Intervention de Philippe Darmayan

Réunion du 13 mars 2013 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'investiguer sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Philippe Darmayan, président de la Fédération française de l'acier :

Permettez-moi de préciser, Monsieur le président, qu'Aperam possède également une usine de production d'alliages de nickel et de fer à Imphy, ainsi que des établissements à Pont-de-Roide et à Firminy.

Nous avons apporté à votre commission d'enquête une contribution écrite résumant les positions de la FFA et son analyse des grands enjeux auxquels la filière est confrontée.

L'acier en France emploie 55 000 personnes. Aux 27 000 sidérurgistes proprement dits, il faut étendre les emplois que représentent la transformation de l'acier pour fabriquer des barres à béton, des poutrelles, etc., et la distribution des produits. Les métiers sont très spécialisés, qu'il s'agisse de laminage, de production d'acier, de gestion des hauts-fourneaux, de transformation ou de fabrication pour des secteurs particuliers – automobile, construction… –, dans un contexte où les métiers de nos clients sont eux-mêmes en constante évolution.

À titre d'exemple, les nouvelles règles environnementales imposent que l'on produise des automobiles plus légères. L'acier doit être plus mince, mais tout aussi résistant pour répondre aux impératifs de sécurité.

L'industrie sidérurgique française, ce sont quinze groupes, pour la plupart internationaux, qui fabriquent tous les produits de l'acier à l'exception des poutrelles, dont la production est située de par l'histoire au Luxembourg : l'acier carbone, sous forme de produits plats et de produits longs, mais aussi les aciers spéciaux comme l'inox et les autres alliages, ou encore les tubes avec la société Vallourec, numéro un mondial du secteur.

De la longue tradition française de production d'acier, il reste donc des parties qui se situent parmi les plus spécialisées et les plus compétitives au monde.

Cette industrie nationale est intégrée dans le marché européen. La France produit 15 millions de tonnes d'acier par an et en consomme entre 13 et 15 millions de tonnes, mais 50 % de sa production est exportée et 50 % de sa consommation est importée. Il n'y a donc pas de sens à parler de la situation française si on ne la replace pas dans un contexte européen. Les frontières n'existent plus pour l'acier : la France est totalement intégrée dans l'Union.

Le processus remonte à la mise en place de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) dans les années 1950. Pour faire face aux crises, la CECA permettait de planifier « étatiquement » la réduction des capacités de manière à maintenir l'industrie de l'acier en vie. Ce mode de fonctionnement n'a plus cours dans le libre-échange actuel, mais il explique que l'industrie sidérurgique française soit devenue une industrie européenne.

Dans le marché européen, ArcelorMittal ne représente que 34 % de l'activité. Il est faux d'affirmer que ce groupe a le monopole de l'acier en France. Bien qu'étant le premier producteur français, il ne contrôle en rien le marché : c'est un producteur parmi d'autres.

L'acier irrigue l'économie réelle et est irrigué par elle. Ce serait une erreur de ne considérer que l'industrie automobile parmi ses débouchés. En effet, 34 % de l'acier est utilisé par le secteur de la construction, 18 % par l'industrie automobile, 14 % par la mécanique, 14 % par l'industrie de transformation du métal et 12 % par l'industrie des tubes qui elle-même alimente ensuite la construction, l'automobile et la mécanique.

Le segment automobile est important, notamment depuis l'époque où Usinor et Sacilor ont mis en place avec les constructeurs une stratégie pour alléger les véhicules grâce à des aciers de grande technicité, mais il n'est pas le seul à l'être. On ne peut produire 15 millions de tonnes d'acier avec ce marché pour unique perspective.

Les autres marchés sont dispersés et reposent sur des caractéristiques techniques beaucoup plus communément répandues dans le monde. Les produits sont alors appelés « commodités ». Les grands groupes sidérurgiques comme ArcelorMittal, Aperam ou Vallourec ne peuvent concentrer leur production sur des spécialités : il leur faut produire une gamme comprenant à la fois les commodités et les spécialités. Un haut-fourneau produit de l'acier en grande quantité. Si on limite la production à quelques spécialités, il devient impossible d'amortir les frais fixes.

Bref, si l'aspect technique des spécialités est important, il est impératif de faire aussi porter l'effort sur la compétitivité et le prix de revient puisque le marché européen, au niveau des prix, est lui-même intégré dans le marché mondial. Tant sous l'angle de la compétitivité que sous celui des prix, l'industrie de l'acier est une industrie de commodités. Lorsque les marchés s'effondrent, il faut, comme la CECA pouvait le faire, ajuster les capacités à la demande. Produire quand il n'y a pas de demande ne sert à rien, sinon à faire baisser les prix et à rendre les sociétés non rentables.

Or la conjoncture est mauvaise. Comme l'a très bien expliqué M. Pascal Faure devant votre commission, deux crises se sont succédé. Celle de 2008 entraîne une baisse de la demande de l'ordre de 40 %. Des mesures d'urgence ont été prises pour fermer des hauts-fourneaux et réduire la production. La crise de 2011 est intervenue après une légère remontée à 20 % en dessous de la production de 2007-2008. Le sentiment s'installe que la crise est de longue durée et que la surcapacité, au plan mondial, est de 20 à 25 %. Il faut donc prendre des mesures structurelles pour ajuster la capacité, ne pas mettre sur le marché des volumes inutiles et maintenir un certain niveau de prix.

Tous les groupes ont mené cette stratégie. Ils ont décidé de charger complètement les sites les plus compétitifs et d'arrêter les autres ou de les mettre sous cocon, le choix entre ces deux dernières solutions étant déterminé par la vision de long terme que la société peut avoir des possibilités de reprise.

Dans un marché de commodités, il faut être compétitif. L'entreprise ne pouvant garder les frais fixes que le prix du marché ne lui permet pas de payer, elle doit optimiser son dispositif industriel.

Dans le cas d'Aperam, nous avions deux lignes de laminage à froid à Isbergues. Celle qui est totalement automatique et capable de résister à la concurrence internationale a été maintenue, l'autre a été mise sous cocon. À Gueugnon, nous avons mis deux des six laminoirs sous cocon. L'industrie de l'acier ne peut maintenir des capacités alors qu'elle est dans l'obligation d'avoir un cash flow positif à la fin du mois pour financer l'entretien, les investissements, etc.

La crise est durable. Comme l'a dit le Président de la République, une des clés de sa résolution est le retour à la croissance. On n'en est pas là. Tant que la construction et l'automobile, qui représentent respectivement 34 et 18 % de nos marchés, ne repartent pas, nous sommes obligés de nous adapter à la situation. Il serait irresponsable de ne pas le faire.

De plus, la conjoncture des groupes sidérurgiques est affectée par un transfert des marges : depuis 2010, les industries minières ont augmenté les prix des matières premières tandis que le prix de l'acier stagnait ou baissait, d'où un squeeze qui a affecté les marges.

Dans ce contexte, aucune stratégie n'est a priori la bonne. Certains de nos adhérents mènent une stratégie d'intégration, d'autres tentent de faire jouer la concurrence pour enrayer la hausse des matières premières. Au Brésil, Vallourec et Aperam exploitent du charbon de bois pour fabriquer leur acier. ArcelorMittal, quant à lui, a décidé de s'intégrer partiellement afin de produire la moitié des matières premières nécessaires à sa production. La stratégie de POSCO à l'international n'est pas différente, qu'il s'agisse du nickel ou du minerai de fer.

De 1970 à 2008, la production française d'acier demeure relativement stable malgré la baisse très importante des effectifs. Ces efforts constants pour réduire les coûts et améliorer la productivité ont permis à notre industrie de rester à un haut niveau.

Toutes ces évolutions, j'y insiste, correspondent à des stratégies de long terme. Dans le contexte d'organisation planifiée de l'après-guerre, de grands ingénieurs du corps des Mines ont défini la sidérurgie que nous connaissons aujourd'hui : création d'une sidérurgie en bord de mer à mesure que nos mines s'épuisaient, ou encore la spécialisation des sites historiques du centre de la France (Le Creusot, Gueugnon, Imphy) et de Lorraine dans des produits à haute valeur ajoutée.

M. Francis Mer a retracé devant votre commission l'histoire de ces fusions et de ces rationalisations qui ont permis de réduire les frais fixes et de maintenir l'essentiel.

Nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation analogue. La conjoncture est mauvaise, je l'ai dit, et la surcapacité mondiale est importante non seulement parce que le marché a baissé mais aussi parce que la production chinoise a augmenté. Alors que l'Europe produit annuellement 169 millions de tonnes d'acier, la Chine en produit environ 720 millions. Dans ce pays à l'économie planifiée, la production augmente chaque année de l'équivalent de celle d'ArcelorMittal. La demande continue de croître, certes, mais à un moindre rythme.

Les décisions de restructuration, de mise sous cocon ou d'arrêt sont donc indispensables. Nous devons les prendre avec le plus de pertinence possible.

L'industrie sidérurgique française et européenne souffre d'abord de coûts élevés.

M. Faure a estimé qu'il serait préférable d'avoir, comme ThyssenKrupp, tous nos oeufs dans un même panier. Le regroupement sur un même site serait idéal pour réduire les frais fixes. Il est cependant impossible pour des raisons historiques. Nous ne voulons pas perdre les compétences dont nous disposons dans chacun de nos sites, d'autant que ce serait socialement inacceptable. Du reste, il n'est pas certains que les frais fixes ne connaissent pas une croissance exponentielle dès lors que l'on dépasse une certaine taille.

Nos installations sont dispersées, elles sont aussi plus âgées que celles des Asiatiques. Les usines que leur livrent des entreprises européennes comme Siemens VAI sont à l'état de l'art.

L'enjeu est donc, tout à la fois, de mener des restructurations pour réduire la dispersion tout en respectant les compétences locales, et d'investir pour moderniser nos équipements en sélectionnant les usines que nous voulons garder et en concentrant sur elles nos efforts pour assurer leur compétitivité.

Si l'usine de Dunkerque n'est pas forcément, comme on vous l'a dit, la plus compétitive d'Europe, elle figure du moins, avec celle de Gand, dans les tout premiers rangs. C'est un atout pour la France. Je me demande à cet égard si l'on ne s'est pas trompé de bataille. Je l'ai dit à M. Faure et je vous le répète : l'enjeu majeur, c'est le maintien des sites de Dunkerque et de Fos-sur-Mer.

Les coûts de production tiennent aussi à des prix de l'énergie élevés, à une législation du travail rigide et à l'effet négatif du taux de change euro-dollar.

Bref, dans le secteur de l'acier comme dans le reste de l'industrie, il existe un problème de compétitivité. Notre fédération a participé aux débats qui ont conduit le Gouvernement à retenir la compétitivité comme un élément essentiel du maintien de l'industrie en France. C'est particulièrement vrai pour l'acier, qui est une industrie lourde et où les coûts sont particulièrement importants.

Par ailleurs, nous évoluons dans un environnement européen ouvert sur le monde sans réciprocité. De façon un peu masochiste, l'Europe est le champion du libre-échange face à une multitude de systèmes protectionnistes où aides d'État, avantages fiscaux et pratiques commerciales inéquitables se cumulent. Dans les discussions qui se tiennent au sein de l'Organisation mondiale du commerce, notamment, nous devons apprendre à nous défendre. Les États-Unis y parviennent mieux que nous et le ministre Montebourg a raison d'y insister : non seulement l'Europe doit défendre les consommateurs, mais elle doit aussi savoir définir et défendre ses champions industriels.

Enfin, l'Union européenne dispose de peu de matières premières. Nous resterons dépendants des importations et cette vulnérabilité doit nous amener à soutenir les sites de bord de mer et à maintenir une stratégie d'approvisionnement pour les métaux nécessaires à la production des aciers de spécialité, tels le magnésium, le manganèse, le cobalt, etc. À titre d'exemple, les taxes à l'exportation que la Chine applique sur le chrome permettent à ses industriels de l'inox de bénéficier de prix moins élevés que les nôtres.

J'en viens aux réponses qu'il convient d'apporter à ces enjeux.

Au niveau européen, le commissaire Antonio Tajani a lancé conjointement avec l'association Eurofer un travail global sur la structure de l'industrie de l'acier. Des mesures concrètes seront proposées en juin prochain. L'heure n'est plus à une gestion commune autoritaire des surcapacités comme le faisait la CECA : il revient désormais à chaque entreprise de prendre les engagements locaux qui s'imposent. En revanche, le système de taxation des émissions de CO2 doit prendre en compte les difficultés de croissance, de prix, de compétitivité et de marges des entreprises sidérurgiques. Alors que les climaticiens veulent que les émissions de CO2 issues de la production d'acier baissent encore de 50 %, nous estimons que notre potentiel est de seulement 10 %. Il est important que ce débat soit mené à son terme.

Pour ce qui est des prix de l'énergie, les politiques sont très différentes en Allemagne, en Italie, en Belgique et en France. L'Allemagne privilégie l'industrie et fait payer le consommateur particulier. La France, dont le système productif est compétitif, a fait un choix plus égalitaire. Il conviendrait d'harmoniser cette situation d'inégalité entre industries sidérurgiques au sein de l'Union européenne.

Même chose pour ce qui est des dispositions afférentes aux échanges commerciaux. La France et l'Europe doivent combattre l'entrée de la Chine dans le libre-échange tant que ce pays n'aura pas adopté les pratiques de l'économie libérale. Sinon, nous n'arriverons jamais à résister à l'attaque chinoise.

Au niveau français, le soutien apporté par M. Montebourg à l'initiative du Commissaire Tajani est très positif. Plusieurs axes méritent réflexion.

D'abord, toute mesure de soutien à la croissance nous sera favorable, s'agissant en particulier de la construction et de l'automobile.

De même, les actions visant à contrecarrer un euro trop fort servent l'industrie de la mécanique, donc la sidérurgie.

S'agissant des mesures destinées à soutenir la compétitivité française, la FFA participe aux prises de positions du MEDEF et du groupe des fédérations industrielles (GFI). En tant qu'industrie lourde, nous devons faire face à des contraintes spécifiques liées, premièrement, au prix et à l'efficacité du fret ferroviaire – nous suivons donc avec beaucoup d'attention les efforts de restructuration de la SNCF et l'ouverture du marché du fret –, deuxièmement, au prix de l'énergie et à la nécessité de définir une tarification spécifique pour les électro-intensifs, afin que notre activité de long terme bénéficie des investissements qui assurent le devenir de nos sites.

Je pense aussi qu'il ne faut pas refuser les restructurations mais les gérer avec compréhension et sans anathème. De notre part, cela suppose des efforts d'explication et de transparence ; de la part des politiques, cela suppose un effort de compréhension des enjeux généraux.

Nous aurions intérêt, par exemple, à mener un travail commun sur la gestion prévisionnelle des emplois. Notre secteur est en effet bien particulier tant par les compétences qu'il exige que par sa pyramide des âges, assez déséquilibrée par les plans sociaux successifs. Je me suis entretenu de ce sujet avec le ministère du redressement productif dans le cadre de la conférence nationale de l'industrie. La question n'est pas de refuser les restructurations mais de les gérer de façon prévisionnelle, avec toutes les implications que cela peut avoir sur les dispositifs de formation propres à nos métiers et sur les moyens d'en renforcer l'attractivité auprès des jeunes.

Il serait également opportun de réfléchir à un engagement de bonnes pratiques en matière d'évolution des réglementations environnementales. Nous aimerions avoir le soutien français lorsque nous nous battons au sein de l'Europe pour que l'on fasse preuve d'un peu plus de raison et que l'on intègre les contraintes du secteur sidérurgique dans la lutte contre le changement climatique, notamment dans le traitement des quatre dossiers clés pour 2014.

Enfin, nous devons favoriser ensemble la recherche et développement, qu'elle concerne les marchés ou qu'elle concerne l'environnement. C'est un axe de long terme particulièrement important.

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