Intervention de Karine Foucher

Réunion du 29 mai 2013 à 9h45
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Karine Foucher, maître de conférences en droit public à la faculté de droit et des sciences politiques de Nantes :

Certains d'entre vous m'ont interrogée sur les évolutions possibles de la QPC et sur les améliorations qui pourraient lui être apportées.

Afin d'alléger la procédure, il serait judicieux de revenir sur le double filtrage, même s'il ne faut pas oublier qu'il s'agissait au moment de la révision constitutionnelle, d'une condition sine qua non posée par les deux cours suprêmes de notre hiérarchie juridique. Celles-ci souhaitaient que soient affirmées leur souveraineté juridique et leur légitimité dans la protection des droits fondamentaux – notamment pour ce qui concerne le Conseil d'État. Il est indéniable que cette procédure est trop lourde ; c'est en tout cas la position de FNE. À l'exception de la Belgique, la France est le seul État européen à procéder à un double filtrage. Celui-ci a existé en RFA entre 1949 et 1956, mais il a été abrogé en raison de sa lourdeur et des divergences d'interprétations entre cours suprêmes.

Par ailleurs, le double filtrage amène les juridictions à s'en remettre aux cours suprêmes. Elles se contentent de filtrer très grossièrement les saisines fantaisistes, le véritable examen s'opérant au deuxième niveau. Au final, un seul filtrage est réellement utile.

Je note en outre que, dans ses analyses, le Conseil d'État marche de plus en plus souvent sur les plates-bandes du Conseil constitutionnel : quand il considère, par exemple, qu'une question n'est pas sérieuse, il opère une sorte de « pré-contrôle » de constitutionnalité – ce que beaucoup considéraient impossible en vertu du monopole du Conseil constitutionnel. Cette tendance, qui n'est pas choquante dès lors qu'un rôle de filtre a été attribué aux cours suprêmes, peut soustraire certaines QPC intéressantes à l'examen du juge constitutionnel.

Alors que le recours à un avocat aux Conseils peut se révéler nécessaire, la globalité des frais engagés reste à la charge des associations de défense de l'environnement. FNE estime globalement ces frais trop élevés pour les associations. Parce qu'elle dispose de réels moyens, elle juge également qu'elle serait en mesure de présenter elle-même ses observations sans recourir à des avocats.

La lourdeur de la procédure et la faiblesse des services juridiques des associations expliquent le faible nombre de QPC en matière d'environnement. Mais il faut tenir compte du fait que les associations se sont toujours battues pour défendre l'application de la loi – en utilisant, par exemple, le recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. Elles n'ont pas encore de culture de mise en cause de la loi. Il faut leur laisser le temps de changer de stratégie.

Il me semble qu'à la faveur de l'introduction du contrôle a posteriori, le Conseil devrait évoluer pour devenir une cour constitutionnelle. En 2008, Robert Badinter avait proposé un changement de dénomination ; il faut aller bien au-delà. Tout d'abord, la procédure elle-même n'apporte pas suffisamment de garanties quant au contradictoire, même si de nombreux progrès ont été accomplis. Ensuite, le service juridique du Conseil doit être renforcé – en comparaison des autres cours européennes, les personnels de ce service sont excessivement peu nombreux et se trouvent dans l'obligation de faire ponctuellement appel à des maîtres de conférence.

Enfin, la question de la nomination des membres du Conseil persiste. La suppression des membres de droit s'impose – le président du Conseil n'y est d'ailleurs pas opposé. Ces derniers ne siègent quasiment pas sur les QPC : MM. Valéry Giscard d'Estaing et Jacques Chirac n'assistent jamais aux séances qui y sont consacrées, et M. Nicolas Sarkozy, qui a été présent à cinq ou six reprises, se tient désormais en retrait. Il faut avouer que ce type de contrôle demande beaucoup plus de travail que l'examen a priori de la loi. Aujourd'hui, il n'est plus possible de mener de front une autre activité. En ce qui concerne les membres nommés, il faut franchir un cap essentiel et exiger qu'ils présentent les qualifications suffisantes pour être magistrat. Toutes les cours constitutionnelles étrangères ont cette exigence ! Les membres actuels ont tous fait du droit, mais il est arrivé qu'un pharmacien siège au Conseil. Jean-Louis Debré nous dirait que le regard de chacun peut être utile au débat mais, dès lors que le Conseil se prononce sur la QPC et que ses analyses juridiques doivent être détaillées, il est indispensable que la qualification juridique de ses membres évolue.

Les membres du Conseil sont trop peu nombreux au regard de la composition des cours étrangères. Les juges constitutionnels sont seize en Allemagne et quinze en Italie, ce qui leur permet d'opérer un filtrage en comité restreint. Parce que les neuf membres du Conseil n'ont pas de rapporteur adjoint et qu'ils veulent tous prendre part à la décision collective, ils ne peuvent traiter qu'un nombre restreint d'affaires, ce qui empêche de mettre fin au double filtrage. À l'étranger, le premier juge saisi assure un filtrage efficace, et la Cour constitutionnelle joue le rôle de second filtre – c'est également ce que fait la Cour européenne des droits de l'homme qui se réunit en comité de trois juges.

Une autre évolution me semble nécessaire quant à la nature du contrôle opéré par le Conseil : d'abstrait, il devrait devenir concret. Pour expliquer la différence, l'ancien président de la cour constitutionnelle italienne citait un exemple : alors que, de façon abstraite, la loi interdisant l'adoption d'enfants ayant moins de dix-huit ans ou plus de quarante ans d'écart avec leurs futurs parents était conforme à la Constitution, la Cour a demandé au législateur de corriger son texte parce, de façon concrète, la loi n'avait pas prévu que l'enfant adopté pouvait avoir un frère ou une soeur dont il ne devait pas être séparé et dont l'âge ne correspondait pas à la règle imposée, cas auquel elle était confrontée. On comprend qu'il s'agit, non pas de tout remettre en cause, mais d'affiner les dispositions législatives afin qu'elles protègent mieux les droits fondamentaux. Tant que nous nous contenterons d'un contrôle abstrait, il ne se passera pas grand-chose en matière d'environnement. En tant que telle, la loi OGM est assurément conforme au principe de précaution puisqu'elle transpose la directive de 2001. Mais le respect du seuil de contamination des champs voisins permet-il concrètement d'assurer le droit à un environnement sain ?

J'ajoute que le délai de trois mois est trop bref. L'étau pourrait être desserré : une durée de six mois permettrait d'opérer un contrôle plus concret qui ferait progresser la protection des droits fondamentaux, notamment en matière d'environnement.

Les particularités de la procédure française sont très fortes. Jean-Louis Debré n'a peut-être pas tort quand il souhaite l'installer dans le paysage juridique avant d'envisager des évolutions. Elle constitue une révolution juridique ou plutôt, en raison des progrès qui restent encore à accomplir, une quasi-révolution. Il faudra remettre l'ouvrage sur le métier pour passer à un stade supérieur en matière de défense des droits fondamentaux.

En ce qui concerne la Charte de l'environnement et l'instabilité juridique que plusieurs d'entre vous ont évoquée, j'en reviens à mon propos liminaire sur les moyens utilisés par le Conseil constitutionnel. L'incompétence négative lui permet de ne jamais prendre position sur le fond et de sanctionner la loi uniquement parce qu'elle ne prévoit pas les conditions d'application des principes énoncés – par exemple, la participation du public. Ainsi, en tout état de cause, la proposition de loi visant à inscrire la notion de dommage causé à l'environnement dans le code civil, adoptée par le Sénat le 16 mai dernier, serait déclarée non conforme à la Constitution pour incompétence négative si elle devait être adoptée telle quelle. En effet, selon l'article 4 de la Charte : « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement, dans les conditions définies par la loi. » Or la proposition de loi ne définit pas ces conditions : elle ne précise ni les fondements de la responsabilité engagée en cas d'atteinte à l'environnement, ni les modalités, ni le niveau des réparations en nature. Heureusement, je crois qu'un projet de loi plus précis est annoncé sur le sujet.

Dès lors que l'incompétence négative lui suffit pour considérer qu'une loi ne respecte pas la Constitution, le Conseil estime, au nom d'une économie de moyens déjà mise en oeuvre par le Conseil d'État, qu'il n'a pas à pousser son contrôle plus loin. En conséquence, tant que le législateur ne se sera pas saisi de son entière compétence, les censures du Conseil, sans intérêt sur le fond, continueront de vous donner une impression d'instabilité. Elles vous obligeront à légiférer en urgence. Au stade où nous en sommes, la véritable révolution opérée par la Charte réside non pas dans le contenu des droits environnementaux, mais dans l'accroissement de la compétence du Parlement et la disparition du pouvoir réglementaire autonome. Malgré tout, il faudra qu'un jour le Conseil prenne position sur la Charte.

À mon sens, il est regrettable que la loi du 27 décembre 2012, relative à la mise en oeuvre de participation du public, ait supprimé dans le nouvel article L. 120-1 du code de l'environnement la référence à l'incidence « directe et significative » sur l'environnement alors même que le Conseil avait estimé cette référence conforme à la Constitution. Toute condition de seuil a disparu avec la suppression du terme « significative », ce qui risque de fragiliser de nombreux actes réglementaires et décisions dont on ne sait plus vraiment s'ils doivent faire l'objet d'une participation. Par cohérence avec la Charte, qui a pour objet de prévenir et de réparer les dommages à l'environnement, j'estime qu'il faudrait s'en tenir aux incidences significatives et même à celles qui sont négatives. Je note qu'au lieu de s'attacher à cette cohérence, le Conseil, en se fondant sur l'incompétence négative, rend finalement des décisions qui vont parfois dans le sens des pollueurs en censurant des textes protecteurs juridiquement insuffisants.

La jurisprudence du Conseil ne portant pas sur le fond, la situation n'est pas très confortable pour le législateur qui ne dispose d'aucune ligne directrice. Il lui revient pourtant de se prononcer sur les conditions de mise en oeuvre des principes énoncés – en l'espèce sur la participation des citoyens. Un « copié-collé » de la Charte n'est pas suffisant ! Sur le fond, le Conseil laissera probablement au Parlement une large marge d'appréciation. Si l'on fait le parallèle avec la mise en oeuvre de l'alinéa 8 du Préambule de la Constitution de 1946, relatif à la participation des travailleurs, jamais le Conseil n'a imposé une modalité précise – considérant que cette matière relevait de la compétence du Parlement.

À mon sens, le principe de précaution, auquel j'ai consacré ma thèse, n'a rien à faire dans la Charte. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'il ne soit pas fréquemment utilisé dans la jurisprudence constitutionnelle. Il aurait suffi de consacrer le droit à un environnement sain, équilibré et respectueux de la santé, duquel le juge aurait parfaitement su tirer toutes les conséquences, mais on a préféré adopter un texte trop large, peut-être trop bavard, dans lequel le principe de précaution n'a pas place.

Contrairement à ce qu'écrit la doctrine, le principe de précaution ne s'applique pas tout seul. Il faut organiser une procédure d'expertise, une procédure d'autorisation, un aller-retour entre les experts et le décideur, la mise en oeuvre de mesures proportionnées et provisoires… Tout cela est prévu par la loi – par exemple, par la loi OGM – ; c'est ensuite, au cas par cas, au niveau de la mise en oeuvre par l'autorité administrative qui autorise l'utilisation de tel OGM ou l'installation de telle antenne relais de téléphonie mobile, qu'existe un risque de contradiction avec le principe de précaution. Ce n'est quasiment jamais au niveau du législateur, sauf lorsqu'il se prononce sur une activité ou un produit à risque – comme le stockage de déchets nucléaires. Je ne suis d'ailleurs pas certaine que le Conseil s'aventurerait à censurer une disposition de ce type, car il considère qu'il « ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement ».

La mention du principe de précaution dans la Charte a peut-être eu un effet accélérateur. On pouvait toutefois s'en passer, car l'article L. 110-1 du code de l'environnement et le droit de l'Union européenne permettait de l'imposer. Cette mention s'est tout de même traduite par une avancée : elle a permis de passer outre l'indépendance des législations. Grâce à l'article 5 de la Charte, le principe de précaution s'impose désormais en matière d'urbanisme, comme l'a affirmé le Conseil d'État en 2010. Ce résultat aurait également pu être obtenu par une autre voie, mais il faut reconnaître qu'il s'agit d'un apport direct du principe de précaution – c'est même le seul.

J'ai été interrogée sur la place des droits environnementaux par rapport aux autres droits. Officiellement, contrairement à ce qui se passe en Allemagne ou en Espagne, il n'existe en France aucune hiérarchie entre droits fondamentaux. Déclaration de 1789, préambule de 1946, Charte de l'environnement : tous ces textes sont sur le même plan. Toutefois, il ressort de l'analyse des décisions du Conseil que certains droits et libertés sont mieux protégés que d'autres. Au regard de l'intensité du contrôle opéré – minimum ou normal –, certains auteurs considèrent que la dignité, la liberté d'aller et venir et les anciennes libertés publiques se situent au sommet de la hiérarchie. D'autres auteurs contestent cette approche et proposent d'autres classements. La lisibilité fait défaut, mais il me semble probable que le droit à l'environnement céderait s'il était opposé à un droit de première génération comme la liberté d'aller et venir, la liberté d'entreprendre ou la liberté de communication – je ne cite pas le droit de propriété que le Conseil constitutionnel ne protège pas tant que cela.

Il ne faut pas désespérer du Conseil parce qu'il a invalidé la taxe carbone. Le dispositif proposé était particulièrement fragile au regard du principe d'égalité devant les charges publiques, et c'est bien à ce titre qu'il a été décidé que cette mesure n'était pas conforme à la Constitution. Le Conseil veille en effet à ce que, sans être discriminatoires, les éventuelles différences de traitement soient en accord avec l'objectif de la loi. Or la taxe carbone visait à réduire les émissions de gaz à effet de serre en excluant de l'assiette les industries polluantes à l'origine de 70 % des émissions ! Dès lors que la cohérence interne d'un texte sera respectée, la Charte aidera à la reconnaissance d'une fiscalité écologique. Le Conseil considère d'ailleurs que rien dans la Constitution n'interdit d'inciter, par l'impôt et la mise en place de taxes, à des comportements vertueux en matière d'environnement.

Contrairement à la règle applicable dans d'autres États européens, les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas rétroactives – il peut tout de même en décider autrement à titre dérogatoire. Il est regrettable que le requérant ne profite pas directement de la décision mais, en matière d'environnement, l'intérêt général cède devant les intérêts particuliers, et il revient aux associations de faire progresser le droit de l'environnement.

Enfin, en tant que juriste, je ne me prononce que sur les dossiers que je maîtrise. Je m'abstiendrai donc de répondre sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion