Je voudrais apporter à votre commission des éléments d'appréciation sur la crise provoquée par les dysfonctionnements du système Louvois à partir du printemps 2012. Je n'en méconnais pas la gravité et en mesure pleinement les conséquences : d'abord, bien sûr, pour les militaires concernés et leur famille, mais aussi pour tous ceux qui travaillent quotidiennement, au prix de nombreux sacrifices, à la résolution des difficultés.
Comme vous le savez, j'ai occupé les responsabilités de SGA du ministère de la Défense de septembre 2005 à octobre 2011. J'exerce depuis cette date celles de chef du contrôle général des armées (CGA). C'est avec l'expérience acquise dans ces deux fonctions que je voudrais d'abord vous préciser le cadre décisionnel de la conduite du projet Louvois et le rôle qu'y a joué le SGA, puis vous faire part de mes appréciations et des enseignements que j'en tire.
S'agissant du cadre décisionnel et du rôle du SGA, je rappelle que celui-ci est « chargé de l'élaboration de la politique de ressources humaines » du ministère de la Défense.
Pour ce faire, il dispose de la direction des ressources humaines du ministère (DRH-MD), laquelle « assure le pilotage des systèmes d'information ministériels en matière de ressources humaines », mais aussi de solde, de paie, de droits individuels et de pensions.
Par ailleurs, il est « responsable de la modernisation de l'administration du ministère ».
C'est dans le cadre de ces attributions qu'il a joué un rôle dans le domaine des ressources humaines et, plus globalement, dans la conduite des réformes importantes qu'a connues ce ministère à compter de 2007.
Le SGA était ainsi responsable de 13 chantiers de réforme, parmi lesquels figuraient le projet de modernisation de la gestion des ressources humaines (GRH) du ministère et le projet « solde, paye et droits individuels » (SPDI) – ou Louvois –, qui furent réunis en un seul en 2010 pour assurer une meilleure cohérence de la démarche.
Ces deux projets trouvent leur origine, avant la révision générale des politiques publiques (RGPP), dans un rapport conjoint de l'inspection générale des finances (IGF) et du CGA.
Ses recommandations s'articulaient autour de quatre thèmes : la nécessité d'un système unique de paiement de la solde ; le besoin de faire cheminer parallèlement un projet de système d'information des ressources humaines (SIRH) unique pour le ministère qui viendrait se connecter sur le système Louvois, pour y « déverser » les informations sur les ressources humaines nécessaires au calculateur de la solde ; le besoin de conserver un « centre expert » interarmées procédant aux vérifications et corrections éventuelles d'anomalies et au traitement d'indemnités complexes ; et la fermeture des centres payeurs que constituaient les centres territoriaux d'administration et de comptabilité (CTAC).
Les conclusions de cet audit ont été intégralement reprises, en 2007, dans la définition des objectifs de la RGPP.
Le mandat adressé par le ministre au chef de projet, qui était le chef de la mission SIRH auprès du directeur des ressources humaines du ministère, comportait plusieurs objectifs, dont trois nous importent particulièrement ici : le raccordement des SIRH militaires au calculateur Louvois, la réalisation d'un SIRH unique pour la Défense et le raccordement à l'opérateur national de paye (ONP) en 2016.
Ce projet avait avant tout pour but d'améliorer sensiblement la gestion des ressources humaines. Il devait aussi contribuer à la réduction des effectifs du ministère à la hauteur de 6 228 emplois, dont 750 au titre de la fermeture des CTAC.
Le pilotage au quotidien du projet dans son ensemble était confié à la mission SIRH.
Le mandat ministériel prévoyait tout aussi explicitement que la conduite globale de l'opération de convergence des SIRH était assurée par un comité directeur présidé par le SGA.
Lorsque j'ai quitté mes fonctions, plusieurs étapes de ce projet de convergence étaient bien engagées : la réduction du nombre d'applications informatiques et la réorganisation de leur maintenance, la concentration du pouvoir adjudicateur – chargé de passer les marchés – en un seul service, ainsi que l'élaboration du schéma de regroupement des différents SIRH d'armée en un SIRH unique.
Dans le cadre de ma présidence du comité de modernisation du ministère (C2M), qui se réunissait mensuellement, j'étais chargé de la coordination ministérielle de la mise en oeuvre de la RGPP.
Assisté de la mission de coordination de la réforme, j'assurais le suivi de cette mise en oeuvre, vérifiais la progression des chantiers, prenais connaissance des difficultés rencontrées et proposais les mises en cohérence ou ajustements nécessaires.
Chaque réunion du C2M faisait l'objet d'un relevé de décisions.
Parmi les contraintes souvent contradictoires que nous devions concilier, notamment s'agissant du projet Louvois, on peut mentionner notamment le fait que le calendrier devait prendre en compte la date de fermeture des CTAC de l'armée de terre, prévue à partir de 2011, mais aussi les échéances du projet interministériel d'ONP. Deuxièmement, nous devions donner la priorité à la suppression de postes de soutien, faute de quoi l'effort de déflation se serait reporté sur des emplois opérationnels que nous tenions à tout prix à préserver. Enfin, la réussite de la « manoeuvre RH » – c'est-à-dire la gestion de la mobilité des personnels, géographique et professionnelle, accompagnant les restructurations – supposait d'annoncer les mesures trois années auparavant, afin de permettre au personnel de se reclasser dans les meilleures conditions.
Choisir entre ces contraintes n'était pas possible. Il nous fallait toutes les prendre en compte, ce qui constituait une de mes missions.
Pour conclure sur ce premier volet, je voudrais insister sur plusieurs points.
Dans mes fonctions de SGA, j'ai assumé des responsabilités précises dans la conduite de la réforme du ministère et dans l'évolution des organisations et des processus, au rythme élevé que nous imposait la loi de programmation militaire. Certaines de ces évolutions ont incontestablement contribué à complexifier la mise en oeuvre du projet Louvois.
La conscience de ces contraintes était partagée par les acteurs de la réforme et tous se sont efforcés, avec détermination, de les gérer au mieux.
En 2008 et au début de l'année 2010, le CGA a été amené à livrer au cabinet du ministre son appréciation sur la façon dont le projet « solde » était conduit.
Ses constatations peuvent se résumer en trois points : un retard pris dans le calendrier alors qu'approchait la date de la fermeture des CTAC ; le maintien d'un centre expert par armée alors que l'audit préconisait de n'en conserver qu'un seul ; la nécessité d'entrer résolument dans la démarche de constitution d'un SIRH unique.
C'est notamment à la suite de ce constat, considérant que la direction du projet assurée jusqu'alors par la direction centrale du commissariat de l'armée de terre n'était plus pertinente, que le cabinet du ministre a pris la décision, au printemps 2010, de transférer globalement le projet Louvois et le projet SIRH sous les responsabilités respectives du directeur des ressources humaines du ministère et du SGA. L'investissement des équipes de la DRH-MD et de la mission placée auprès d'elle n'est pas en cause à mes yeux.
L'une et l'autre étaient placées sous mon autorité : j'assume entièrement les décisions qu'elles ont prises ou proposées compte tenu des éléments qu'elles avaient préalablement rassemblés et des informations qui leur remontaient et qui étaient portées à ma connaissance.
En revanche, je ne peux assumer des responsabilités qui n'étaient pas les miennes. À titre d'exemple, la qualité des données de ressources humaines introduites dans Louvois était – et demeure – de l'entière responsabilité des armées et services concernés, notamment de leurs directions des ressources humaines.
Je voudrais maintenant vous faire part de plusieurs remarques, observations et appréciations sur la conduite de ce projet.
D'abord, je n'ai aucun doute sur la nécessité qu'il y avait de développer et déployer un calculateur de paye interarmées ni de faire converger les SIRH d'armées.
L'obsolescence prévisible de systèmes en service – je pense par exemple au système de paie de la marine –, le coût élevé de leur maintien en condition, la multiplication des applications informatiques dans le domaine des ressources humaines – nous en avions recensé 400 – et le projet interministériel de l'ONP rendaient inéluctable une évolution radicale des SIRH dans leur ensemble.
C'était, comme je l'ai déjà dit, une opportunité pour moderniser et améliorer les processus de gestion des ressources humaines du ministère dans son ensemble. La même démarche était appliquée en effet au personnel civil et continue de l'être.
Deuxièmement, le projet Louvois a indéniablement subi les contrecoups des réformes conduites dans le cadre de la RGPP, qui ont affecté sensiblement son environnement. Il y a eu la création du service du commissariat des armées (SCA), la fermeture des CTAC, la création des bases de défense et la mutualisation des services de ressources humaines de proximité placés auprès des unités et établissements, ainsi que la perspective interministérielle de l'ONP – dont je ne voudrais pas qu'on néglige la pression qu'elle exerçait sur le ministère pour faire évoluer son calendrier, en fonction de rendez-vous interministériels qui nous étaient imposés.
Troisièmement, il n'y a pas eu d'incurie, d'incompétence ou d'irresponsabilité.
Les raccordements à Louvois du service de santé des armées (SSA) et de la marine se sont déroulés dans des conditions satisfaisantes, ce qui tend à prouver que la conception du système n'était pas fondamentalement défectueuse.
C'est le raccordement de l'armée de terre, par son volume, sa plus grande complexité et le poids plus marquant des contraintes de son environnement – elle a été l'armée la plus touchée par les dissolutions et restructurations –, qui a révélé les fragilités de l'écosystème Louvois.
Je m'inscris en faux contre l'idée selon laquelle un système décisionnel aveugle, dans lequel les responsabilités étaient diluées, voire inexistantes, serait à l'origine des dysfonctionnements de ce dispositif.
Les responsabilités étaient assurées de manière complémentaire par les différentes instances parties prenantes du projet. Les directions de ressources humaines des armées et les états-majors ou directions de service concernés étaient responsables de leur SIRH et en charge de garantir la qualité des données introduites dans Louvois. L'état-major des armées (EMA), avec ses deux bras armés, le commandement interarmées du soutien (COMIAS) et le service du commissariat des armées étaient chargés respectivement de la mise en place des bases de défense et des opérations de liquidation de la solde. Le secrétariat général pour l'administration, avec sa direction des ressources humaines et la mission SIRH qui lui était rattachée, assurait le pilotage du projet.
Le processus de décision, qui associait tous les acteurs, passait par des organismes ou des instances clairement identifiés : le comité de modernisation du ministère, le comité de pilotage Louvois, des réunions qui se tenaient à l'EMA ou d'autres qui avaient lieu au cabinet du ministre.
Aucune décision de raccordement à Louvois n'a été prise sans l'aval explicite des différents responsables, qu'il s'agisse du SSA, de l'armée de terre ou de la marine.
Les principales déficiences sont aujourd'hui pour la plupart identifiées : une gouvernance trop complexe ; la difficulté récurrente à constituer les équipes nécessaires à la mise en oeuvre du projet ; un défaut d'information sur la situation exacte de l'armée de terre au moment du raccordement à Louvois ; l'absence de simplification et d'harmonisation des régimes indemnitaires préalable à ce raccordement, ceux-ci étant source de complications techniques ; l'insuffisante préparation des services chargés d'introduire les informations sur les ressources humaines nécessaires au calculateur ; et les défaillances du contrôle interne.
D'autres questions restent à examiner, comme le pilotage par le ministère des prestataires extérieurs.
En conclusion, le ministère de la Défense vient de traverser plusieurs années particulièrement exigeantes, pendant lesquelles se sont conjugués une réforme sans précédent de son organisation, un niveau très élevé de sollicitation opérationnelle des armées et une très forte réduction de ses effectifs, avec son lot de restructurations et dissolutions.
Les armées, directions et services ont tous contribué à relever ce défi et une bonne partie des objectifs qui leur avaient été fixés a été atteinte. Louvois ne doit pas occulter ces efforts et ces réussites. Force est cependant de constater que ce projet précis et complexe aurait demandé plus de délais.
Les travaux réalisés au cours de ces derniers mois permettent au ministère de disposer d'un recensement des principales causes ayant contribué à son dysfonctionnement.
Le CGA y a contribué depuis 2011 à travers deux rapports : l'un relatif à la fiabilisation de la fonction solde, qui est en cours d'examen par les états-majors et services dans le cadre d'une procédure contradictoire ; l'autre, que j'ai transmis en début de semaine au ministre de la Défense, rédigé conjointement avec l'IGF, sur les conséquences budgétaires des dysfonctionnements de Louvois sur le titre 2 – relatif à la masse salariale – du ministère de la Défense en 2012.
La résolution des problèmes à caractère technique se fait jour après jour dans le cadre du pilotage du projet. Les derniers comptes rendus font apparaître une meilleure maîtrise progressive de Louvois, grâce au plan d'action mis en oeuvre par la DRH-MD et le SCA, même si tous les problèmes sont loin d'être réglés.
Enfin, les enseignements à tirer de Louvois me semblent devoir franchir les frontières du ministère de la Défense. Il me paraît absolument nécessaire que le projet d'ONP en tienne compte pour aménager en particulier, si nécessaire, son niveau d'ambition et son calendrier.