Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale présente incontestablement des éléments positifs, qu'il s'agisse de la création d'un office central de lutte contre la corruption, de la mise en oeuvre de circonstances aggravantes, de l'alourdissement des peines, des techniques nouvelles, de l'ouverture aux associations de droits reconnus aux parties civiles, de la suppression des pôles économiques et financiers, de la simplification de l'organisation judiciaire et, par conséquent, de l'amélioration de la lisibilité pour les administrations partenaires ou de l'amélioration du critère de compétence des juridictions spécialisées.
La création du procureur de la République financier, elle, pose en revanche beaucoup de problèmes. En plus d'être inadaptée à la lutte contre la fraude fiscale, cette mesure me paraît être une source de complexité inutile.
Ma première question porte sur les objectifs. L'organisation judiciaire proposée traduit à mon sens une méconnaissance de la réalité des phénomènes de fraude fiscale, de plus en plus complexes. Seule l'intégration de toutes les compétences au sein d'un même parquet permet une vision globale des phénomènes de criminalité, y compris financière, et partant la cohérence des procédures judiciaires. De fait, les liens sont étroits entre la criminalité organisée et la délinquance financière : en témoignent, par exemple, la fraude sur la taxe carbone via le système du « carrousel » ou l'affaire « Virus », sans parler des délits d'atteinte à la probité des décideurs publics, qui associent souvent usage de faux et abus de biens sociaux. Or la création du parquet financier « verticalisera » les procédures au lieu d'en associer les différentes strates. Aussi l'architecture proposée, obsolète, me semble être une mauvaise réponse à une délinquance transversale et multiforme.
Ma deuxième question porte sur la volonté affichée d'une spécialisation des magistrats. Il existe déjà des magistrats spécialisés, madame la garde des Sceaux, au sein des huit juridictions interrégionales spécialisées, dites « JIRS », comme dans les pôles économiques et financiers. Beaucoup de ces magistrats sont en fonction au tribunal de grande instance de Paris, à la section financière du parquet, laquelle comprend un procureur adjoint spécialisé et huit magistrats, qui consacrent l'essentiel de leur temps au traitement des affaires financières. L'une des chambres du tribunal correctionnel est également spécialisée en ce domaine. Sur 138 enquêtes diligentées par la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) depuis sa création fin 2009, 72 – soit 52 % – provenaient de Paris. Pourquoi, par ailleurs, la spécialisation s'arrête-t-elle au parquet, sans s'étendre à l'ensemble de la chaîne pénale ?
Je suis de ceux qui pensent que le procureur financier ne sera pas plus indépendant que n'importe quel autre procureur. Il bénéficiera d'ailleurs des mêmes garanties statutaires que le procureur de Paris. Comme Patrice Verchère, je pense que cette réforme traduit une volonté de nommer, sur proposition de la Chancellerie et après avis du Conseil supérieur de la magistrature, un second procureur de la République à Paris, lequel concurrencera celui qui est actuellement en poste. Dans les procédures si particulières que j'ai décrites, comment entendez-vous renforcer l'indépendance de ce nouveau procureur ?
Pourquoi, au surplus, lui confier une part du contentieux boursier, lequel, sans se rattacher ni aux atteintes à la probité ni à la fraude fiscale, vise à garantir la transparence du marché financier et la bonne information des investisseurs et des actionnaires ? D'autres contentieux boursiers, tels que les prestations de services d'investissement délivrées sans agrément, le démarchage illégal ou la non-déclaration de franchissement de seuil ne sont pas visés par le projet de loi, et resteront donc de la compétence du procureur de Paris. Cette mesure contribuera aussi à la multiplication des interlocuteurs, parmi lesquels l'Autorité des marchés financiers et l'Autorité de contrôle prudentiel, au détriment de l'efficacité.
Que penser, par ailleurs, de l'efficacité d'un parquet autonome à compétence concurrente ? L'institution d'un acteur supplémentaire est de nature à alourdir les procédures et à générer des conflits de compétences que l'on ne pourra résoudre. J'appelle en particulier votre attention sur les infractions à la probité publique ou au code électoral. Le critère de saisine du procureur financier sera source de confusions, en raison notamment du grand nombre d'auteurs – complices ou victimes – ou de l'étendue du ressort géographique. Ce critère, de surcroît, est strictement identique à celui qui s'applique aux JIRS. La différence entre la « grande » et la « très grande complexité » d'une affaire est déjà délicate à établir dans le système actuel ; il sera tout aussi difficile, de ce point de vue, de distinguer entre les critères de complexité justifiant la saisine, soit des JIRS, soit du procureur de la République financier. En réalité, il y a fort à parier que seule la direction des affaires criminelles et des grâces de la Chancellerie sera en mesure d'arbitrer, sur la base des éléments transmis par les parquets généraux.
L'étude d'impact, enfin, fait l'impasse sur les conséquences du projet de loi pour le tribunal de grande instance de Paris, dont je rappelle qu'il est géré de façon dyarchique, par un président de tribunal et un procureur de la République. Ainsi, le siège et le parquet disposent respectivement d'un greffe et d'un secrétariat particuliers. Avec un seul magistrat du siège et désormais deux magistrats du parquet, vous affaiblirez, soit le parquet en le divisant, soit le siège en réduisant sa proportion numérique. Quel est votre sentiment sur ce point ? Au surplus, on voit mal qui pourrait arbitrer un conflit entre le procureur de la République financier et le procureur de Paris.
D'autres solutions étaient possibles pour atteindre l'objectif, évidemment louable et partagé, qu'évoquait M. le ministre de l'Économie et des finances. La première consistait à renforcer les JIRS, dont l'efficacité a été reconnue par l'inspection des services judiciaires. L'octroi d'une compétence nationale à la JIRS parisienne pour les affaires complexes, relevant de plusieurs JIRS, aurait eu le mérite de la clarté. Enfin, la création d'une structure juridictionnelle entièrement dédiée à une affaire, à l'exemple de ce que firent les Espagnols, eût également été une bonne solution. Certaines affaires, particulièrement lourdes et complexes, peuvent en effet nécessiter des formations spécifiques des magistrats.
Bref, je suis très réservé sur la création du procureur de la République financier.