Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 29 mai 2013 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères :

En guise d'introduction, je répondrai, madame la présidente, à vos questions.

La situation humanitaire est dramatique. Si les chiffres restent à préciser, les informations dont nous disposons font état de 100 000 morts, voire plus, de déplacements de populations massifs à l'intérieur de la Syrie et plus massifs encore vers les pays voisins. En Jordanie, où je me trouvais récemment, les réfugiés représentent un cinquième de la population. Le camp de Zaatari, où je m'étais rendu au mois d'août dernier, accueillait 15 000 personnes ; aujourd'hui, elles sont plus de 130 000. Et ce camp se trouve dans le désert. La situation est également extrêmement grave au Liban, car l'afflux de Syriens provoque un déséquilibre de la population dans un pays lui-même très fragile. Même chose en Turquie et en Irak, pays sur lequel il faut continuer d'avoir un oeil attentif car, certaines semaines, on y compte quasiment autant de morts qu'en Syrie résultant d'affrontements entre clans sunnites et chiites.

Face à cette situation humanitaire extrêmement difficile, l'attitude de la France, qui aura une traduction concrète dans les jours qui viennent, est de continuer à apporter vivres et médicaments et, par souci de cohérence, autant que faire se peut par l'organisation humanitaire qui dépend de la Coalition, même s'il existe d'autres canaux. La semaine prochaine, nous allons livrer 16 tonnes de produits médicaux. Bien qu'énormes et conformes à l'aide que la France se doit traditionnellement d'apporter, ces volumes ne sont pourtant pas à la mesure des besoins.

Le dossier des armes chimiques est également complexe. Nous le suivons en liaison avec les Américains, les Anglais, les Canadiens au cours de nombreuses réunions. Avec d'autres, nous avons introduit auprès des Nations unies une demande visant à permettre à l'organisation d'enquêter sur place. Le secrétaire général Ban Ki-moon a désigné une personnalité pour animer cette enquête. Malheureusement, pour le moment, les Syriens et d'autres s'y sont opposés avec des arguties qui tendraient à indiquer de façon préoccupante qu'ils ne veulent pas voir certaines choses révélées. Pour notre part, nous avons procédé à des prélèvements, les autres pays que j'ai cités aussi ; nous échangeons nos informations. Comme je l'ai dit l'autre jour à Bruxelles, il y a des présomptions d'utilisation d'armes chimiques de plus en plus étayées. De leur côté, les journalistes du Monde, dans le cadre d'une enquête extrêmement fouillée, ont ramené des prélèvements. Comme nous les avions aidés à passer la frontière, la directrice du quotidien nous en a remerciés, et elle nous a demandé si nous pouvions procéder à l'analyse de ces prélèvements. Nous le faisons, c'est l'affaire de quelques jours.

Quelles seront les conséquences de ces vérifications ? L'expression de « ligne rouge » avait été utilisée auparavant, aussi menions-nous déjà des concertations avec nos partenaires. Même si toute mort est désastreuse, l'utilisation des armes chimiques est particulièrement grave et d'une autre nature, car elle est contraire au droit de la guerre. Il faut y être très attentif, car l'utilisation des armes chimiques peut modifier l'attitude des différentes puissances vis-à-vis du conflit en Syrie. Ainsi, les plus hautes autorités russes ont dit – ce qui restera à vérifier – considérer que l'utilisation d'armes chimiques ne pouvait pas être acceptée. Je crois savoir que la position des Chinois, et de beaucoup d'autres pays, est la même. Lors de notre dîner de travail avec mes homologues américain et russe, nous avons parlé de cela : la position des Russes sur cette question n'est pas la même que la position qu'ils ont sur la Syrie en général et sur le conflit syrien.

Des concertations ont lieu entre plusieurs pays pour déterminer les conséquences concrètes que pourrait avoir la vérification des soupçons. Pour notre part, nous considérons que si ces pratiques étaient avérées, elles ne pourraient pas rester sans conséquence. Reste à discuter de la réplique à apporter, et surtout à quel moment puisque la prochaine conférence de Genève rend l'affaire encore un peu plus complexe. On ne peut pas dénoncer l'utilisation des armes chimiques et ne pas y répondre si elle était avérée.

Le dernier point que vous avez soulevé, madame la présidente, est le plus compliqué. La solution politique est celle que nous recherchons tous et elle ne peut pas être dissociée de ce qui se passe sur le terrain. Si l'on veut aboutir à une solution politique, il faut créer, sur le terrain, les conditions favorables à son avènement. La réalité n'est pas aussi simple que la vision schématique selon laquelle il y aurait ou bien une solution politique ou bien une solution armée. Lundi soir, à Bruxelles, les pays européens ont opté pour une solution assez proche de ce que nous souhaitions, nous, Français. Jamais il n'a été question que l'Europe livre des armes, d'ailleurs elle n'en a pas en tant que puissance. Ce qui a été décidé, c'est d'ouvrir aux différents pays une faculté qui était jusqu'à présent fermée. Nous la considérons comme positive en raison des déséquilibres considérables qui existent sur le terrain avec, d'un côté, le camp de Bachar el-Assad, soutenu par les Russes, les Iraniens, le Hezbollah, qui dispose d'armes très puissantes et d'avions, et qui bombarde les résistants, et, de l'autre côté, la résistance, dont les quelques armes ne font pas le poids face aux avions, aux bombes et aux chars. La rédaction subtile signifie, en gros, que nous maintenons les sanctions économiques et financières et que l'interdiction des livraisons d'armes est levée, sous certaines conditions, à partir du 1er août, sauf modification radicale de la situation. Les conditions sont celles que nous appliquons nous-mêmes : traçabilité, décision au cas par cas et conformité à la législation française en matière d'exportation d'armes.

S'agissant de la conférence de Genève 2, la position de la France pourrait être résumée comme suit : cette conférence est extrêmement souhaitable mais extrêmement difficile. Si c'est de la discussion que sortira la solution politique, la difficulté est de déterminer à la fois qui va y participer, quel sera l'ordre du jour et sur quoi elle pourra déboucher. Les Américains et les Russes en ont discuté ; le Président de la République, lors de sa visite officielle à Moscou, et moi-même avions évoqué le sujet. Évidemment, beaucoup de questions restent à régler, aussi bien du côté des représentants du régime, qui doivent avoir une capacité de décision pour être des interlocuteurs pertinents, que du côté de l'opposition rassemblée en Coalition nationale, dont l'élargissement souhaité semble poser quelques difficultés. Comme, à l'heure où je parle, elle ne s'est pas mise d'accord, du même coup, des questions très importantes restent ouvertes : qui va succéder au Président Moazz al-Khatib ? Le Premier ministre désigné, M. Hitto, va-t-il pouvoir former un gouvernement ? La décision sera-t-elle finalement prise par cette coalition éventuellement étendue de venir à Genève ? Selon notre ancien ambassadeur en Syrie, Éric Chevallier, à qui j'ai demandé de suivre tout cela en raison de ses compétences, les questions ne sont pas réglées. Il en est de même pour ce qui est des participants. Il y a des interrogations sur l'Arabie saoudite et d'autres pays, en particulier l'Iran dont on se demande s'il est opportun qu'il participe à cette conférence. Et puis, une conférence oui, mais avec quel ordre du jour ?

Devant votre commission, on doit, me semble-t-il, aller au fond des choses, aussi complexes soient-elles. Vous vous souvenez sûrement qu'à l'issue de la conférence de Genève 1, nous nous étions mis d'accord sur un texte qui n'a finalement pas pu déboucher. Le point essentiel de ce texte prévoyait un gouvernement de transition, composé par consentement mutuel – soutiens du régime et opposition – et doté de tous les pouvoirs exécutifs, la formule exacte étant full executive powers. Cette formule, que nous avions beaucoup discutée, était très importante : elle signifiait que M. Bachar el-Assad, jusqu'alors détenteur du pouvoir exécutif, ne disposerait plus de pouvoir. C'était une avancée considérable. Or elle n'a pas pu avoir de suite parce qu'elle a donné lieu à deux interprétations contradictoires. Pour les uns, dont nous faisions partie, cela signifiait que M. Bachar el-Assad s'en allait ; pour les Russes, on ne pouvait l'entendre ainsi, il fallait attendre de voir. Dès lors, on ne pouvait plus avancer. Le pas en avant qui permet peut-être de faire Genève 2, c'est que les Russes, les Américains, nous-mêmes et d'autres nous sommes mis d'accord sur la signification de ce membre de phrase. Il n'y a plus, pour les uns, l'exigence qu'il parte avant la conférence, pour les autres l'exigence qu'il soit dit qu'en tout état de cause il va rester ; il y a simplement la réaffirmation que l'objet de la conférence est de permettre la constitution de ce gouvernement de transition qui aura les pleins pouvoirs. Cela permet de sortir de la difficulté parce que, du même coup, la question de M. Bachar el-Assad est traitée d'elle-même : il n'est pas décisif qu'il soit en apparence là ou pas là, puisque nous sommes tous d'accord pour dire que, désormais, ce sera le gouvernement de transition qui aura tous les pouvoirs. C'est un point très important. Je ne dis pas qu'il n'y a pas d'ambiguïté dans cette acceptation par les uns ou par les autres, mais c'est l'acceptation de cet élément de phrase qui permet d'envisager Genève 2 ; il ne peut y avoir d'interprétation contradictoire.

Évidemment, il reste énormément de questions à régler pour que Genève 2 puisse se tenir, et pas des moindres. Par exemple, en l'absence de consentement mutuel pour former le gouvernement de transition, M. Brahimi aurait-il un rôle à jouer, considérant qu'après un mois de discussions, l'ONU pourrait faire une proposition ? S'agissant d'un éventuel cessez-le-feu, on voit bien aujourd'hui qu'on ne peut pas arrêter la bataille au point où elle en est mais qu'on ne peut pas non plus conclure une conférence si les uns et les autres continuent à s'entretuer. Quant à la phase de transition, il faut en traiter les différents aspects, en particulier l'organisation des élections à laquelle nous travaillons déjà, de même que l'ONU, avec nos amis britanniques, américains, russes et quelques autres. Pour l'instant, les morts continuent de s'accumuler sur le terrain et toutes les conditions qui permettraient d'envisager Genève 2 pour demain ne sont pas réunies, loin s'en faut. Du côté américain, russe, français et quelques autres, il y a certainement une volonté d'en sortir mais, chez d'autres, c'est beaucoup moins clair.

Américains, Russes et Français, qui jouent un rôle pivot dans cette affaire, ont en commun cette analyse que si une solution politique n'est pas rapidement trouvée, ce sont les deux aspects extrémistes de ce conflit qui l'emporteront, à savoir le côté chiite iranien et le côté sunnite extrémiste, c'est-à-dire Al-Qaïda représenté par al-Nosra et quelques autres formations. Ce côté est en train de se renforcer dangereusement, comme le font toujours les extrêmes dans les conflits qui durent. Une telle évolution serait totalement contraire aux intérêts de la Syrie, qui deviendrait un pays scindé entre deux ou trois sectes, ce qui, dans une région déjà éruptive, emporterait des conséquences désastreuses. C'est pourquoi nous avons fait mouvement, sur le plan diplomatique, sur deux aspects. D'une part, considérant qu'al-Qaïda l'a revendiqué comme l'un des siens, nous avons demandé à l'ONU que le front al-Nosra soit déclaré organisation terroriste. Nous avons malheureusement constaté qu'un nombre significatif d'Européens, et notamment de Français, sont allés se battre en Syrie. Or, dans notre droit pénal qui vient d'être récemment changé, pour pouvoir interpeller et condamner ces gens s'ils reviennent sur notre territoire, il faut soit réunir plusieurs éléments de preuve, ce qui est compliqué, soit établir qu'ils ont combattu pour une organisation terroriste. Le classement d'al-Nosra comme organisation terroriste permettrait d'engager des actions judiciaires. D'autre part, compte tenu de l'engagement plein et entier du Hezbollah dans le conflit syrien et d'éléments tendant à lui attribuer un rôle dans une série d'attentats, notamment en Bulgarie, nous avons engagé une procédure européenne visant à faire considérer la branche armée du Hezbollah comme organisation terroriste, tout en distinguant bien entre le Hezbollah armé et le Hezbollah politique pour ne pas entraîner des conséquences désastreuses sur la situation du Liban, dont l'équilibre est si fragile. Voilà où nous en sommes.

Les objectifs de la France sont toujours les mêmes : essayer d'arrêter ce conflit, en tout cas d'aboutir à une solution politique pour aller vers une Syrie qui soit conforme à ce que nous pouvons en attendre, une Syrie qui recouvre son intégrité territoriale et qui respecte les différentes communautés. Plus le conflit s'envenime, plus le temps passe et plus cela devient épouvantablement difficile.

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