Intervention de Jean-Philippe Dedieu

Réunion du 18 avril 2013 à 14h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Jean-Philippe Dedieu, historien et sociologue, à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, IRIS, de l'école des hautes études en sciences sociales, EHESS :

Vous m'avez invité à participer à cette audition organisée par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur les immigrés âgés en me demandant, notamment, de revenir sur les contextes et sur les conditions d'accueil puis de vieillissement en France des immigrés en provenance des pays africains subsahariens.

Avant de répondre plus précisément à vos questions, je reviendrai quelques minutes sur l'histoire longue de ces courants migratoires. C'est en effet ce à quoi me semble indirectement inviter la mission sur les immigrés âgés : un âge, des âges, une génération, des générations, une cohorte et des cohortes pour parler comme les sociologues et les démographes ; une époque et des époques pour parler comme les historiens.

Je découperai donc ma présentation en plusieurs temps : l'époque moderne qui court de l'époque dite des Grandes découvertes jusqu'à la Révolution française ; l'époque de l'âge des empires du XIXe siècle jusqu'à la décolonisation ; enfin, l'époque qui suit les indépendances.

Sans remonter trop dans le temps et céder ainsi à un « démon des origines » qui semble tarauder une France décidément bien hostile, les migrations africaines doivent être replacées, d'une part, dans le contexte de la période précoloniale durant laquelle existait déjà une forte mobilité et, d'autre part et pour notre propos, dans le contexte de la rencontre entre l'Europe et l'Afrique et de la constitution de ce que les historiens africanises appelleront, à partir des années soixante, la diaspora africaine.

Les recherches conduites par les historiens ont bien sûr amplement documenté l'ampleur tragique de la traite dite « triangulaire ». Ils ont aussi et plus récemment mis en valeur la circulation de personnes noires ou de couleur en France du XVIe au XVIIIe siècle, que leur circulation s'inscrive dans le prolongement des échanges commerciaux mais aussi diplomatiques entre l'Europe et les royaumes africains, ou que ces personnes noires ou de couleur aient été amenées par des entrepreneurs de la traite dans la capitale ou les ports français.

Pour ce qui est de l'âge de l'expansion de l'empire français à compter du XIXe siècle, les recherches conduites ont bien montré l'influence exercée par l'entreprise impériale et la « situation coloniale » selon les travaux fondateurs de Georges Balandier sur les populations locales.

Deux types de migrations peuvent être définis : les migrations intracontinentales et les migrations intercontinentales.

En termes de circulations intracontinentales, qui préfigurent les migrations intercontinentales du XXe siècle, on peut constater, notamment d'après les travaux de François Manchuelle, que certaines populations notamment ouest-africaines ont su tirer avantage des opportunités de travail offertes par la colonisation française.

Elles sont employées en qualité de travailleurs saisonniers dans les bassins arachidiers, ou de marins autochtones pour la défense des convois fluviaux des commerçants français de Saint-Louis, au Sénégal. Ces migrations internes vont également prendre de l'ampleur avec le développement des centres urbains de l'Afrique et l'ouverture de grands chantiers développés par l'administration.

En termes de circulations intercontinentales, différents facteurs sociaux et géopolitiques vont inscrire, dans le temps et l'espace européen, les migrations africaines.

Quatre catégories peuvent être distinguées : les migrations des soldats durant les deux grands conflits mondiaux ; les migrations du personnel africain embauché dans la marine marchande ; les migrations de domestiques qui accompagnent les colons lors de leur déplacement en métropole ; les migrations des étudiants en dépit du malthusianisme éducatif de l'administration coloniale française et en raison de l'inculcation de la langue française qui, bien sûr, demeure et se prolonge jusqu'à nous en partage.

Au milieu des années vingt, la population africaine subsaharienne présente en métropole est numériquement très restreinte – 2 000 personnes. Elle est constituée de quelques étudiants, de domestiques, de navigateurs et de commerçants, employés et ouvriers.

Quelles sont les raisons de ce nombre limité ?

La main-d'oeuvre africaine employée dans l'Hexagone jusqu'aux années quarante et cinquante fut, durant l'époque coloniale, l'objet d'une étroite surveillance de la part de l'administration afin de prévenir son installation définitive sur le sol métropolitain. Ce contrôle s'inscrivait dans une volonté étatique de préserver l'homogénéité ethnique de la population hexagonale. Comment ? D'une part, en refoulant du territoire métropolitain les sujets de son empire, sans égard aucun pour leur participation aux combats de tranchées ou à l'effort industriel de guerre. D'autre part, en stimulant le recrutement d'une main-d'oeuvre d'origine européenne.

Mais la population africaine en France, qui ne comptait que moins de 2 500 personnes au milieu des années cinquante, s'éleva rapidement, à environ 20 000, après la décolonisation, au début des années soixante. Dans cette décennie des Trente Glorieuses, ces personnes sont principalement employées dans les entreprises automobiles ou métallurgiques, mais aussi textiles ou chimiques. Il faut avoir tout de même à l'esprit que cette population compte également des représentants de professions plus qualifiées : des avocats, des intellectuels, des artistes, des comédiens dont les contributions enrichissent la culture française entendue au sens large.

Cette forte progression ne résulte nullement d'une politique publique de main-d'oeuvre. La lecture des archives laisse à penser que ces courants migratoires en provenance du continent africain n'ont en effet jamais été véritablement institutionnalisés. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale puis de la décolonisation, de prétendues différences culturelles sont mises en avant par le patronat et le gouvernement français pour légitimer « l'inemployabilité » des travailleurs africains au nom d'une idéologie qui avait pourtant été officiellement abandonnée.

La forte progression de l'immigration africaine résulte en revanche de la libéralité du régime juridique accordé aux migrants africains après les indépendances. En effet, l'État français accorde la clause d'assimilation au national aux migrants ressortissant de ses anciennes colonies. Il espère ainsi bénéficier en retour, pour ses coopérants et expatriés en Afrique, de conditions de réciprocité, maintenir sa présence et défendre ses intérêts économiques et géostratégiques sur le continent. L'État français accorde donc la liberté de circulation, d'établissement et d'association aux migrants issus des pays africains anciennement sous administration française.

À partir des années 1970, un double basculement va se produire : un basculement juridique et un basculement économique, dont nous ne sommes jamais sortis.

Basculement juridique : à partir des années 1970 prend fin la période strictement postcoloniale. Elle correspond à la prise en main par le ministère de l'intérieur du traitement et de la gestion des flux migratoires en provenance d'Afrique, qui était auparavant dévolu au ministère des affaires étrangères. Le droit des ressortissants africains nés dans les pays anciennement sous administration française va progressivement s'aligner sur le droit commun des étrangers. Cet alignement consacre d'une certaine manière la « décolonisation de l'immigration » selon l'expression de Gérard Noiriel et la transformation des membres ou représentants des migrations postcoloniales en étrangers absolus.

La suspension de la main-d'oeuvre en 1974 provoque une stabilisation de cette population mais également une féminisation par le biais des regroupements familiaux. Les femmes représentent aujourd'hui entre 20 % et 40 % de la population active immigrée africaine.

Basculement économique : le processus de désindustrialisation qui avait été entamé dès les années soixante-dix ne prend sa véritable ampleur qu'à compter des années quatre-vingt. La reconversion et l'abandon de bassins industriels entiers entrainent une déstructuration profonde de la classe ouvrière, à commencer par les travailleurs immigrés. Le taux de chômage s'élevant au début des années 1980 à 22 % pour les demandeurs d'emploi de nationalité française et de 35 % pour ceux de nationalité étrangère, dont 63 % pour les Africains subsahariens.

La différenciation continûment opérée entre « travailleurs français » et « travailleurs étrangers », « travailleurs communautaires » et « travailleurs extracommunautaires », est reprise pour organiser les licenciements, notamment dans les grandes entreprises publiques ou privées. À partir des statistiques conservées dans les archives, on peut tracer un bref portrait des travailleurs africains, de ceux qui sont aujourd'hui âgés, et de ceux qui sont l'objet de votre mission.

Chez Talbot, les travailleurs sénégalais représentent 11 % des 2 000 licenciements prononcés au milieu des années 1980. 90 % de la population sénégalaise a moins de quarante-cinq ans. 85 % est mariée. 55 % a au moins trois enfants. Chez Renault, les travailleurs maliens représentent 11 % des salariés étrangers employés dans l'entreprise en 1987. 70 % ont moins de quarante-cinq ans.

Ces données mettent en exergue combien la fin des « forteresses ouvrières » a vulnérabilisé une population africaine dans la pleine force de l'âge. Ils sont devenus des « valides invalidés par la conjoncture » pour reprendre la formule de Robert Castel.

En raison de leur installation récente sur le territoire français, les cohortes de l'immigration subsaharienne ont, en valeur relative, subi plus qu'aucun autre courant migratoire la crise économique qui a frappé les pays industrialisés. Cette population n'a cessé d'être une variable d'ajustement particulièrement affectée par une crise ou des crises dont il semble que nous ne soyons jamais sortis ou sortis que par intermittences.

En évoquant les migrants âgés, il est difficile de ne pas penser à ce qu'ils furent et à ce que furent leurs destins sociaux quand ils étaient dans « la force de l'âge ». Il est difficile aussi de ne pas penser à ce que sont aujourd'hui leurs enfants ou leurs petits-enfants, ceux qui sont dans « l'âge le plus tendre », avant qu'ils ne deviennent plus âgés.

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