Intervention de Yassine Chaïb

Réunion du 28 mars 2013 à 9h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Yassine Chaïb, sociologue :

Mes travaux sur l'intégration par la mort et les rites funéraires d'enracinement, que je mène depuis trente ans, m'ont amené à distinguer l'immigration familiale et l'immigration de l'homme seul.

Dans le cas de l'immigration familiale, les études que j'ai effectuées sur des dossiers consulaires concernant le Maghreb et la Turquie m'ont permis de démontrer que le retour post mortem systématique s'explique par le fait qu'il est interdit chez les immigrés de mourir en France, car cela n'est pas prévu dans le projet migratoire. J'ai également montré l'existence d'enjeux économiques liés au rapatriement, car, même s'il représente un coût important, la famille d'origine souhaite faire valoir son droit de succession. Ainsi, cinq cents Tunisiens sont rapatriés chaque année et rares sont ceux qui sont inhumés en Europe, sauf en cas de mariage mixte ou de souhait de crémation. J'ai observé la même situation chez les Marocains.

Il faut dire que les pays d'origine offrent à l'immigré une protection personnelle. Ainsi, l'État tunisien fournit une avance qu'il récupère à la liquidation de la succession. Le gouvernement mexicain utilise également le rapatriement des nationaux qui décèdent aux États-Unis comme un moyen diplomatique. Cette question du retour post mortem dans un cadre familial comporte donc un volet sociologique, social – puisque des familles sont encore présentes dans le pays d'origine –, mais aussi un volet politique lié au pays d'origine.

Mais nous vivons actuellement un changement de paradigme et le rapatriement n'est plus systématique. Auparavant, les gens faisaient valoir leur attachement au pays : « Mon pays, c'est l'Algérie », disaient-ils par exemple. Désormais, comme l'ont montré mes travaux sur des personnes en fin de vie, ils déclarent : « Mon pays, ce sont mes enfants. » Il s'agit véritablement d'une revendication citoyenne. Cette génération de l'enracinement est cependant confrontée à plusieurs obstacles : la tension foncière freine l'aménagement des « carrés musulmans » et les pompes funèbres n'offrent pas un service commercial adapté.

Face au manque de places, les collectivités territoriales devraient devenir aménageurs et innovateurs. Aucune revendication n'est exprimée par les migrants pour refuser l'inhumation dans un cercueil, mais des innovations pourraient être envisagées dans le domaine des rites funéraires, comme le stationnement mixte avant l'inhumation – avec la présence de Français, de musulmans, de femmes, d'hommes –, pratique qui n'existe pas dans le pays d'origine où la personne est inhumée le matin en présence des hommes, alors que les femmes ne se rendent au cimetière que l'après-midi.

Pour l'heure, aucune circulaire n'a pris en compte cette tendance à se faire enterrer auprès de ses enfants. D'ailleurs, plus qu'aménageurs, les collectivités pourraient s'octroyer le rôle de géomètre en aménageant tout simplement, dans les « carrés musulmans », des concessions orientées vers l'est. Le reste ne les concerne pas, puisque ce sont les personnes concernées qui choisissent s'il convient d'édifier ou non un monument.

S'agissant des immigrés seuls hébergés dans des foyers Adoma, les départs de corps se multiplient en raison du vieillissement des résidents. Cette question de la mort chez les personnes âgées migrantes seules révèle une ambiguïté entre ce que j'appelle « décéder en France » et « mourir en France ». En fait, ces personnes prennent le risque de « décéder en France », car elles y ont cotisé et bénéficient de soins, mais elles se protègent du « mourir en France », car elles ne souhaitent pas s'y faire inhumer. Afin de se protéger de cette malédiction de mourir en France, elles souscrivent des assurances rapatriement ou développent une solidarité communautaire qui leur permet de se faire enterrer au pays grâce aux cotisations des résidents. Aussi font-elles des navettes constantes entre leur pays d'origine et la France, certaines conservant leur chambre au foyer pour faire ces allers et retours en prenant le risque de mourir sur le sol français.

Il faut également évoquer ce que j'appelle « l'économie de la valise ». Si ces personnes voyagent constamment entre le pays d'origine et la France, c'est aussi pour trouver des moyens de subsistance : elles tiennent des petits commerces de marchandises et viennent en France pour bénéficier de l'ASPA, qui fait vivre toute une famille dans le pays d'origine – cette allocation étant souvent bien supérieure au salaire moyen des enfants restés au pays. Les migrants âgés sont par ailleurs une source d'inspiration culturelle, comme le montre le nombre croissant de travaux réalisés sur « les oubliés de guerre », qui ont combattu aux côtés de la France pendant la Seconde Guerre mondiale. Je crois qu'il est important de recueillir leur parole pour connaître leur trajectoire et de leur donner une citoyenneté, car ce sont des citoyens à part entière.

Ces personnes âgées et isolées, piégées par leur propre projet migratoire, appartiennent à l'histoire de l'immigration, et nous n'en connaîtrons pas d'autres comme elles à l'avenir : nous aurons désormais beaucoup plus à gérer leur mort qu'à gérer leur vie.

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