Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, monsieur l'accusateur public… Par cette interpellation, je veux évidemment souligner le caractère singulier des propos souvent calomnieux de notre collègue Alain Tourret, qui, je crois, enfreignent très directement l'article 71, alinéa 5, de notre règlement intérieur, lequel interdit toute mise en cause personnelle.
Ce débat, on l'a compris, a pour point de départ le fait qu'un ancien directeur de cabinet d'un ministre de l'intérieur a déclaré qu'il avait pu percevoir des primes en liquide entre 2002 et 2004. Cette information a paru invraisemblable à beaucoup qui, de bonne foi sans doute, se sont interrogés sur la subsistance de telles primes en liquide après 2002. Chacun a notamment à l'esprit l'élégante assertion de Mme Bachelot…
Qu'il me soit permis de rappeler que l'objet du scandale, à l'époque, il y a trois mois – époque lointaine –, qui valut à M. Guéant – pourquoi ne pas le citer ? – d'être jeté en pâture à l'opinion publique par une violation fort à propos du secret de l'instruction, c'était qu'il ait pu acheter une machine à laver et d'autres objets ménagers en payant en espèces, sommes présumées, selon des affirmations purement diffamatoires, provenir du financement occulte et exotique d'une campagne présidentielle en 2007.
On relève au passage ce qu'il y a de grotesque à imaginer que M. Guéant ait pu conserver des factures de ses achats en liquide s'il avait voulu dissimuler ces sommes ! Un seul journaliste, à ma connaissance, a relevé le caractère contradictoire de cette accusation grotesque.
Le point de départ de notre débat de ce jour, ce sont donc les déclarations même de M. Guéant, expliquant qu'il ne fallait pas fantasmer sur de prétendus financements libyens et que ses achats en liquide provenaient simplement de primes perçues au ministère de l'intérieur.
Je rappelle précisément les propos tenus par M. Guéant sur France 2 : « Cela vient des primes payées en liquide. Elles n'ont pas été déclarées car ce n'était pas l'usage. A posteriori, on s'est dit que c'était anormal. D'ailleurs ça a été modifié. » « Il y avait deux régimes », a précisé M. Guéant : « un régime général sur fonds dits secrets, auquel de façon générale il a été mis un terme en 2002, et, pour ce qui est du ministère de l'intérieur, il existait un régime spécifique de primes concernant des milliers de personnes. Quand vous avez plusieurs milliers de fonctionnaires qui bénéficient de ce système, vous ne le changez pas du jour au lendemain ».
Les propos de M. Guéant ont donc légitimement appelé vérification. C'est l'objet de notre débat, et du rapport commandé par M. le ministre de l'intérieur à l'inspection générale de la police nationale et à l'inspection générale de l'administration du ministère de l'intérieur.
Que dit le rapport des inspections générales ? Eh bien, il confirme, de façon très exacte, la version de M. Claude Guéant.
Oui, il existe bien au ministère de l'intérieur un régime de primes spécifiques baptisé « frais d'enquête et de surveillance » et versé en liquide à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers, de fonctionnaires. Et, oui encore, si le ministère de l'intérieur a, comme tous les ministères, cessé le versement de primes en liquide spécifiques aux membres de cabinet au mois de janvier 2002, en revanche, le versement des frais d'enquête a continué longtemps après, et ces frais continuent d'être versés, au titre de pratiques diverses, à hauteur de près de dix millions d'euros par an.
Sur le fait que le cabinet du ministre de l'intérieur ait pu bénéficier de ces frais d'enquête après 2002, le rapport des inspections générales est très clair, reconnaissant que cela n'a existé, comme l'a dit M. Guéant, que de façon transitoire, « entre l'été 2002 et, au plus tard, l'été 2004 » – je cite là le rapport, page 19. Les additions de M. Tourret sont pure création, pure spéculation.
Le rapport indique très clairement qu'il s'agissait d'un tuilage, comme on dit en termes budgétaires, d'une transition, et il explique pourquoi : avant 2002, le cabinet du ministre de l'intérieur cumulait le régime des primes de cabinet en liquide de Matignon et le régime des frais d'enquête. Ainsi est-il précisé, page 19, qu'« avant l'entrée en vigueur de la réforme des primes de cabinet au 1er janvier 2002, une partie des crédits [de frais d'enquête] permettait de compléter l'enveloppe des “indemnités de cabinet” mise à disposition par le cabinet du Premier ministre ».
Cet extrait est très intéressant parce que, manifestement, les inspecteurs généraux ont, sur ce point, des informations plus précises que celles de M. Vaillant, qui a déclaré : « Je n'imagine pas que des frais de police aient servi au cabinet du ministre, ou alors ça aurait été une pratique nouvelle ». J'observe, cher collègue Tourret, que MM. Vaillant et Bergougnoux, alors directeur général de la police nationale, n'ont pas laissé grand-chose, en termes d'archives, à leur départ.
On peut imaginer – mais c'est une simple supposition de ma part – que c'était particulièrement le cas pour ceux des membres du cabinet qui venaient de la direction générale de la police nationale, qui exerçaient des fonctions en matière de police et qui demandaient juste le maintien des avantages acquis, a fortiori dans des fonctions au cabinet du ministre mais toujours opérationnelles en matière de sécurité, ce que vous omettez complètement dans votre raisonnement, cher collègue Tourret.
Ce qu'un passage du rapport, que vous avez sciemment totalement omis, explique très clairement, c'est que si ces versements de frais d'enquête ont perduré entre 2002 et 2004, c'est parce que, lorsque Matignon a supprimé les primes en argent liquide, il n'a compensé que la partie correspondant aux crédits provenant précédemment des fonds secrets de Matignon, et non les frais d'enquête dont les crédits étaient déjà gérés par le ministère de l'intérieur, ce qui est assez logique.
Je cite très scrupuleusement la page 19 de ce rapport, que vous n'avez évidemment pas citée, monsieur Tourret : « Il semble que la dotation initiale du ministère de l'intérieur au titre de l'indemnité pour sujétions particulières des cabinets ministériels ait été relativement sous-évaluée par rapport aux dotations en numéraire de la période précédente (indemnités mises à dispositions par le cabinet du Premier ministre et prélèvement sur les FES) et qu'elle ait été, pendant deux à trois ans, complétée par des versements en provenance des FES, à hauteur d'environ 10 000 euros par mois remis au directeur de cabinet ». Personne ne dit qu'il en est l'unique bénéficiaire.
Le rapport étaye cette explication de bon sens – loin des fantasmes que certains, au sein même de notre assemblée, se plaisent à diffuser – d'un tableau qui montre qu'effectivement, le ministère de l'intérieur n'avait été doté, en 2002, au titre des nouvelles primes de cabinet légales que de 434 783 euros, sa dotation annuelle moyenne sur dix ans étant d'environ 1,6 million d'euros par an. Il n'avait donc été doté qu'à hauteur d'un quart du besoin ! Le rattrapage se poursuivra progressivement, la dotation atteignant 939 000 euros en 2003, 1 million d'euros en 2004 et 1,3 million d'euros en 2005. Les frais d'enquête ont donc, de façon très temporaire, très transitoire, permis un tuilage budgétaire.
Et, tout naturellement, loin des fantasmes, l'usage des frais d'enquête disparaît en 2004, lorsque le ministère dispose d'une enveloppe de primes de cabinet correspondant au montant alloué avant 2002, soit environ 1,6 million d'euros – je crois que c'est toujours ce montant qui est alloué au cabinet du ministre de l'intérieur.
Non seulement le rapport des inspections générales accrédite, conforte, corrobore les déclarations de Claude Guéant, mais il nous en offre même une explication parfaitement claire pour qui, toutefois, veut bien se donner la peine de le lire pour y trouver les réponses aux questions qu'il se pose plutôt que de se délecter dans la calomnie. Comme l'a dit Condorcet, la vérité appartient à ceux qui la cherchent.
Si cela est clair, cela est-il légal pour autant ?
Ces frais d'enquête obéissent à un régime réglementaire relativement précis qui a été défini, à trois reprises, par décret : en 1926, en 1945 et, plus récemment, en 1993.
L'article 4 du décret du 15 juin 1926 définit les frais d'enquête et de sûreté générale comme « toutes les autres dépenses que celles entrant dans la catégorie des frais de missions que le fonctionnaire peut être appelé à engager pour l'exécution de la mission qui lui est confiée ».
Ceux qui contestent la légalité du versement d'une telle prime à des membres du cabinet du ministre de l'intérieur entre 2002 et 2004 doivent donc accepter d'en contester le versement à plusieurs centaines, voire milliers de fonctionnaires. Je le dis très clairement : ce n'est pas mon cas.
Et qui peut sérieusement, à part notre collègue Tourret, contester que le cabinet du ministre de l'intérieur de l'époque, et, singulièrement, son directeur, qui avait été choisi parce qu'il avait été un grand préfet – je remercie notre collègue socialiste de l'avoir rappelé – et un grand directeur général de la police nationale, aient été impliqués, de façon très opérationnelle, très personnelle, dans un grand nombre de dossiers d'enquête, comme la traque de l'assassin du préfet Érignac, suivie quotidiennement, en direct – les journaux s'en faisaient l'écho – par ledit cabinet, ou celle d'Antonio Ferrara ou l'identification des membres du groupe AZF ?
À l'assertion de Mme Bachelot, ce rapport, commandé par M. Manuel Valls, ministre de l'intérieur, apporte aujourd'hui un double démenti, à qui, toutefois, veut bien se donner la peine de le lire.
Dernière question qui peut intéresser notre assemblée, et sur laquelle les avis seront sans doute partagés : un système de circulation d'argent liquide au sein des services de police est-il justifié, en 2012, dans notre pays ? Chacun a semblé s'étonner de découvrir ce système lorsque Claude Guéant en a parlé, la presse a relayé surtout les déclarations de ceux qui ont dit ne jamais en avoir entendu parler. C'est intéressant mais, étrangement, on a moins entendu ceux qui ont pratiqué et connu de près ce dispositif !
Peut-être, pourrez-vous, monsieur le ministre des relations avec le Parlement, nous éclairer, maintenant que le Gouvernement connaît ces primes, et nous dire combien de fonctionnaires au total en bénéficient ? J'attends votre réponse.
Une telle régie d'avances est-elle justifiée ? Notre réponse est oui. Nous devons l'assumer, car c'est nécessaire à l'exercice des missions de police, même s'il n'est pas interdit de rechercher une meilleure garantie de l'usage de ces fonds.
Le rapport de l'IGA et de l'IGPN est, à cet égard, instructif. Il donne ainsi des exemples de gestion rigoureuse, notamment celle de la DCRI, qui est si souvent l'objet de fantasmes, y compris sur nos bancs. L'IGPN elle-même – c'est assez savoureux – avoue dans ce rapport n'avoir tenu jusqu'en 2012 qu'une comptabilité pour le moins sommaire.
Oui, les fonctionnaires de police, dans leurs missions de surveillance et d'enquête, ont besoin de recourir à une régie qui leur permette d'agir sans délai et sans les contraintes de la comptabilité publique ! Alain Tourret, cher collègue, laissez-moi vous dire que cela ne me semble pas plus condamnable que le fait pour le maire d'une grande ville ou pour le président d'un conseil général ou régional de disposer d'une carte de crédit lui permettant de dépenser sans contrôle a priori des fonds de la collectivité locale.
On imagine mal, par exemple, qu'un fonctionnaire de police faisant une filature soit obligé d'aller chercher un bon à chaque fois qu'il doit sauter dans un taxi, ou – pire – avance l'argent de sa poche ! Cela a malheureusement pu être le cas à une certaine époque.
Je n'admets pas la légèreté avec laquelle M. Le Roux, président du groupe socialiste, a évoqué un remake du film Les Ripoux. De tels propos sont indignes, qu'ils s'adressent aux fonctionnaires du ministère de l'intérieur en général, ou à Claude Guéant en particulier. La calomnie, la rumeur, l'insinuation permanente ne pourront pas être pendant cinq ans une méthode de gouvernement. Les Français attendent du pouvoir en place qu'il règle leurs problèmes, pas qu'il règle ses comptes !
En fin de compte, ce rapport ne dit rien d'autre que ce que M. Guéant lui-même a dit dès le départ : il existe bel et bien un régime de primes en liquide, d'un montant de 10 millions d'euros, au ministère de l'intérieur. Je veux bien que l'on s'émeuve, aujourd'hui, dix ans après, que ces primes aient continué à bénéficier à quelques membres de cabinet pendant une situation transitoire ayant duré deux ans, probablement pour des raisons de marchandage budgétaire entre Matignon et le ministère de l'intérieur. Mais qu'il me soit permis de rappeler une chose : ceux qui ont exigé à partir de 2002 un système plus blanc que blanc avaient gouverné pendant cinq ans sous l'autorité de Lionel Jospin, au coeur d'un système plus gris !
Toute une génération d'hommes et de femmes politiques, dont certains exercent aujourd'hui de très hautes responsabilités, a été formée au cours des années 1980, dans des cabinets ministériels ou à la présidence de la République où circulait de l'argent non déclaré, sans que quiconque cherche pour autant à mettre en cause aujourd'hui leur probité personnelle. La réalité, mes chers collègues, est souvent beaucoup plus banale que ne voudraient ceux qui cherchent à exciter les passions populaires.
Certes, il peut y avoir le temps de l'emballement médiatique, qui est d'ailleurs parfois nécessaire à la manifestation de la vérité. Mais, dès lors que la vérité est connue de tous, comme elle l'est aujourd'hui grâce à ce rapport, acceptons-la pour ce qu'elle est, même si elle est banale : notre démocratie n'a rien à gagner à entretenir des fantasmes.