Intervention de Frédéric Gilli

Réunion du 12 juin 2013 à 16h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Frédéric Gilli :

Je ne vais évidemment pas pouvoir répondre à toutes les questions. Mais celles-ci nous renvoient à une question plus générale : qu'est-ce que c'est qu'une ville, aujourd'hui ?

Dans mon intervention, j'avais insisté sur l'opérationnalité urbaine. Même si ce n'est plus le cas, à partir de la Seconde guerre mondiale et pendant des décennies, on a construit des villes fonctionnelles, inspirées notamment de la charte d'Athènes, avec des barres de logement pour optimiser notre production de logements, avec des grands centres commerciaux pour massifier la consommation. On installait de grandes usines et on organisait, avec de grandes autoroutes et de grands flux de mobilité, la circulation des habitants entre tous ces éléments. Cette méthode s'est révélée inefficace : les concentrations de logements sont de plus en plus délabrées, les autoroutes, les systèmes de transport de plus en plus saturés, et les centres de consommation à repenser. Et je ne parle pas des usines qui ferment. On doit donc maintenant se demander comment refaire des villes à partir du citoyen. Je précise que le citoyen est entendu ici comme une unité de base intégrant toutes les fonctions – repos, travail et consommation. Dans la ville, au quotidien, le citoyen ou le consommateur est aussi un acteur du système de production.

Vous m'avez interrogé sur la façon d'intégrer les territoires en situation difficile – territoires ruraux, périurbains, socialement très défavorisés ou enclavés – dans le système productif. Il se trouve que j'ai conduit des travaux, notamment pour la DATAR, sur le rôle des territoires dans les politiques d'innovation – nous avions alors travaillé avec des experts, des chefs d'entreprise et des élus sur l'importance des territoires dans la reterritorialisation de la mondialisation. Je vous répondrai qu'il ne suffit pas de décréter des circuits courts. Il faut affirmer que la capacité d'innovation de notre pays passera par une façon différente de faire nos villes – qu'il s'agisse de la mobilisation des artisans ou des modèles de construction – et par l'invention de nouveaux outils, de nouveaux instruments et de nouveaux produits. De ce point de vue, la région parisienne pose question.

Dans son intervention du 6 mars dernier, le Premier ministre disait que pour faire un Nouveau Grand Paris, il fallait repenser la territorialisation du système de transport. Il posait la question institutionnelle et la question du développement économique en confiant celle-ci à la région. Or le « saucissonnage » du texte, que vous avez été plusieurs à dénoncer, posera un problème évident.

La question du développement économique du Grand Paris renvoie en effet directement à celle des compétences de la région ; comment celle-ci va-t-elle renforcer son pouvoir d'animation économique, en relation avec des territoires opérationnels et puissants d'un point de vue urbain ? Il faudra sans doute renforcer les intercommunalités pour restructurer les territoires de l'échelle locale. Vous avez parlé des bassins de vie. Mais je vous ferai remarquer qu'à l'échelle de la région parisienne, les contrats de développement territorial – CDT – qui ont été créés dans la loi de 2010, ont vu progressivement leurs contours bouger – ils sont en train de devenir des CDT généralistes et non plus thématiques – et que de nouveaux territoires, comptant 300 000, 400 000, 500 000 habitants et couvrant 5 000 ou 6 000 hectares, sont en train de s'organiser. Ce n'est pas pour rien que, dans sa version originale, le seuil de population avait été fixé à 300 000 habitants – et pas à 200 000.

Sur la question des départements, j'ai déjà donné mon avis. Je pense qu'en région parisienne – je ne parle pas de la province où la situation est très différente – les départements sont un vecteur de diminution de la solidarité. Ils organisent et ils accroissent les inégalités au lieu de favoriser et d'améliorer l'intervention de l'État et des collectivités publiques en matière de solidarité. Donc, soit vous les supprimez, soit vous les fusionnez.

La solidarité passe, certes, par des mécanismes de péréquation. Mais les inégalités nées des marchés du travail, des marchés fonciers et du logement, sont renforcées par l'organisation institutionnelle, ce qui est tout de même un comble. Vous disiez tout à l'heure que l'objectif de cette loi était d'améliorer notre façon de fonctionner. Or le cloisonnement de notre système accroît les difficultés au lieu de les résoudre. Stopper le processus constituerait déjà un progrès. Cela dit, je ne sais pas si la fusion à laquelle on pourrait procéder devrait se faire au niveau de la région ou de la proche couronne.

Maintenant, faut-il des territoires figés ? Je pense qu'il faut des territoires lisibles et clairs. Mais j'appelle votre attention sur le fait que la région parisienne a beaucoup souffert du périphérique : ce n'était pas seulement une autoroute, c'était surtout une barrière mentale, psychologique et urbaine, qui a organisé les rapports humains et politiques pendant des années. À l'occasion d'une récente enquête, les Parisiens ont dit que depuis une dizaine d'années, ils commençaient à pouvoir aller plus facilement en banlieue, mais qu'ils n'avaient pas encore suffisamment envie d'y aller. De fait, les échanges entre Paris et la banlieue ne sont pas encore suffisants. Il ne s'agirait pas de reproduire la même chose à l'échelle de la petite et de la grande couronne. Aujourd'hui, de grands équipements sont en train de s'installer en grande couronne, à Évry, Roissy, Versailles, Marne-la-Vallée, Cergy-Pontoise, etc. Ces territoires font-ils ou non partie de la métropole ? Il pourrait être judicieux de renforcer les intercommunalités et de les autoriser à rejoindre le département unifié du centre. Vous pouvez autoriser des modifications de contours. Après tout, c'est vous qui faites et défaites la loi. D'une certaine façon, il ne faut rien vous interdire.

Passons à la question du « hors Paris », et aux relations de villes comme Le Havre, Auxerre, ou Reims, avec la capitale. Il se trouve que j'ai commencé ma vie professionnelle à l'INSEE en travaillant pour la DATAR sur la question du Bassin parisien. J'ai alors pris conscience de l'importance de la relation entre Paris et les régions autour de Paris – pour Paris comme pour ces régions. Je pense qu'il faut encourager la politique de coopération et d'intégration de ces villes. Je travaille aujourd'hui sur la Basse Vallée de la Seine et j'ai constaté cette situation aberrante : l'un des principaux obstacles au développement du port du Havre, du port de Gennevilliers et de la plate-forme Seine Métropole est la difficulté que rencontrent les chargeurs, les armateurs et, en dernier ressort, les clients, à travailler ensemble faute d'une bourse d'échanges et de politiques intégrées. Il faudra donc, secteur par secteur, activité par activité, favoriser les coopérations intermétropolitaines et interrégionales. Car si les parlementaires ont un pouvoir et un devoir d'innovation fondamental, ils ne peuvent pas tout. Aujourd'hui, les villes sont faites autant par les lois que par les acteurs économiques, les acteurs associatifs et les citoyens.

Je terminerai sur les coûts – même si, évidemment, je n'ai pas de chiffres à vous communiquer.

Ce n'est pas pour rien que les émeutes de 2005 ont commencé en Île-de-France. Les jeunes des banlieues se plaignent de l'absence de connexion au marché du travail. Ils sont à proximité d'un des plus grands centres de création, d'innovation et de production de la planète et ils n'y ont pas accès ! De ce fait, nous nous privons de leurs capacités d'innovation. J'ajoute que je travaille avec des jeunes de toute la banlieue parisienne – du Val Nord, à Argenteuil, de Bobigny, de l'Essonne, etc. Lorsque les maires organisent des réunions entre ces jeunes, des responsables du MEDEF et des patrons d'entreprise, les jeunes ne viennent que parce que le maire leur a promis que des patrons seraient présents. Après deux ou trois réunions, le regard de tous les acteurs économiques institutionnels sur ce que sont ces jeunes et sur ce qu'ils portent change radicalement. Reste qu'aujourd'hui, une partie de nos problèmes est liée à la question institutionnelle : les territoires à l'échelle desquels on est capable de mettre les gens en relation ne sont pas adaptés pour leur donner accès à suffisamment d'opportunités.

Deuxième élément de coût : la question foncière et l'aménagement. Une ville se construit en redéployant la richesse capitalisée dans des rentes foncières élevées vers des territoires où existent des potentiels de croissance. Un promoteur immobilier ayant un parc qui rapporte de l'argent en zone centrale investira sur des territoires où il peut espérer rentabiliser son investissement. Le problème est que l'on n'investira dans ces territoires, et de manière intelligente pour la ville, que si ces gros investissements sont suivis par des investissements publics – équipements publics, crèches, routes, etc. Or aujourd'hui, le morcellement communal conduit à un coût par absence de développement. En effet, l'endroit où la richesse est accumulée ne peut pas investir dans les endroits où ce serait nécessaire. Voilà pourquoi je plaide depuis des années pour l'institution et la création d'un fonds mutualisé d'investissement à l'échelle de la métropole de Paris. Il faut permettre aux villes, aux communes riches de la région parisienne de prendre des participations dans les projets menés par les communes pauvres. Ce n'est pas de l'argent perdu qu'on donne à des communes pauvres, c'est de l'argent qu'on investit sur l'avenir de la région parisienne. En effet, si le territoire de Bagnolet, ou de Montreuil, ou de La Courneuve se porte mieux, la région se portera mieux et, à terme, nous en bénéficierons. Ce n'est pas à moi d'imaginer les contours d'un tel système, mais je pense que nous gagnerions à réfléchir à nouveau sur les outils et le fonctionnement de la péréquation.

Dernier élément de coût : l'absence d'animation de ce réseau. J'ai participé à deux aventures, finalement assez dramatiques : la stratégie régionale d'innovation d'Île-de-France, et les États généraux de l'industrie en Île-de-France. En effet, les différents acteurs nous ont dit qu'en province, les acteurs économiques, sociaux, industriels de la région s'étaient mobilisés de façon extraordinaire. Or ce ne fut pas le cas en Île-de-France. Les grands donneurs d'ordre industriels de la région se sont rendus aux États généraux de l'industrie nationaux et ont délaissé ceux de l'Île-de-France. Il est donc nécessaire de créer des interlocuteurs crédibles et des institutions qui constituent des repères forts, capables d'accompagner les entreprises à l'échelle de la région.

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