Intervention de Laure Pitti

Réunion du 18 avril 2013 à 14h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Laure Pitti, maître de conférences à l'Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis :

Pour aller dans le sens de Piero Galloro, Patrick Simon, sociologue à l'Institut national d'études démographiques (INED), a intitulé, de façon un peu provocatrice, une partie d'un texte qu'il a écrit sur cette question de la période postcoloniale : « Pourquoi les Algériens ne sont pas des Italiens comme les autres ». L'idée est que la singularité du traitement de cette main-d'oeuvre est liée à son origine coloniale. C'est un des points qu'il me semble devoir être souligné.

Commençons par les durées d'emploi. Une historienne, Geneviève Massart-Guilbaud, qui a beaucoup travaillé sur les Algériens, dans l'entre-deux guerres, dans la région lyonnaise, a montré que pendant cette période, au moment du démarrage de l'immigration algérienne, ce que Abdelmalek Sayad appelait le « premier âge » d'une migration très liée à la communauté paysanne d'origine, la main-d'oeuvre s'était progressivement stabilisée – même s'il y a toujours eu une rotation entre la métropole et l'Algérie.

J'ai constaté le même phénomène, en partant d'un échantillon de 993 ouvriers algériens employés chez Renault entre 1950 et 1962.

Il existe une nette opposition entre les trajectoires de l'entre-deux guerres, très marquées par des va-et-vient permanents, et celles des années cinquante, beaucoup plus longues. Elles sont relativement brèves au départ – un ou deux ans – mais, de manière générale, leur durée moyenne s'allonge. Au début des années soixante, les Algériens de Renault ont en moyenne entre cinq et dix ans d'ancienneté. Dans mon échantillon, il y en avait un qui, en 2002, au moment où j'ai soutenu ma thèse, était toujours en activité – après une carrière de quarante ans.

Les carrières s'allongent donc, progressivement, entre la génération des années cinquante et la génération qui arrive après l'indépendance, laquelle s'installe aussi plus durablement. Mais il est tout de même intéressant de noter que la génération des années cinquante n'est pas repartie au moment de l'indépendance, contrairement à ce que l'on a pu croire de part et d'autre de la Méditerranée.

Il y a en effet un fantasme du retour et une réalité du retour. Le fantasme du retour est d'ailleurs partagé, dans cette phase-là, entre les pouvoirs publics, qui pensent que ces immigrés ne sont que transitoires, et des immigrés qui pensent qu'ils ne resteront qu'un temps pour travailler et qu'ils repartiront. Sauf que, progressivement, soit parce qu'ils ont fait venir leur famille, soit parce qu'ils en ont fondé une en France (les couples mixtes existent dès les années cinquante), ils finissent par rester. Ils s'installent avec leurs enfants, repoussent l'idée de leur retour au moment de la retraite et, au moment de la retraite, l'abandonnent définitivement.

Cette question de la noria doit très clairement être laissée de côté. C'est tout l'apport d'un sociologue algérien comme Abdelmalek Sayad, qui a dit qu'il fallait réintroduire les trajectoires complètes, partir des mécanismes d'émigration pour étudier l'immigration et arrêter de penser ces situations comme transitoires.

Venons-en au rôle joué par les pouvoirs publics et le patronat, notamment en matière de comptabilité. La statistique publique est importante, dans la mesure où elle fonde un certain nombre de représentations et d'outils de gestion différenciée. Ainsi, à partir de 1947, le ministère du travail et de la sécurité sociale demande à toutes les entreprises de plus de 500 salariés de fournir des statistiques trimestrielles sur leurs employés français, leurs employés étrangers et leurs employés nord-africains.

Sur le plan de la nationalité, y compris de la citoyenneté à compter du statut de 1947, les Français musulmans d'Algérie sont français. Quand ils viennent en métropole, ils sont français de plein droit et peuvent voter aux élections de l'Assemblée nationale. Ainsi, en 1956, des Français musulmans d'Algérie présents en métropole votent pour les élections législatives comme tous les Français : c'est le moment du Front républicain et de l'appel à voter pour la paix en Algérie– qui va pourtant conduire à l'accentuation de l'envoi des troupes. En revanche, en Algérie, ils sont encore sous le système du double collège et ne votent pas dans le même collège que les Européens.

Existe donc à cette époque un accès différé à la citoyenneté entre le territoire colonial lui-même et le territoire métropolitain, tout comme existent des dispositifs de gestion segmentée, liés à cette comptabilité différenciée dans la statistique publique, reprise dans les entreprises.

Il ressort des travaux que j'ai pu faire au sujet de Renault et de ceux que Nicolas Hatzfeld a pu faire au sujet de Peugeot qu'il existait des statistiques différentes pour les Français, les étrangers et les Nord-Africains. Cela se traduit dans des dispositifs spécifiques. À Renault, sont mis en place des services d'embauche particuliers : outre trois assistantes sociales spécialisées pour les Nord-Africains, un spécialiste ès question nord-africaine qui est un ancien militaire. Il y a donc une reconversion des formes d'encadrement « musclées » de cette population, et toute une expérience coloniale à prendre en considération.

Les structures de recrutement sont différentes selon les entreprises. Citroën a des recruteurs, notamment au Maroc, que l'on voit, par exemple, témoigner dans le film de Yamina Benguigui, Mémoire d'immigrés.

Renault tarde à mettre en place un système de recrutement. Il faut dire que l'entreprise bénéficie, dans ces années-là, d'une réputation de laboratoire social : elle est la première à accorder la troisième puis la quatrième semaine de congés payés, reconnaît avant 1968 la section syndicale d'entreprise et conclut les premiers accords d'entreprise. De tous les entretiens que j'ai pu avoir avec des ouvriers algériens retraités, il ressort que Renault était considérée comme la consécration de la carrière ouvrière dans l'automobile, et qu'il fallait absolument fuir Citroën et Simca – réputée « usine de la peur ».

Vers le milieu des années cinquante, Renault met en place une antenne de recrutement à Alger. Cela témoigne de l'intérêt de l'entreprise pour une telle main-d'oeuvre, qu'elle emploie d'ailleurs massivement. En 1954, un ouvrier de Renault sur dix est dit « nord-africain », et cette proportion s'accroîtra au fil des ans, si l'on excepte les aléas de la conjoncture économique des Trente Glorieuses, que l'on a souvent tort de considérer comme une période magnifique et linéaire. En effet, il y avait tout de même un peu de chômage et parfois des licenciements, dont étaient plus rapidement victimes les Algériens. Ce fut notamment le cas en 1960, en pleine guerre d'Algérie. C'était aussi un moyen d'évacuer des gens qui militaient, y compris dans les usines, en faveur de l'indépendance.

Pour Renault, enfin, le recours à la main-d'oeuvre immigrée, en l'occurrence majoritairement algérienne, constituait un modèle de développement. C'est ainsi qu'en 1955 son secrétaire général Bernard Vernier-Pailliez – qui deviendra son PDG – déclare : « La main-d'oeuvre immigrée coûte moins cher que l'automatisation. » On réduit donc les coûts pour accroître la productivité du travail en recrutant massivement des immigrés dans la mesure où l'automatisation serait plus coûteuse. Différents travaux ont ainsi montré qu'il y a, du moins chez Renault, un recours structurel à cette main-d'oeuvre. Je terminerai sur votre question relative à la promotion ouvrière. Comme mes collègues, je pense qu'il ne faut pas avoir une vision misérabiliste de l'immigration. On oublie d'ailleurs trop souvent que les immigrés ont été les acteurs de luttes collectives, notamment sur des enjeux de santé. Pour autant, la situation qui leur a été faite sur le plan des carrières et de l'emploi est assez noire. C'est ainsi que sur les 993 ouvriers algériens dont j'ai étudié les carrières, trois seulement ont passé le cap des emplois d'OS : deux pour devenir ouvriers qualifiés et un troisième terminant dans l'encadrement au bout de dix ans. Cela signifie que l'assignation à des emplois d'OS est à relier à un modèle de développement industriel – le « travail en miettes » aurait dit Georges Friedman, avec passage à la production en très grandes séries – qui nécessite de recourir à une main-d'oeuvre plus nombreuse, avec des cadences plus élevées. En conclusion, j'aurais bien aimé trouver un plus grand nombre de promotions parmi ces travailleurs immigrés. Mais ce ne fut pas le cas.

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