive Sud. Ces rencontres annuelles de caractère politique et militaire permettent des échanges entre ministres de l'intérieur, des affaires étrangères et de la défense, et autorités militaires. J'avais eu l'occasion de constater dès octobre que le CEMAT algérien avait une vision lucide de la situation au Sahel. Cette évolution s'est concrétisée au moment du déclenchement de l'opération Serval par l'autorisation de survol de leur territoire par nos avions. La prise d'otages d'In Amenas, dont une partie des assaillants venait de Gao, a achevé la prise de conscience des autorités algériennes. La stratégie qui était la leur, et qui consistait à repousser les djihadistes au-delà de leurs frontières, n'est plus de mise. Ceci dit, vous le savez, l'équilibre entre les principaux acteurs de l'État algérien reste complexe.
Il est vrai que des djihadistes partis de Libye sont actuellement en Syrie, mais ce pays attire davantage que le Mali par des conditions climatiques plus favorables. Ainsi, alors qu'ils n'étaient qu'une poignée au Mali, dont l'un a été tué et deux ont été faits prisonniers, on estime que le nombre des djihadistes français « concernés » par le conflit syrien est de l'ordre de la centaine. On estime au total à plus plusieurs centaines le nombre de djihadistes européens opérant en Syrie.
Une flotte de transport maritime est en effet nécessaire. Pour l'opération Serval, les Britanniques ont mis à notre disposition un Ro-Ro, nous avons affrété des navires et nous avons utilisé un bâtiment de projection et de commandement, un BPC. Il faut savoir qu'au cours du premier mois, nous avons acheminé 18 000 tonnes de matériel, dont plus de la moitié par la voie des mers. C'est ainsi qu'en huit jours, dont cinq jours de mer entre Toulon et Dakar, nous avons pu faire ce qui aurait pris de nombreuses semaines avec des avions gros porteurs. Nous restons donc extrêmement attentifs à tout ce qui est transport maritime. Nous n'oublions pas, par ailleurs, que la zone du golfe de Guinée est exposée à des menaces de piraterie.
Ce conflit est l'un des modèles des opérations à venir, mais il ne peut pas en tant que tel en constituer l'unique paradigme. Tout d'abord, il présente la particularité que, contrairement aux conflits précédents (Balkans, Afghanistan) où nous opérions en coalition, l'engagement initial a été conduit de manière autonome. Cette entrée en premier a été possible grâce notamment à nos capacités de planification et de commandement. Ces capacités sont une des clés de notre autonomie stratégique.
De même, les environnements peuvent être très divers. Le terrain imprime sa marque sur la manière de conduire les opérations. Dans les zones inhabitées ou faiblement habitées comme le désert ou les montagnes, il n'est pas possible d'occuper le terrain. La guerre s'apparente alors à la guerre navale : on recherche l'ennemi et une fois qu'on le tient, on ne le lâche plus. À l'inverse, dans les zones fortement habitées comme le fond des vallées afghanes, l'adversaire peut se fondre dans la population, imposant d'autres modes d'action.
Les théâtres d'opérations maritimes peuvent également être extrêmement divers : le golfe de Guinée n'a pas grand-chose à voir avec la côte somalienne ou avec le Golfe d'Aden, lui-même très différent du Golfe arabo-persique où les conditions de température sont très difficiles de la mi-mai à la mi-octobre.
Chaque théâtre d'opération potentiel présente ainsi des caractéristiques géographiques et climatiques très spécifiques, sans parler de ses spécificités géopolitiques. De ce dernier point de vue, l'éventail est extrêmement large, de l'État-voyou à l'État failli. Quant au Mali, l'État y était totalement absent jusqu'à une période récente tandis que le Sud libyen est devenu un véritable trou noir, propice à tous les trafics…
La question – et elle s'est posée lors de l'élaboration du Livre blanc – est de savoir si la programmation militaire doit nous permettre de parer à toutes les hypothèses ou seulement aux plus probables. Mon prédécesseur parlait de « surprise stratégique » : cela existe, comme les révolutions arabes l'ont prouvé !
Si, en parlant de doutes, monsieur le député Boisserie, vous songez à ceux que je pourrais avoir sur le bien-fondé de certaines options prises par le passé, je dirai que nous avons progressé depuis notre engagement dans le conflit en ex-Yougoslavie, première action offensive de l'OTAN. Aujourd'hui, nous agirions assez différemment et sans doute de façon plus économe. Quant à l'intervention en Afghanistan, elle nous a montré les limites de l'option uniquement militaire.