Je vais vous présenter la façon dont j'ai vécu la mise en oeuvre du système Louvois au travers de trois points : le contexte dans lequel les décisions ont été prises ; le dossier que j'ai présenté aux autorités du ministère ; mon appréciation des risques au moment où j'ai recommandé ces décisions.
Le contexte dans lequel nous avons décidé de réorganiser la paye des militaires était caractérisé par plusieurs contraintes.
D'abord, une forte contrainte d'effectifs, d'un point de vue quantitatif. Les centres techniques et administratifs du commissariat (CTAC), qui étaient chargés de payer les soldes de l'armée de terre, avaient fait l'objet d'une décision de fermeture publiée en 2008 pour les deux premiers d'entre eux, dans la perspective d'une « bascule » vers le système Louvois, dont la date n'était pas encore arrêtée. Le système précédent Louvois était en effet archaïque et onéreux. Le plan de fermeture s'étalait sur 2011 et 2012.
Cette contrainte était également qualitative : l'expertise en matière de solde des militaires est très élevée et les spécialistes dans ce domaine constituaient une ressource rare, d'autant plus nécessaire pour réussir la « bascule ».
Ainsi les suppressions de postes ont précédé la bascule qui devait générer les économies.
Je pensais, à ce moment-là, que le système de gestion de la solde de l'armée de terre se dégradait – plusieurs personnes m'en ont alors fait part verbalement ou par écrit – et était en train de s'effondrer. Mais je ne savais pas que, ce faisant, il accumulait un passif aussi important que l'on retrouverait ensuite, en janvier 2012, au moment où le système Louvois serait censé être opérationnel.
La deuxième contrainte était technique. Dès septembre 2010, le directeur du personnel de la marine m'informe par écrit que le système de gestion de la solde des militaires de la marine ne passera pas décembre 2011, à la fois techniquement et en termes de marchés publics – je rappelle que la « bascule » pour cette armée a été réalisée en février 2012.
Le système informatique de l'armée de terre était également trés vieux, il était également utilisé pour une partie du personnel du service de santé (SSA). La préoccupation de refonder les systèmes d'information est très ancienne – le premier dossier Louvois est antérieur aux années 1990. Je n'avais pas de telles alertes pour l'armée de l'air et la gendarmerie.
Parallèlement, des travaux avaient été engagés en vue de la « bascule » vers l'opérateur national de paye (ONP) ; ils étaient très structurants en termes de données, de processus et d'organisation. Un raccordement était prévu à cet effet en 2016, avant d'être repoussé à 2018.
La troisième contrainte était liée à la mise en oeuvre de trois réformes concomitantes.
En premier lieu, le rapprochement des ressources humaines et de la solde – ces deux fonctions étaient précédemment séparées, la seconde incombant aux services du commissariat. Les travaux conduits bien avant 2007 recommandaient en effet la mise en place d'un seul système d'information dans ce domaine. Si cette idée a été très vite acceptée par l'armée de l'air et la marine, elle s'est heurtée à des résistances très fortes au sein de l'armée de terre. Appliquée aux personnels civils, elle a été porteuse d'économies et a tiré profit des systèmes d'information, à l'image des organisations retenues dans de grands groupes privés notamment.
En deuxième lieu, l'importante réforme qu'a constituée la création d'un service unique du commissariat, gardant ses fonctions de comptable et d'ordonnateur.
En troisième lieu et enfin, la création des bases de défense, qui conduit à regrouper dans un lieu où l'on mutualise les moyens de fonctionnement les postes dédiés au traitement de la solde dans les unités.
La quatrième contrainte tenait aux délais. J'ai, en tant que responsable de la direction des ressources humaines (DRH-MD) été saisi du dossier en mai 2010. Le comité directeur, qui travaillait sur Louvois depuis quatorze ans, considérait que la gouvernance devait être rénovée. Le cabinet du ministre me demande alors de le prendre en charge dès cette date, sachant qu'étaient prévues en septembre la prise en charge des personnels civils vers un système RH intégrant également la paie, puis au début de 2011, la « bascule » sur Louvois du SSA et, ensuite, celle de l'armée de terre et celle de la marine. Les échéances étaient donc très rapprochées.
J'obtiens la possibilité de mettre en place une mission sur un système d'information des ressources humaines (SIRH) et recrute un directeur de projet contractuel à cet effet. Elle était organisée en mode « plateau » – une partie des personnels appartenait à l'état-major des armées –, ce qui permettait d'impliquer tous les acteurs pour avancer le plus efficacement possible dans les délais impartis.
J'ai présenté le dossier pour l'armée de terre les 19 et 20 septembre 2011 lors d'une réunion chez le chef d'état-major des armées (CEMA) et d'une autre au cabinet du ministre. Il donne l'état de l'information au moment de la décision et indiquait ce qui avait été fait précédemment.
D'abord, en septembre 2010, nous avons réalisé la « bascule » grâce au système ALLIANCE, pour la paye du personnel civil de l'administration centrale. la mission SIRH devait aussi être mobilisée pour Louvois. Cependant, cette opération, qui portait sur 6 000 dossiers, était plus simple, la paye de ces personnels étant beaucoup plus stable que celle des militaires. Aujourd'hui, nous procédons à la même « bascule » à Bordeaux, depuis janvier, et à Toulon, dans de bonnes conditions.
Je me suis occupé de la solde des militaires depuis mon entrée dans les armées, en 1976 : cette solde est structurellement instable car il existe 170 indemnités, les militaires sont gérés en flux – 25 000 entrent dans les armées et en sortent chaque année –, ils sont mobiles et ne sont pas payés de la même manière selon l'endroit où ils sont envoyés. Ce régime, est entropique par nature.
Le deuxième élément que nous avions au moment de la décision était la « bascule » du SSA réalisée au début de 2011 pour 10 000 dossiers. Il s'agissait d'une opération difficile car celui-ci n'avait pas de service de solde – ses agents étaient payés par chacune des armées, en fonction de leur rattachement. La création d'un nouveau système nous paraissait de nature à nous aguerrir pour la suite des opérations.
La situation dans les CTAC nous a alors conduits à opérer la « bascule » dans l'armée de terre avant la marine.
Lorsque j'ai pris la tête du comité directeur, en mai 2010, aucun test de bout en bout de la chaîne de Louvois n'avait été réalisé. Dans les dix mois qui ont suivi, nous avons mis en place un système qui nous a permis de répéter toutes les opérations et de vérifier que toute cette chaîne fonctionnait. À l'automne 2010, nous avons effectué des soldes à blanc et, de janvier 2011 à la fin du printemps de la même année, des soldes en double. Celles-ci ont été suivies de deux répétitions générales, où l'on a refait la solde du début à la fin.
Vous pouvez avoir accès aux documents rendant compte des soldes en double, lesquels étaient conformes aux critères de sécurité fixés par l'armée de terre.
Parallèlement, nous avons mis en place un système de compensation visant à prendre en charge les dossiers pour lesquels on s'attendait à des incidents, qui sont inévitables. Le dispositif prévu était dimensionné pour être en mesure de traiter 20 000 opérations manuelles – ce nombre résultant des évaluations techniques réalisées.
Il s'agissait de mesures de compensation du système Louvois lui-même, pas des régularisations que Louvois allait devoir absorber venant du système antérieur, certaines datant de plusieurs années.
Au moment de la bascule, nous prenons deux précautions. D'octobre 2010 au 1er janvier 2011, nous décidons d'une part, de suspendre les opérations de trop-perçu, courantes, car elles constituaient des dispositifs administratifs lourds, consommateurs de temps et de personnels, et nous conduisaient à prendre trop de risques. d'autre part de reporter les régularisations au début de 2011.
En mars 2012, nous avons effectué 40 000 opérations de régularisation, auxquelles s'est ajoutée la prise en charge de 9 000 dossiers de réservistes, ces chiffres n'avaient pas été anticipés.
Nous avons mis en place 17 indicateurs dans notre tableau de bord : seulement 4 d'entre eux étaient à l'orange au moment de la décision – dans des domaines d'éditique ne me paraissant pas de nature à compromettre la « bascule » – et tous les autres (13) étaient au vert.
Enfin, un plan de communication de l'armée de terre a été lancé pour expliquer ce que nous faisions.
Sur la base de ce dossier, j'ai engagé un processus de décision pour le CEMA, le SGA et le cabinet du ministre.
S'agissant de mon appréciation des risques, je pensais que les CTAC allaient à la catastrophe. Pour avoir mis en place les plans de mobilité ayant permis de procéder aux mouvements de personnels impliqués par les restructurations, j'étais en permanence au contact des organisations syndicales : je savais ce qui se passait dans ce domaine et que chacun voulait retrouver un poste, avec le risque de voir les plus compétents partir en premier.
De mon point de vue, si on n'avait pas opéré la « bascule », il n'y avait plus de solde de l'armée de terre.
Il existait plusieurs risques propres à Louvois. D'abord, ceux inhérents à la « bascule » vers un nouveau système d'information – d'où la mise en place d'un dispositif de compensation. Deuxièmement, je n'étais en charge du dossier que depuis mai 2010 et, vues les échéances à tenir, les délais étaient courts, et c'est toujours un facteur de risque d'être dans l'urgence. Enfin, si, selon l'audit sur Louvois que j'ai demandé en septembre 2010 à la direction générale des systèmes d'information et de communication (DGSIC), le système était instable, difficile à maintenir et comportait des défauts, la mise en oeuvre de plusieurs recommandations permettait de rendre le risque acceptable à mes yeux. Celles requises pour la « bascule » ont été effectuées – celles qui ne l'ont pas été, toujours en cours, portaient sur des améliorations sans impact direct sur la « bascule ». En tout état de cause, il n'y avait pas d'alternative : nous ne pouvions attendre la mise en place de l'ONP et les systèmes en vigueur étaient sur le point de s'effondrer.
J'ai pris des risques en présentant cette décision, je l'ai fait également pour tous les projets que j'ai conduits au cours des sept années où j'ai été directeur des ressources humaines, que ce soit pour proposer une nouvelle DRH, réorganiser la gestion des personnels civils, créer l'agence de reconversion, organiser des élections professionnelles, ou mettre en place la protection sociale des militaires ou de nouvelles grilles indiciaires.
Je pense qu'aujourd'hui, avec les mêmes éléments d'information, il faut insister sur ce point, que ceux que j'ai eus à l'époque, je ferais fait la même chose.
En conclusion, je voudrais dire trois choses. D'abord, présenter mes excuses à tous ceux qui ont été lésés. Deuxièmement, recommander à ceux qui ont des trop perçus d'être prudents avec les sommes qu'ils ont reçues, car elles devront être récupérées par l'État, avec toutes les précautions nécessaires. Enfin, je souhaite remercier tous ceux qui, depuis le début, travaillent d'arrache-pied pour que ce système puisse fonctionner normalement – ce qui, j'espère, se produira au plus vite.