Intervention de Ahmed Boubeker

Réunion du 18 avril 2013 à 14h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Ahmed Boubeker, professeur de sociologie à l'Université Jean Monnet de Saint-étienne :

Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation. Je suis d'autant plus honoré de prendre la parole qu'ayant suivi les auditions de la Mission, j'ai trouvé que les interventions étaient, pour la plupart, d'une grande rigueur intellectuelle. J'en suis d'autant plus agréablement surpris que notre solitude de chercheurs travaillant sur les situations migratoires recoupe un peu celle de notre objet : l'isolement de ces vieux migrants, dont les différents experts auditionnés ont dressé un tableau à la fois très objectif et très alarmant sur le plan sanitaire, social mais aussi et surtout juridique.

Je ne pense pas que la recherche fondamentale soit en retard sur l'expertise. Je crois plutôt que c'est son développement, ses moyens, notamment de communication, qui sont en cause. À ce propos, les situations migratoires ont toujours été emblématiques d'une certaine carence des politiques de recherche. En effet, nous n'avons pas, en ce domaine, de longue tradition. C'est d'ailleurs étonnant, dans la mesure où, dans notre pays, le phénomène migratoire traverse le XXe siècle. Il a fallu attendre la fin des années soixante-dix pour assister à l'émergence timide d'un champ scientifique sur ces questions.

Au début, les différentes sciences humaines ont investi ce champ d'études de manière dispersée, alors même que la connaissance de l'immigration oblige à croiser les regards et à avoir des approches pluridisciplinaires. C'est tout le mérite de chercheurs – notamment le sociologue Abdelmalek Sayad – d'avoir mis en perspective la complexité de ces objets qui nécessitent de penser la globalité des rapports, notamment entre sociétés d'immigration et sociétés d'émigration.

Aujourd'hui, c'est un domaine d'études dont le statut reste incertain. Nous n'en sommes plus au temps où Abdelmalek Sayad parlait d'un « objet ignoble » victime de ce que Bourdieu appelait le « chauvinisme français de l'universel ». Des progrès réels ont été accomplis grâce à de nouvelles perspectives ouvertes par M. Gérard Noiriel, puis par de nouvelles générations de chercheurs qui ont osé affronter les tabous de la mémoire collective – en particulier les questions coloniale et postcoloniale.

Mais pour en venir aux vieux immigrés algériens sur lesquels j'ai travaillé, je dirai que les politiques migratoires n'avaient pas prévu ce cas de figure du vieillissement. La surprise est à la hauteur de celle éprouvée au début des années quatre-vingt, au moment de l'émergence publique des jeunes de la seconde génération. D'une certaine manière, c'est la lutte pour la reconnaissance de ces héritiers de l'immigration qui a permis de redécouvrir la génération des anciens, dont les conditions de vie restent tout aussi honteuses qu'au temps des années de croissance.

La société française a trop longtemps cru à l'image de la noria, image rassurante d'une éternelle migration temporaire du travail, simple exportation de main-d'oeuvre sans coût humain. C'est ainsi que l'on a enfermé ces immigrés dans une situation d'exception, de surnuméraires de la classe ouvrière.

L'histoire de ces hommes invisibles n'a jamais été intégrée au patrimoine national. Mais il est vrai que ces immigrés-là n'étaient pas prévus au programme officiel. Ils sont arrivés en raison de circonstances exceptionnelles, liées notamment aux guerres mondiales et aux nécessités économiques des années de croissance. Ces gens-là ne devaient pas rester en France et ils se sont adaptés à cette condition de force de travail immigrée et temporaire. Ils sont souvent restés coincés dans un transit qui leur a permis de résister, malgré des vies contaminées par le sale boulot jusqu'à la cassure de la sinistrose. Les rares psychiatres qui se sont penchés sur ce « corps souffrant » du travailleur migrant – je pense aux premiers travaux de Tahar Ben Jelloun à l'époque où il était psychiatre, à ceux de Jalil Bennani, et notamment à son ouvrage de 1980 sur Le corps suspect. Ces travaux soulignent que même l'institution médicale a eu du mal à comprendre ces pathologies, et que le déni de la souffrance se traduit aussi par une perte progressive de droits et une forme de « désinsertion » sociale.

Cela dit, il me semble que quand on parle du vieil immigré, du chibani, on en reste trop souvent à une figure de victime et à des clichés misérabilistes. C'est sans doute ce mouvement cantonnant ces vieux immigrés dans un rôle de victimes qui nous empêche de les regarder comme des sujets. En effet, ils ont aussi une mémoire, une mémoire de lutte, et je voudrais insister là-dessus pour dépasser certains clichés publics : malgré l'expérience et l'épreuve de l'invisibilité sociale, ces immigrés ont été et voudraient demeurer acteurs de leur propre vie et de leur propre histoire. On oublie, par exemple, le rôle essentiel qu'ont joué les immigrés de première génération dans le mouvement nationaliste algérien. Nous sommes quelques trop rares chercheurs à avoir travaillé sur l'histoire politique des immigrations postcoloniales. Les immigrés ont été présents dans le mouvement ouvrier et dans d'autres luttes sociales qui ont marqué le XXe siècle.

Même s'ils sont des oubliés de l'histoire, ces vieux immigrés sont des hommes fiers. Ils ne sont pas réductibles à des hommes machines ou des bras ramasseurs de poubelles. Il faudrait donc les tenir aussi pour les protagonistes de la même histoire que nous racontons sur nous-mêmes. Je cite à ce propos le philosophe Paul Ricoeur : « L'intolérance à leur égard est plus qu'une injustice, c'est une méconnaissance de nous-mêmes en tant que personnages collectifs dans le récit qui instaure notre identité narrative. »

Donc, au-delà de la dette à l'égard de ces personnes qui ont aidé à la construction de la France, je crois que la question des chibanis est un enjeu de mémoire et d'histoire, un enjeu de reconnaissance essentiel, non seulement pour les héritiers de l'immigration mais, plus largement, pour l'ensemble de la société française. Il me semble en effet qu'il est grand temps que notre société reconnaisse sereinement son identité plurielle et qu'elle assume, notamment, son histoire coloniale et son héritage.

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