Intervention de Françoise de Barros

Réunion du 18 avril 2013 à 14h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Françoise de Barros, maître de conférences à l'Université de Paris VIII Vincennes-Saint-Denis et chercheuse au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris, CRESPPA :

S'agissant des politiques d'immigration menées par la France entre 1945 et les années 1970, il convient tout d'abord de relever un contraste entre les politiques migratoires et les politiques en direction des étrangers.

En effet, la politique migratoire à proprement parler est relativement stable, sur le plan juridique, au cours de cette période. Elle consiste en une politique de recherche – ou à tout le moins de large accueil – de la main-d'oeuvre étrangère. Par rapport à la précédente période de forte immigration en France, à savoir les années 1920, il n'y a pas de changement du point de vue des objectifs et des effets, même si les modalités administratives et juridiques sont différentes.

En revanche, les politiques en direction des étrangers, puis des immigrés résidant sur le sol français, connaissent de profonds bouleversements sur la période. Entre 1945 et 1975, sont en effet mises en place de multiples institutions, qui n'ont pas leur équivalent dans l'entre-deux-guerres. Ce renouvellement est très largement articulé à la décolonisation de l'ensemble de l'empire français, plus particulièrement de l'Algérie.

J'organiserai donc mon propos à partir de cette articulation. Après avoir insisté sur les relations entre la décolonisation de l'Algérie et le renouvellement des politiques en direction des étrangers, j'évoquerai les éléments – tout aussi importants – d'explication de ce renouvellement qui sont extérieurs à cette décolonisation.

En quoi la décolonisation algérienne participe-t-elle profondément au renouvellement des administrations et politiques en direction des immigrés à partir de 1945 ? Pour répondre à cette question, je distinguerai deux points.

Le premier réside dans la création d'institutions et la mise en place de politiques à destination des Algériens alors présents en métropole, qui n'ont pas leur équivalent dans ce qui existait auparavant. Ces innovations s'expliquent par le fait qu'entre 1945 et 1962, les Algériens ne sont pas des étrangers mais des « sujets » français. Bien qu'elle ait acquis le droit de vote en 1945, cette population demeure en effet sous domination coloniale française.

Ces institutions et politiques publiques spécifiques sont désormais bien connues, plusieurs travaux ayant permis d'identifier les conditions de leur création depuis une quinzaine d'années. Il s'agit de la Société nationale de construction pour les travailleurs algériens (SONACOTRAL), du Fonds d'action sociale (FAS), lui aussi à destination des travailleurs algériens, mais aussi des conseillers techniques aux affaires musulmanes (CTAM), mis en place auprès de l'administration préfectorale dans les régions où résident de fortes proportions d'Algériens, pour encadrer ces derniers dans l'ensemble des domaines sociaux, et enfin de la politique de résorption des bidonvilles, directement liée, à l'origine, à la présence d'Algériens.

Ces diverses institutions ont des objectifs et des effets communs, qui consistent tout d'abord à encadrer une population colonisée et à fonder cet encadrement spécifique sur une conception « racialisée » de cette population, mais aussi, très rapidement, à la contrôler en tant que « vivier » des mouvements indépendantistes, afin de pouvoir les réprimer efficacement. Leur dimension coloniale est donc indéniable.

Elle est renforcée par le fait que ces institutions comme ces politiques reposent en grande partie sur des personnels recrutés pour leur expérience coloniale, voire leur « compétence » en matière d'encadrement des Algériens.

Le second point concerne non seulement le maintien de ces institutions et de leurs personnels après l'indépendance, mais surtout leur élargissement à l'ensemble des étrangers, de plus en plus souvent désignés comme immigrés. Le FAS est ainsi l'ancêtre du Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), qui a lui-même cédé la place à l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (ACSé) en 2006. De son côté, la SONACOTRAL est devenue SONACOTRA au lendemain de l'indépendance de l'Algérie puis Adoma en 2007.

Bien que moins connus, les CTAM ont continué à assurer un encadrement territorial des Algériens jusqu'en 1965, puis de l'ensemble des immigrés, sous le titre de conseillers techniques, dans les nouveaux services de liaison et de promotion des migrants (SLPM) créés dans les préfectures à cette date. Cette dernière évolution est elle-même liée à la transformation – au début des années 1970 – de la résorption des bidonvilles, à l'origine circonscrite à la région parisienne, en une politique de résorption de l'habitat insalubre (RHI) conduite à l'échelle du territoire, qui sera elle-même à l'origine de la politique de la ville. Or, même si cette dernière n'est pas explicitement désignée comme une politique d'intégration, elle a été conçue comme un outil institutionnel de l'intégration.

L'ensemble de ce qui apparaît ainsi comme une forme de reconversion des personnels et des institutions coloniales dans de toutes nouvelles institutions à destination des immigrés s'incarne notamment dans la création de la direction de la population et des migrations (DPM) en 1966. Le rôle de cette dernière est en effet de coordonner et de chapeauter, au sein de l'administration centrale, les diverses institutions dont j'ai parlé.

Cette évolution qui s'apparente à une forme de consécration des administrations coloniales peut paraître paradoxale, puisqu'elle est consécutive à la disparition de l'empire français.

En réalité, le paradoxe n'est qu'apparent : la décolonisation a également contraint l'ensemble des personnels administratifs qui assuraient jusqu'alors l'exercice de la domination coloniale sur les territoires colonisés à trouver d'autres fonctions. Il apparaît effectivement qu'une partie des évolutions que j'ai décrites résulte du travail de certains d'entre eux pour se reconvertir professionnellement au sein ou à la marge de l'administration.

Il reste que ces évolutions n'auraient pu advenir sans la convergence d'autres éléments, qui sont extérieurs à l'empire français. Ce sera le second temps de mon propos.

Deux points doivent ici être retenus.

Le premier tient aux profondes évolutions que connaît l'ensemble de l'administration métropolitaine au cours des années soixante, qui jouent à deux niveaux.

D'une part, l'action de l'État central se réorganise par la création de nouveaux ministères, en particulier ceux des affaires sociales et de l'équipement en 1966 – date dont nous avons déjà parlé. Ces deux ministères sont justement ceux qui « recueillent » les reconversions. La DPM est ainsi créée comme une direction du ministère des affaires sociales. Bien que ces nouveaux ministères aient été créés à partir de ministères préexistants, ils procèdent de recompositions administratives qui ont facilité l'institutionnalisation des anciennes structures destinées aux Algériens.

Sur un tout autre plan, la création de l'École nationale d'administration (ENA) produit également des effets sur les structures administratives en charge de l'immigration. C'est en effet à partir des années soixante que des énarques arrivent aux postes d'encadrement dans des ministères qui étaient jusqu'alors dépourvus – ou presque – de grands corps de l'État, tout en étant en charge d'une partie de l'administration des étrangers. C'est notamment le cas du ministère de l'intérieur, chargé depuis l'entre-deux-guerres de gérer le séjour des étrangers sur le plan juridique : il va accueillir – et fournir – de plus en plus de hauts fonctionnaires, qui tendent d'autant plus à faire de la gestion bureaucratique du séjour des étrangers une question politique qu'ils sont de potentiels hommes politiques. Le leitmotiv de l'obligation de la maîtrise des flux migratoires évoqué par madame Lochak est symptomatique de cette évolution.

Le second point concerne une évolution du même ordre, mais qui concerne cette fois-ci le logement en tant que domaine d'intervention publique. Il est extrêmement important.

Comme vous l'avez constaté, le logement était l'un des domaines à travers lesquels l'administration métropolitaine a le plus encadré les Algériens dès les années 1950. Cette superposition entre action en matière de logement et encadrement des Algériens, puis entre logement et intervention en direction des immigrés, va dès cette époque de pair avec le très fort développement de l'action publique en matière de logement.

Ce développement se traduit non seulement par la mise en place – inédite – d'outils publics de construction de logements sociaux, mais également par la politisation et l'utilisation de ces outils non seulement par les élus locaux, mais aussi par des acteurs sociaux de plus en plus variés, tels que les associations ou les partis politiques.

Je me suis contentée d'évoquer les éléments les plus importants. Mais si j'en retenais d'autres, nous retrouverions le plus souvent la dynamique sur laquelle j'ai construit mon propos, avec à la fois des éléments qui proviennent de l'encadrement colonial des Algériens jusqu'en 1962 et des éléments touchant à la sociologie des personnels administratifs ou politiques ou aux évolutions structurelles de l'administration, qui sont donc indépendants de la colonisation ou de la décolonisation.

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