Intervention de Danièle Lochak

Réunion du 18 avril 2013 à 14h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Danièle Lochak, professeure émérite de droit public à l'Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense, ancienne vice-présidente de la Ligue des droits de l'homme :

La législation sur l'immigration a traversé plusieurs périodes depuis 1945. La première va de 1945 aux années 1972-1974. Durant cette période, l'immigration est théoriquement très encadrée par l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France et l'Office national d'immigration (ONI). À l'époque, on ne peut venir en France sans un contrat de travail visé par l'administration. Le choix qui a été fait en 1945 est donc clairement celui d'une immigration de main-d'oeuvre. Mais en réalité, les normes très strictes édictées à cette date sont largement inappliquées, et l'essentiel de l'immigration de main-d'oeuvre a lieu librement, en-dehors de cette voie. Un processus de régularisation systématique se met cependant en place, si bien qu'à la fin de la période, 80 % des entrées correspondent en fait à des régularisations. Cela conduit d'ailleurs à relativiser l'idée selon laquelle les immigrés en situation irrégulière ne respectent pas la loi : entre 1945 et 1972, la loi a été constamment contournée, et avec l'accord de tous.

En 1972, les « circulaires Marcellin-Fontanet » tentent de revenir à l'esprit et à la lettre de l'ordonnance de 1945. Elles sont suivies de grèves de la faim, qui contraignent le Gouvernement à reculer. L'année 1974 marque finalement la fermeture officielle des frontières à l'immigration de main-d'oeuvre. Cette dernière a des conséquences sur l'ensemble de l'immigration, à la fois parce que toutes les personnes qui viennent à titre familial, au titre de l'asile ou en tant qu'étudiants sont dès lors soupçonnées de chercher à contourner la loi, et parce que l'objectif est désormais de réduire les flux migratoires de façon générale.

La période 1974-2003 est marquée par les alternances politiques et par ce que j'appellerai un faux mouvement de balancier. En effet, le contraste entre les périodes où la droite gouverne et celles où la gauche est aux affaires n'est qu'apparent. La première partie du septennat de M. Valéry Giscard d'Estaing est plutôt libérale. Jusqu'en 1976, plusieurs gestes sont faits en direction des immigrés, dans l'idée de les intégrer. Des lois sont votées, notamment sur l'accès aux droits sociaux et l'assouplissement des conditions d'éligibilité aux fonctions de représentation du personnel dans l'entreprise. En 1976, un premier texte officialise le droit au regroupement familial, même si un autre vient le contredire dès 1977. On observe dès lors un raidissement des pouvoirs publics, qui se traduit notamment par l'adoption de la « loi Bonnet » en 1980. Avec l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, le discours sur les étrangers se fait très positif : « ils resteront ». L'adoption de la loi relative à la carte de résident en 1984 marque un progrès considérable, qui va malheureusement rapidement être privé d'effets.

Derrière ces allers et retours de la législation demeure en effet un credo commun à tous les gouvernements : il faut maîtriser les flux migratoires. Cette politique, qui avait été définie dès 1976 par M. Paul Dijoud, secrétaire d'État aux travailleurs immigrés, consiste à intégrer les immigrés en situation régulière, tout en se montrant très sévère avec les personnes en situation irrégulière. Cette « balance » n'a pas été respectée : toute la politique d'immigration a été axée sur la répression.

Je n'évoquerai pas aujourd'hui ce volet répressif, préférant m'intéresser à l'intégration et au séjour, qui ont évolué dans un sens regrettable.

L'insertion ou l'intégration est un objectif affiché dès 1976. Mais il n'a jamais été véritablement poursuivi par les politiques d'immigration. Certes, il y a eu le droit au regroupement familial et l'assouplissement des conditions d'accès aux fonctions de représentation du personnel dans l'entreprise. Les « lois Auroux » ont consolidé ces droits sociaux, tandis que la loi du 9 octobre 1981 supprimait les entraves à la liberté d'association pour les étrangers. Je pense aussi aux politiques de la ville telles le développement social des quartiers (DSQ), qui sans être dirigées officiellement vers les immigrés, avaient de fait cet objectif. Le plus important reste néanmoins la loi du 17 juillet 1984 qui crée la carte de résident de dix ans, renouvelable automatiquement, et qui dissocie complètement le droit au travail et le droit au séjour, ou plus exactement fait du droit au travail le corollaire du droit au séjour. Cette carte de résident avait vocation à être attribuée à la grande majorité des étrangers présents en France. Elle l'a d'ailleurs été, dès l'origine, à tous ceux qui séjournaient régulièrement en France depuis plus de trois ans. Compte tenu de la régularisation de 1981-1982, la plupart des étrangers étaient concernés. D'autre part, elle devait être attribuée de plein droit à tous ceux ayant des attaches familiales ou personnelles en France.

On sait ce qu'il en est advenu : cette loi, qui avait pourtant été votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale, a été progressivement « grignotée ». On a supprimé des catégories d'accédants de plein droit à la carte de résident, soumis sa délivrance à des conditions supplémentaires, notamment la condition d'ordre public et celle de la régularité du séjour. Le coup de grâce a été porté par les « lois Sarkozy » de 2003 et de 2006, qui sonnent le glas de la délivrance de la carte de résident de plein droit : les seuls à pouvoir l'obtenir sont désormais les réfugiés, catégorie résiduelle, et les anciens combattants, catégorie en voie d'extinction. Avec ces deux lois et la « loi Hortefeux » de 2007, la problématique de l'intégration est totalement inversée. La loi de 1984 était une loi d'intégration, fondée sur l'idée selon laquelle les immigrés allaient rester sur le territoire et qu'il fallait en conséquence les aider à s'intégrer en leur donnant une assurance de stabilité. Avec les lois de 2003, 2006 et 2007, ils doivent apporter la preuve de leur intégration républicaine pour obtenir une carte de résident. Plus personne – ni les conjoints de Français, ni les parents d'enfants français, ni les personnes entrées en France avant l'âge de treize ans – n'obtient aujourd'hui de plein droit une carte de résident. Il faut attendre au moins trois ans, sinon cinq, pour demander cette carte, qui n'est délivrée qu'à ceux qui apportent la preuve de leur intégration « républicaine » dans la société française. C'est extrêmement déstabilisant, puisque les personnes entrant en France ne peuvent plus espérer qu'une carte d'un an renouvelable. On en observe d'ailleurs les effets dans le fonctionnement déplorable des préfectures, appelées à ne plus délivrer que des cartes de séjour de très courte durée.

Indépendamment même de l'objectif dit « de maîtrise des flux migratoires », que nous pouvons contester par ailleurs, ceux qui avaient vocation à rester en France ont été déstabilisés par cette politique, qui vaut aussi sur le plan de la nationalité. Les conjoints de Français ne peuvent plus demander la nationalité française qu'au bout de quatre ans de vie commune, même dans les cas où l'on ne saurait soupçonner un mariage de complaisance puisque des enfants sont nés du couple. Le nombre des naturalisations a considérablement chuté ces dernières années, plus encore sur la base de la pratique que sur celle des textes.

Quant à l'égalité des droits, elle a fait des progrès considérables, notamment en raison des conventions internationales, qui ont fait admettre l'universalité des droits de l'homme : les étrangers ont désormais les mêmes droits civils et sociaux que les nationaux. Même en ce qui concerne les « emplois fermés », nous progressons vers l'égalité des droits, même si ni l'Assemblée nationale ni le Sénat n'ont pour l'instant voulu la consacrer.

Si nous avons le sentiment que la condition des étrangers a régressé, c'est bien sûr en raison de la dimension policière des politiques d'immigration, mais aussi parce que l'octroi de droits reste le plus souvent soumis à une condition de séjour régulier, qui est de plus en plus difficile à remplir. Le droit de vivre en famille a certes été affirmé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), par le Conseil d'État dans sa décision GISTI de 1978, et par le Conseil constitutionnel. Mais on ne peut plus dire qu'il est respecté lorsque des entraves sont mises à l'exercice de ce droit au nom de la maîtrise des flux migratoires ou de la méfiance envers les actes d'état civil. Le droit à la liberté individuelle ne l'est pas davantage, puisque l'enfermement se développe. Le contraste est donc saisissant entre la problématique de l'égalité des droits, de l'assimilation croissante – au sens où les juristes l'entendent, c'est-à-dire assimilation de la condition des étrangers à celle des nationaux –, et le sentiment – justifié – que dans les faits, l'égalité des droits est remise en cause par ces politiques policières et le refus d'accueillir des étrangers sur notre territoire.

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