Intervention de Jean-Marc Manach

Séance en hémicycle du 11 juin 2013 à 15h00
Débat sur internet et la protection des données personnelles — Table ronde

Jean-Marc Manach, journaliste :

Non, ce n'est pas rien, mais le Conseil constitutionnel a estimé qu'il s'agissait d'une atteinte manifestement disproportionnée à la vie privée.

Accessoirement, on a appris entre-temps que le Gixel, lobby des industriels qui fabriquent ces papiers d'identité, avait très sereinement expliqué aux sénateurs qu'en tant que leaders mondiaux sur ce secteur les Français se devaient d'adopter la carte d'identité électronique sécurisée, s'ils voulaient être crédibles et continuer de pouvoir la vendre partout dans le monde.

Beaucoup de gens considèrent ainsi que la CNIL, le G29 et le futur règlement européen peuvent constituer des obstacles au développement du commerce. Je pense pour ma part que c'est avant tout le manque de confiance qui est susceptible d'entraver le commerce : en l'absence d'une autorité de contrôle, on se méfiera des médicaments frelatés, encore qu'il soit difficile de se passer de médicaments.

On dépense beaucoup plus d'argent pour faire du commerce de données personnelles que pour les sécuriser. Depuis les années quatre-vingt dix, des sites comme Zataz et Kitetoa ont épinglé des milliers d'entreprises et d'administrations qui ne sont pas fichues de protéger correctement les données personnelles qu'elles ont sur leurs serveurs et qui, pourtant, n'ont quasiment jamais été condamnées en justice. Les gens n'ont apparemment pas porté plainte, et j'ignore si cela relève du domaine de la CNIL.

Si on veut développer le commerce électronique et faire en sorte que les gens aient confiance dans le fait que les administrations et les entreprises protègent leurs données personnelles, sécurisons les données. Créons une filière de formation à la sécurité informatique et embauchons des hackers pour protéger les serveurs – car c'est bien, en fin de compte, leur raison d'être.

En tout état de cause, pour en revenir à Prism et au projet de règlement européen, ce dernier fait l'objet, selon les propres termes de Viviane Reding, de l'offensive de lobbying la plus intense qu'ait jamais connue l'Union européenne.

Deux conceptions de la protection des données personnelles s'opposent. La première, européenne et humaniste, a donné naissance à la CNIL en 1978, avec la loi pionnière « Informatique et Libertés ». Elle défend une vision de l'individu citoyen, que l'on doit d'abord protéger avant de songer, ensuite, à utiliser ses données. À l'inverse, la conception américaine de la protection des données personnelles défendue par la Federal Trade Commission considère avant tout le citoyen comme un consommateur et entend protéger la possibilité pour les entreprises de faire du business avec ses données personnelles. Citoyen ou consommateur ? Tels sont les termes de la bataille qui se joue en ce moment à Bruxelles.

Je ne sais pas si l'on peut parler de changement de civilisation, mais nous sommes passés, avec le téléphone portable, avec Internet, à quelque chose de nouveau, que nos grands-parents n'ont pas connu. Pour eux, l'anonymat était la norme et le fait d'être connu, d'être une personne publique, l'exception. Nous nous promenons aujourd'hui avec des outils de tracking comportemental, commercial, voire gouvernemental, dans nos poches. Nous nous en servons pour appeler, mais les téléphones « intelligents » sont aussi des outils de tracking. Il est important d'en prendre conscience car ce n'est pas la menace de Big Brother qui se profile. Je ne pense pas que la France ou les pays européens soient sur le point de voir émerger un Hitler ou un Staline. Nous serions plutôt dans un système kafkaïen où, de plus en plus surveillés, de plus en plus perçus comme des suspects, nous sommes de plus en plus amenés à prouver notre innocence. Je pourrais vous citer de nombreux exemples.

L'autre crainte, c'est celui d'un univers à la Minority Report, où certaines personnes en arriveraient à devoir flouer les systèmes de surveillance mis en place. À Calais, un quart des demandeurs d'asile se brûlent les doigts pour effacer leurs empreintes digitales !

Nous sommes en 2013, le projet de règlement européen va prendre un certain nombre d'années et je ne sais pas où nous en serons en 2020, mais je sais en revanche que personne n'aurait imaginé, il y a seulement dix ans, où nous en serions aujourd'hui en matière de traitement de données personnelles et de surveillance de l'Internet. De surcroît, nous serons de plus en plus contrôlés par des objets, et non pas seulement du fait de ce que nous écrivons sur Twitter, sur Facebookou dans nos courriels. Il est essentiel de comprendre que si nous ne parvenons pas à contrôler les machines, ce sont les machines qui nous contrôleront à terme. L'article 1er de la loi « Informatique et Libertés » ne dispose-t-il pas que l'informatique doit être au service de chaque citoyen ?

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