Je vous remercie pour cette invitation. Comme vous l'avez précisé, j'ai travaillé sur l'immigration algérienne. C'est sur celle-ci ainsi que sur l'immigration maghrébine que j'aimerais apporter une contribution, notamment à partir de ce que l'on a appelé les Trente Glorieuses et le recours massif à cette main-d'oeuvre immigrée dans l'appareil productif français.
Après un premier point de contextualisation sur l'immigration algérienne, j'aborderai l'histoire de cette immigration sous le prisme du travail et les enjeux, notamment sanitaires, des conditions de travail auxquelles ces immigrés ont été exposés, et qui se posent particulièrement au moment de leur vieillissement. Je terminerai sur l'enjeu d'une reconnaissance de ces vies de travail en termes de droits sociaux, qui se pose aussi particulièrement pour les immigrés âgés.
Les immigrés algériens représentent l'un des premiers groupes d'étrangers en France à compter du début des années soixante-dix. Ils constituent aujourd'hui une part importante des immigrés âgés, notamment de ceux qui vivent en foyers. Ils ont une histoire singulière liée à l'empire colonial, mais aussi une caractéristique qu'ils partagent avec d'autres immigrations, qui ne viennent pas forcément des pays tiers : leur histoire est intrinsèquement liée au développement industriel de la France.
Cette immigration algérienne est également caractérisée par son histoire coloniale et une liberté de circulation, grâce à la nationalité française accordée à ceux que l'on appelait les « indigènes musulmans » jusqu'en 1945 puis les « Français musulmans d'Algérie ». Ceux-ci étaient dotés d'une nationalité amputée de l'exercice plein et entier des droits politiques et sociaux, mais avaient néanmoins la liberté d'aller et venir et d'entrer sur le territoire que l'on appelle jusqu'en 1962 le territoire métropolitain, puis français. En 1945, aucun contrôle de l'Office national de l'immigration n'a donc été mis en place pour cette population. Cela peut expliquer le recours particulièrement important, dans une phase de développement de l'appareil productif, à la main-d'oeuvre algérienne qui se présente spontanément aux portes des usines et des chantiers.
Il est intéressant de constater que l'immigration algérienne est celle qui a augmenté le plus fortement à partir de 1945 jusqu'en 1962, voire jusqu'au début des années soixante-dix. Et comme le montre l'édition du « Portrait social » de la France dressé en 2011 par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), depuis 1982, le nombre d'immigrés nés en Algérie a augmenté encore de près de 20 % pour atteindre 710 000 personnes en 2008. En outre, la continuité de l'immigration algérienne se reflète dans l'ancienneté de la présence en France de ces immigrés. En effet, en 2008, un quart des immigrés venus d'Algérie est arrivé depuis quarante ans et plus. La chronologie de ces mouvements croise donc le développement industriel français.
Pour ces migrants-là, l'enjeu du vieillissement se pose tout particulièrement, dans la mesure où leur présence a été marquée par des carrières dans l'industrie, entamées pour beaucoup durant les années soixante, et dès les années cinquante pour certains.
Deux secteurs sont principalement concernés : d'une part le bâtiment et les travaux publics (BTP), et de l'autre les industries de transformation – au premier rang desquelles l'automobile – principalement avec l'immigration algérienne à partir des années cinquante et soixante et, dans une moindre mesure, l'immigration marocaine – plus fortement employée dans l'agriculture.
Ces travailleurs sont sur-représentés dans les postes les moins qualifiés : manoeuvres dans le BTP, comme l'a montré l'enquête menée par le sociologue M. Nicolas Jounin, ou OS dans l'automobile, comme j'ai pu le montrer à partir de mon travail sur les carrières de 1 000 ouvriers algériens employés à Renault durant les Trente Glorieuses. En revanche, les nationaux, bénéficiant des mécanismes traditionnels de la promotion ouvrière, peuvent accéder à des emplois d'ouvriers qualifiés ou d'encadrement.
Ainsi, au recensement de 1975, 13,6 % de la population active en France travaille dans le secteur du BTP ; la proportion est de 32,5 % pour les étrangers, toutes nationalités confondues, et encore plus forte pour les Algériens – et les Portugais. En leur sein, on trouve une forte proportion de manoeuvres et d'OS : plus de 50 % parmi les employés du BTP étrangers, alors que cette proportion n'est que de 23 % pour la population active dans son ensemble. Vous avez là un tableau de ce que l'on appelle classiquement une « segmentation du marché du travail », qui se double d'une segmentation des postes de travail dans l'industrie, sur une base ethnique. Les récents développements judiciaires en matière de discrimination le montrent.
Dans l'agriculture, secteur qui emploie plus particulièrement les Marocains, on assiste à un recours massif à des saisonniers, sous contrat dits « OMI ». Ces saisonniers, même s'ils sont généralement embauchés en contrats à durée déterminée (CDD) – généralement de six mois, régulièrement portés à huit mois par l'administration – travaillent plusieurs années, voire des dizaines d'années consécutives dans les mêmes exploitations agricoles ainsi que l'ont montré les travaux du sociologue M. Frédéric Decosse.
En phase de crise, les immigrés ont plus fortement été exposés au chômage auquel s'est ajoutée la précarisation de leur séjour liée aux évolutions de la réglementation des titres de résidence. Mais ils ont plus gravement été soumis aux effets sanitaires du travail industriel. De nombreuses recherches sont aujourd'hui menées, croisant histoire de la santé au travail et immigration – comme celles de M. Paul-André Rosental, sur la silicose, et les miennes, sur le saturnisme industriel.
Le Haut Conseil à l'intégration, dans son rapport de mars 2005 sur la condition sociale des travailleurs immigrés, a souligné que les vieux travailleurs maghrébins souffrent dès cinquante-cinq ans de pathologies observées chez les Français de vingt ans plus âgés, et liées précisément aux conditions de travail pénibles sur les chantiers, sur les chaînes de montage, à l'exposition aux produits toxiques tels l'amiante ou les pesticides dans l'agriculture, le plomb dans les industries métallurgiques, ainsi qu'au logement précaire, pour certains indigne et insalubre, aux carences alimentaires et aux affections respiratoires – lesquelles peuvent être liées à l'ensemble de ces conditions.
On repère historiquement ces effets sanitaires du travail industriel dans les mobilisations de travailleurs immigrés qui, dès les années soixante-dix, se sont développées sur les enjeux sanitaires de la stagnation professionnelle aux postes les moins qualifiés : dans la métallurgie, c'est particulièrement le cas chez Renault, chez Peñarroya devenu Metaleurop en 1988, l'un des principaux producteurs de plomb, ou dans les mines du Nord. On voit se multiplier des grèves, avec des mots d'ordre qui réclament des mesures de prévention, et donc une amélioration des conditions de travail, et refusent de se contenter de la seule réparation au titre de la législation en matière de maladies professionnelles. Ces ouvriers sont d'autant plus concernés par la prévention qu'ils stagnent sur des postes auxquels d'autres échappent par les effets de la promotion ouvrière. On ne peut pas percer le plafond de verre, alors on se mobilise contre les conditions de travail et qui, encore une fois, montrent l'importance de lier histoire de l'immigration et histoire du travail.
Aujourd'hui, on connaît mieux les inégalités sociales face à la santé. Ces inégalités sont particulièrement importantes au sein de cette population, notamment vieillissante, employée massivement dans des secteurs d'emploi marqués par la pénibilité du travail, sans possibilité d'y échapper par les mécanismes traditionnels d'une promotion ouvrière qui dans les faits leur est interdite. Ces travailleurs devenus âgés sont aujourd'hui davantage victimes des méfaits du travail.
Différentes enquêtes montrent que la reconnaissance d'une pathologie en maladie professionnelle constitue un véritable parcours du combattant en raison, notamment, du caractère différé de nombreuses maladies professionnelles – pathologies liées à l'amiante, cancers d'origine professionnelle sur lesquels le Groupe d'intervention scientifique sur les cancers d'origine professionnelle, le GISCOP 93, en Seine-Saint-Denis, fondé par Mme Annie Thébaud-Mony et aujourd'hui dirigé par Mme Émilie Counil, a particulièrement travaillé. Classiquement, il faut avoir ce que l'on appelle dans notre langage de socio-historiens des « ressources symboliques » pour faire valoir les droits à la reconnaissance. Or, cet accès au droit à la reconnaissance en maladie professionnelle et à la protection qui lui est liée est un enjeu majeur pour cette population.
Cela m'amène à mon dernier point : l'enjeu de la reconnaissance de ces vies de travail en termes de droits sociaux. Certes, depuis 1998, il n'y a plus de condition de nationalité à l'obtention de droits sociaux pour les prestations non contributives. Pour autant, divers travaux comme ceux d'Antoine Math, chercheur à l'Institut de recherche économique et sociale (IRES), et diverses mobilisations collectives comme celle menée par le collectif « Justice et dignité pour les chibani-a-s » à Toulouse, font apparaître que l'accès aux droits sociaux est, pour ces populations, compliqué par les pratiques restrictives de certaines administrations – la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) en a fait état en 2009, à propos d'une administration de sécurité sociale dans un département de la banlieue parisienne.
Les multiples plaintes pour discrimination raciale prouvent, à rebours, une inégalité d'accès aux droits. Je pourrais en donner plusieurs exemples. Je retiendrai, dans l'agriculture, l'affaire de M. Aït Baloua, un ouvrier saisonnier ayant passé vingt-deux ans dans la même exploitation en contrat à durée déterminée – six mois systématiquement prolongés à huit mois par l'administration. Celui-ci avait gardé l'ensemble des preuves de son travail sur un calepin et sur les enveloppes dans lesquelles il recevait son salaire. On a estimé qu'il avait effectué 6 300 heures supplémentaires non payées, équivalant à plus de trois années de travail gratuit ! Les prud'hommes, puis le tribunal administratif de Marseille, statuant sur les enjeux de résidence, ont reconnu la situation de M. Aït Baloua. Il est aujourd'hui résident régulier avec un titre « vie privée et familiale » en France.