Monsieur le président, mesdames et messieurs, la plupart des études qui ont été menées sur l'histoire et la mémoire de l'immigration sont accessibles, et je suppose que vous en connaissez certaines : des travaux sur l'histoire et la mémoire des immigrations en région ont été pilotés par M. Gérard Noiriel, en 2007, dans toutes les régions françaises – Ahmed Boubeker et moi-même avons travaillé sur la Lorraine. D'autres sont venus les compléter. Nous vous en offrons deux : L'immigration en héritage et Mineurs algériens et marocains, que j'ai dirigés avec deux étudiantes.
On pourrait supposer qu'à partir du moment où de nombreux travaux ont été réalisés dans toute la France, voire hors métropole, nous croulons sous les connaissances. Or ce n'est pas le cas. Par exemple, le travail que nous avons mené sur l'histoire et la mémoire de l'immigration en Lorraine ne nous a permis que d'effleurer la question. Nous avons d'ailleurs rédigé un autre ouvrage sur la Lorraine, qui sortira cette année, et qui est intitulé : Les non-lieux de la mémoire de l'immigration. C'est d'autant plus surprenant que la Lorraine, région frontalière, a été l'une des plus grosses régions industrielles de France, et terre d'immigration de 1830 aux années 1970. Les migrants sont arrivés de partout : des pays limitrophes – Luxembourg, Belgique puis Allemagne – au Chili, en passant par les anciennes colonies françaises, dont celles d'Afrique subsaharienne. Pourtant, on ne connaît rien ou pratiquement rien des populations qui ont fait la richesse de la région. Il faut dire que le premier ouvrage réalisé sur l'histoire et la mémoire des immigrations coloniales – notamment en Lorraine – date de 2010.
Dans ces conditions, parler des migrations, quelles qu'elles soient, et surtout des migrations extra-européennes, revient à replacer ces populations dans une mémoire collective, à la fois locale, régionale, mais aussi nationale. Toujours en Lorraine, dans le bassin houiller, du côté de Forbach, dans certaines localités, pratiquement deux personnes sur trois sont originaires des pays tiers. C'est le cas de Behren-lès-Forbach, mais je pourrais multiplier les exemples.
L'ouvrage sur les mineurs algériens et marocains que je vous ai offert a pour origine une étude préalable sur les discriminations. Celle-ci dressait un diagnostic territorial de lutte contre les discriminations et incitait à reconnaître les personnes qui se trouvent aujourd'hui dans des foyers – en Lorraine les foyers AMLI (Association pour le mieux-être et le logement des isolés) – comme ayant contribué à la richesse de la région et de la population : aujourd'hui, avec un nom comme Piero Galloro ou Ahmed Boubeker, on peut se targuer d'être un bon Lorrain !
Cette prise de conscience est nécessaire. En multipliant les recherches, les travaux, les angles d'attaque, à la fois en sociologie et en histoire (certains d'entre nous et moi-même et d'autres ici avons la double compétence de sociologues et d'historiens), nous devons corriger la vision que l'on a de ces populations, parfois tronquée par rapport à toute une série de phénomènes à la fois psychologiques, historiques ou coloniaux, et montrer que ces immigrés ne sont pas dans une « double absence » comme disait Abdelmalek Sayad, mais peut-être dans une double présence.
De fait, nous menons actuellement une étude sur les mémoires franco-marocaines des Marocains arrivés en Moselle depuis les années cinquante et surtout dans les années soixante-dix, pour travailler dans les Houillères du Bassin de Lorraine, et qui font la navette entre le bled, où ils ont de la famille, et notre région, où ils sont « coincés » : s'ils quittent le territoire au-delà d'un certain nombre de mois, ils seront pénalisés par rapport à leurs droits. Nous étudions ces populations sur quatre régions : la région Lorraine, celle de Nice, celle d'Ouarzazate et celle de Fès-Boulemane. Nous nous sommes ainsi rendu compte que ces gens-là sont vraiment présents : à la fois parce qu'ils ont travaillé et apporté leur richesse, mais aussi parce qu'ils ont, à un moment donné, créé des foyers locaux, ici en Lorraine, ou parfois des foyers binationaux ou même transnationaux du côté marocain et du côté français.
Ce diagnostic territorial et ces études nous ont fait prendre conscience qu'il y avait toute une histoire à réhabiliter, repenser, retravailler ou simplement travailler.
Je tiens à insister sur le fait que la reconnaissance de ces populations participera à leur « désinvisibilisation ». Je ne vais pas vous citer tous les auteurs, comme Axel Honneth ou Guillaume Le Blanc, qui ont travaillé sur cette question ou sur la reconnaissance sociale. Reste que la reconnaissance suppose une connaissance, et que pour apprécier et agir, il faut avoir les moyens de la réflexion et des moyens d'action. Les universitaires que nous sommes pourront contribuer à la connaissance de ces populations, laquelle contribuera à leur reconnaissance.
Je vais vous en donner un exemple. Le coffret que je vous ai apporté comprend un ouvrage scientifique, que l'on trouve dans le commerce, et un deuxième ouvrage, dû à Jean-Paul Wenzel, homme de théâtre qui a déjà écrit sur la Lorraine – notamment Fer bleu et Loin d'Hagondange. Cet ouvrage, intitulé Tout un homme, est le fruit d'un travail collectif réunissant les chercheurs et l'artiste. À partir des dizaines d'entretiens que nous avons faits en Lorraine, en Algérie et au Maroc, Jean-Paul Wenzel a décrit deux parcours d'immigrés – un Algérien et un Marocain. Une fois que cet ouvrage a été écrit, il en a fait une pièce de théâtre intitulée, de la même façon, Tout un homme, qui tourne actuellement dans toute la France.
Les immigrés algériens et marocains et leurs enfants, qui ne connaissaient pas l'histoire de leurs parents, sont allés voir la pièce qui a été jouée dans le bassin houiller. On a assisté alors à un rapprochement transgénérationnel. Le discours « racialisant » qui existait s'est atténué. Les enfants des écoles, des lycées et des collèges ont récupéré la pièce pour en faire un spectacle de rap qui s'appelle Tout un spectacle.
Il y a donc eu une catharsis autour de la connaissance, qui a permis une reconnaissance de ces immigrés qui sont aujourd'hui dans des foyers AMLI. De nombreux étudiants de l'université qui ont participé à ces enquêtes viennent leur rendre visite. Ces immigrés sortent un peu de l'isolement parce qu'il y a cette forme de reconnaissance.