Intervention de Pierre Lescure

Réunion du 12 juin 2013 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Pierre Lescure, président de la mission « Acte II de l'exception culturelle » :

La mission a travaillé neuf mois et a organisé plus de 90 auditions, toutes consultables sur le site dédié ; celui-ci fut beaucoup visité, notamment par des internautes spécialistes qui laissèrent une centaine de contributions dont nous avons essayé de tenir compte.

Notre réflexion s'est articulée autour de quelques principes : tout d'abord, il était urgent de travailler à combler le fossé entre les créateurs ou ayants droit et les usagers, d'autant plus que le public – qu'il consomme légalement ou illégalement – aime les films, les images et les musiques, ce qui est très positif pour les industries culturelles.

Ensuite, si les fondements de l'exception culturelle demeurent pertinents à l'heure du numérique, ses mécanismes doivent être mis à jour. Il est erroné de penser que la régulation n'est ni possible ni nécessaire à l'ère d'internet, mais il convient de renouveler ses méthodes.

La rapidité des bouleversements nés du numérique doit nous conduire à privilégier les mécanismes souples et capables de s'adapter aux transformations des usages, plutôt que la réglementation contraignante et le droit dur : il faut un cadre législatif à l'intérieur duquel la régulation s'ajuste en permanence.

En cette matière, plus que dans toute autre, notre boussole doit être l'usager : une politique culturelle qui serait indifférente aux usages ou, pire, qui chercherait à les nier ou à les contraindre, serait vouée à l'échec. Or ceux-ci évoluent constamment.

Forts de ces convictions, nous avons identifié trois axes de réflexion : premièrement, comment faire en sorte que les possibilités offertes par les technologies numériques soient utilisées pour promouvoir l'accès des publics aux oeuvres et pour développer l'offre culturelle en ligne, en termes quantitatifs mais également qualitatifs ? Deuxièmement, comment garantir, dans le contexte numérique, une juste rémunération des créateurs et un niveau adéquat de financement de la création ? Troisièmement, et au carrefour des deux premiers thèmes, comment protéger et adapter le droit de la propriété intellectuelle, traduction juridique du compromis passé entre les créateurs et leurs publics ?

Les usagers ont accès à des dizaines de millions de titres musicaux – l'offre étant dans ce domaine presque exhaustive –, à des milliers de films et de programmes audiovisuels, à environ 100 000 livres numériques et à des dizaines de milliers de jeux vidéo. Pour autant, l'offre culturelle en ligne peine toujours à satisfaire les attentes, très élevées, des internautes. Les reproches principaux – formulés notamment lors de nos déplacements en province, à Bordeaux, à Rennes, à Aix-en-Provence et à Marseille, et au cours de discussions avec des acteurs étrangers – concernent les prix trop élevés et, surtout, le manque de choix. La concurrence de l'offre illégale paraît difficilement égalable : majoritairement gratuite, elle tend à l'exhaustivité, elle est facile d'accès, dénuée de Digital Rights Management (DRM ou gestion des droits numériques), disponible dans des formats interopérables, et elle est parfois de meilleure qualité que l'offre légale en termes de formats ou de métadonnées associées.

Il s'agit donc de répondre à la soif de culture des internautes, de renouer le lien entre les créateurs, le public et les industries de la culture, et de tirer pleinement parti des possibilités d'accès aux oeuvres permises par les technologies numériques. Les initiatives prises jusqu'ici pour développer l'offre légale – label de promotion des usages responsables (PUR) ou carte musique jeunes – n'ont, si vous m'autorisez un euphémisme, pas été couronnées de succès.

Nous avons donc élaboré des propositions pour améliorer cette situation. Afin d'accroître la disponibilité numérique des oeuvres, nous préconisons de consacrer une obligation d'exploitation permanente : dès lors que le numérique facilite l'accès aux oeuvres – puisqu'il abolit les contraintes de la distribution physique –, il n'y a plus de raison valable – hormis le droit moral de l'auteur – pour qu'une oeuvre ne soit plus exploitée ; l'absence d'exploitation, appréciée selon des critères définis dans des codes des usages, devrait ouvrir au créateur la possibilité de saisir le juge et pourrait entraîner la restitution des aides publiques.

Toujours dans ce souci d'élargir l'offre et de répondre aux attentes, nous préconisons plusieurs adaptations profondes de la chronologie des médias. Nous pensons que nos propositions sont de nature à dynamiser l'offre de vidéo à la demande et à détourner le public du piratage, sans fragiliser le système de préfinancement des contenus cinématographiques et télévisuels. Les professionnels, notamment les exploitants de cinéma et les chaînes participant au préfinancement des films, ont vivement critiqué notre souhait de rendre la vidéo à la demande disponible au bout de trois mois et non plus de quatre. Cette mesure est pourtant symbolique, la plus importante étant d'encourager le développement d'offres de vidéos à la demande par abonnement (VàDA). La VàDA est presque inexistante en France, alors que le service d'Amazon – Lovefilm – arrivera rapidement et sans doute plus tôt que Netflix, car cette entreprise est déjà bien implantée en Europe, développe actuellement ce service en Allemagne et construit une base de métadonnées au Luxembourg. Certains propriétaires de catalogues français passeront des accords avec Amazon, qui proposera sûrement de participer au préfinancement des films pour pénétrer le marché. Il serait dommage que les grands acteurs audiovisuels français n'investissent pas dans cette activité pour se préparer à affronter la compétition des entreprises étrangères. Il faut attendre 36 mois pour avoir accès aux films dans le cadre de la VàDA, soit un délai supérieur à celui précédant la diffusion gratuite de ces oeuvres, si bien que cette formule s'avère très peu attractive. Nous voulons donc que cette période soit ramenée à 18 mois.

Nous proposons également d'instaurer, sous l'égide du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), une commission des dérogations qui réunirait chaque semaine des représentants des distributeurs, des exploitants, des producteurs et des diffuseurs, afin de faire entrer chaque année une trentaine de films fragiles ou faisant une carrière décevante en salle plus tôt dans le circuit de la vidéo à la demande. De même, il est impératif que les chaînes de télévision françaises diffusent beaucoup plus rapidement les séries télévisées étrangères : il est insensé qu'à l'heure du numérique, elles attendent un an pour retransmettre ces programmes, situation qui incite au piratage et qui ne perdure que par habitude.

S'agissant de la rémunération des créateurs et du financement de la création, il est devenu un lieu commun d'affirmer que les usagers semblent de moins en moins disposés à payer des contenus dont le caractère immatériel entretient l'illusion de la gratuité, alors que les appareils connectés se vendent à des prix très élevés et que les acteurs over the top (OTT) génèrent des recettes toujours plus fortes grâce à la publicité et à l'exploitation des données personnelles. Payer cinq euros par mois pour accéder en streaming à la quasi-totalité des catalogues musicaux semble excessif pour de nombreux internautes qui ne voient, par ailleurs, rien de choquant à dépenser 500 ou 600 euros pour le dernier smartphone ou 1 000 euros pour un téléviseur connecté.

Ce bouleversement de la chaîne de valeur constitue un enjeu de compétitivité majeur pour l'Europe et, singulièrement, pour la France, qui dispose d'industries de contenus relativement puissantes, alors qu'elle est faiblement représentée dans les industries numériques, tant hardware que software. Des mécanismes de compensation doivent être instaurés pour corriger les déséquilibres excessifs, car il est de l'intérêt de l'ensemble de l'écosystème numérico-culturel que la diversité de la création soit protégée.

Le partage de la valeur entre les créateurs, les producteurs, les éditeurs et les services qui diffusent ou distribuent les oeuvres donne lieu à d'importantes tensions. Celles-ci s'expliquent par la diminution générale des prix unitaires qui accompagne la dématérialisation et par l'émergence de nouveaux modèles économiques – abonnement et gratuité financée par la publicité. Ces questions relèvent à titre principal de la liberté contractuelle, mais la puissance publique est fondée à en assurer la régulation. Nous proposons par exemple que les modalités de calcul et les taux minima de rémunération des auteurs et des artistes soient fixés par des accords collectifs, et que les sociétés de gestion collective perçoivent directement ces émoluments auprès des plateformes. Ce système existe déjà dans certains secteurs et nous proposons donc de le généraliser.

La contribution au financement de la création de ceux qui profitent de la circulation des oeuvres constitue l'un des piliers de l'exception culturelle. Or, avec la révolution numérique, de nouveaux acteurs sont apparus, mais ils échappent à ce principe simple et vertueux. Nos propositions en matière fiscale ont pour objectif principal de remédier à ces lacunes. L'objectif n'est pas de créer des taxes supplémentaires fournissant de nouvelles mannes et se superposant aux mécanismes existants. D'ailleurs, nombre de nos suggestions ne rapporteront, à court terme, que des sommes très limitées.

Ces préconisations visent en fait à rétablir l'équité fiscale, à tirer les conséquences de la transformation des usages et à anticiper, si possible, les évolutions à venir. Ainsi, en ce qui concerne le financement du cinéma et de l'audiovisuel, nous proposons d'adapter les taxes affectées qui alimentent le CNC : assujettissement des services de vidéos à la demande basés à l'étranger – alors qu'aujourd'hui, seuls les services installés en France contribuent – et de la télévision de rattrapage – quand la télévision en direct est actuellement l'unique contributrice –, prise en compte des nouveaux distributeurs de vidéos à la demande – alors que seuls les éditeurs sont mis à contribution –, refonte de la taxe sur les distributeurs de services de télévision (TSTD) pour prendre en compte toutes les modalités de diffusion des oeuvres audiovisuelles et pas uniquement la télévision traditionnelle. Il n'est donc pas question de créer de nouvelles taxes, mais de modifier celles qui existent pour combler les failles, rétablir l'équité et anticiper la transformation des modes de consommation.

S'agissant de la rémunération pour copie privée – mécanisme vertueux dans son principe et essentiel à la rémunération des créateurs comme au financement de la création –, notre approche fut la même : elle a consisté à tenir compte de la transformation des usages, telle qu'on peut raisonnablement l'anticiper d'ici à cinq ans. Il nous semble, et nous ne sommes pas les seuls à le penser, qu'après l'âge de la propriété et de la copie, nous allons entrer dans l'ère de l'accès. Avec l'amélioration de la couverture et des débits, les oeuvres seront disponibles à tout moment et en tout lieu, et il n'y aura plus besoin de les stocker sur un support physique pour les consommer. L'objectif de la taxe sur les appareils connectés dont nous proposons la création est précisément de prévenir cette fragilisation.

Son assiette devrait être large et son taux faible ce qui la rendrait presque indolore pour le consommateur ; elle frapperait en outre des matériels fabriqués dans leur grande majorité à l'étranger. Si les usages changeaient, ce dispositif serait disponible pour protéger le financement de la création.

Le droit d'auteur repose, depuis son origine, sur un compromis entre les droits des créateurs et ceux du public, et l'irruption du numérique a bouleversé les termes de cet équilibre.

Le téléchargement illicite ne constitue évidemment pas la cause de tous les maux dont souffrent les créateurs et les industries culturelles, mais les atteintes au droit d'auteur causent aux créateurs et aux investisseurs de la création un préjudice moral et matériel indéniable ; protéger ce droit reste donc indispensable. L'offre illicite oppose au développement des services légaux une concurrence qui ne peut être contrée par le seul développement de fonctionnalités nouvelles ou d'une ergonomie innovante.

Pourtant, si les atteintes au droit d'auteur doivent être combattues, le choix de la méthode doit tenir compte de la réalité des usages et des perceptions. L'incompréhension grandissante du public à l'égard de la propriété intellectuelle alimente une forme de banalisation du téléchargement illégal. Il est donc indispensable – dans un but de justice et d'efficacité – de réorienter la lutte contre le piratage en direction de ceux qui font de la contrefaçon une activité systématique et lucrative, qui en tirent des profits importants et qui entretiennent souvent des liens avec la criminalité organisée.

Nous proposons ainsi un arsenal de mesures à l'encontre des sites de streaming et de téléchargement direct reposant sur une coopération volontaire – à l'image de ce que les États-Unis ont mis efficacement en oeuvre – entre les intermédiaires techniques et financiers d'internet ; cette forme d'autorégulation encadrée par la puissance publique – notamment les services de la cyberdouane – offrirait souplesse et réactivité.

À l'égard des internautes qui téléchargent illicitement des oeuvres à des fins personnelles – piratage que l'on qualifie de domestique –, nous pensons qu'il est souhaitable de conserver la réponse graduée dans ses aspects positifs, qui tiennent essentiellement à sa dimension pédagogique. Ce dispositif a eu, en moins de trois ans, des effets indéniables sur le téléchargement de pair à pair, comme l'attestent le taux de récidive très faible constaté entre chacune des étapes de la réponse graduée et le recul de la fréquentation des réseaux pair à pair. Le nombre très faible de dossiers transmis au juge pénal – environ une trentaine – et de condamnations – deux – ne signe pas l'échec de la réponse graduée, mais son succès. Son coût, qui correspond à moins de la moitié du budget de la Haute autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur internet (Hadopi), n'est pas disproportionné au regard des enjeux en présence.

Nous ne pensons donc pas qu'une abrogation pure et simple de la réponse graduée soit souhaitable. Elle ne serait d'ailleurs pas à l'avantage des internautes qui téléchargent, puisqu'ils resteraient passibles du délit de contrefaçon, assorti de peines très lourdes. Cela provoquerait un engorgement des tribunaux, qui seraient amenés à sanctionner, pour l'exemple, un petit nombre de contrevenants à des peines disproportionnées au regard de la banalité des faits et au terme de procédures lourdes et coûteuses.

En revanche, nous préconisons un allègement de la réponse graduée, afin de la débarrasser de ses aspects les plus répressifs – qui ont nourri l'impression d'une stigmatisation des internautes – et d'en renforcer la vocation pédagogique. Il est donc proposé d'abroger la peine de suspension de l'abonnement à internet, particulièrement sévère, et de lui substituer une sanction administrative pour éviter la convocation au commissariat, le recours au tribunal de police et l'inscription de la condamnation au casier judiciaire. Enfin, la sanction pécuniaire pourrait être fortement diminuée sans que celle-ci perde son caractère dissuasif : son montant actuel, qui peut atteindre 1 500 euros, pourrait être ramené à une somme forfaitaire de 60 euros – représentant un an d'abonnement à un service de streaming musical ou une quinzaine de films en vidéo à la demande – et fortement majoré en cas de récidive.

Il ne nous semble pas souhaitable de maintenir une autorité administrative indépendante dont l'activité se limiterait à la lutte contre le téléchargement illicite ; cela ne répondrait pas au souci d'économie des deniers publics et contribuerait à donner l'impression d'une stigmatisation des internautes. Nous proposons donc de confier la réponse graduée au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Au-delà du souci de rationaliser le paysage administratif, il s'agit de marquer la cohérence étroite qui unit le développement de l'offre légale, la défense de la diversité culturelle en ligne et la vocation pédagogique de la réponse graduée.

S'il faut protéger le droit d'auteur, il convient également de l'adapter à la révolution numérique, qui transforme profondément le rapport entre les créateurs, les industries créatives et le public. Rien ne serait pire que de laisser se creuser un fossé entre le droit de la propriété intellectuelle et les pratiques culturelles des internautes.

Nous proposons de moderniser les exceptions au droit d'auteur, conçues pour stimuler la création et promouvoir la plus large diffusion des oeuvres. En traçant la frontière entre les usages soumis à l'autorisation des titulaires de droits et ceux qui en sont libres, les exceptions dessinent un équilibre entre les droits des créateurs et ceux du public. Or l'irruption des technologies numériques remet en cause les termes de ce compromis et impose de moderniser la définition des exceptions. Nous formulons ainsi plusieurs propositions pour sécuriser la création transformative et permettre son épanouissement. Ces pratiques, facilitées par les outils numériques, connaissent un développement remarquable – en témoigne la profusion de morceaux musicaux issus de remixes ou de mashups diffusés sur internet. Leur statut juridique reste trop précaire et un élargissement de l'exception de citation – voire, à terme, la reconnaissance d'une nouvelle exception – leur permettrait de s'épanouir dans un cadre juridique sécurisé.

La protection résolue du droit d'auteur doit avoir pour contrepartie la défense non moins déterminée des oeuvres qui n'y sont plus soumises et qui appartiennent donc au domaine public. Cela est d'autant plus essentiel que la durée de protection des droits s'est considérablement allongée ces dernières années. Or lorsque ces oeuvres sont numérisées, elles se voient parfois soumises à de nouvelles couches de droits qui entravent leur circulation : nous avons donc élaboré plusieurs propositions pour lever ces obstacles.

Adapter le droit d'auteur à l'ère numérique exige également de promouvoir et de faciliter le recours aux licences libres, qui permettent aux auteurs de définir les conditions dans lesquelles leurs oeuvres peuvent être diffusées, réutilisées et modifiées. Ces licences ne sont pas concurrentes, mais complémentaires du droit de la propriété intellectuelle classique ; elles sont particulièrement adaptées aux nouveaux usages numériques et elles permettent de les inscrire dans le cadre du droit de la propriété intellectuelle. Elles élargissent les libertés d'utilisation offertes au public, tout en laissant à l'auteur la maîtrise des conditions dans lesquelles ses oeuvres sont exploitées.

Afin d'encourager le recours aux licences libres, nous proposons de conforter leur cadre juridique, d'assurer une articulation harmonieuse avec la gestion collective et d'inciter les bénéficiaires de subventions publiques à placer une partie de leurs oeuvres sous ce régime.

Enfin, pour adapter le droit d'auteur, il convient également de faciliter l'accès aux métadonnées, terme qui cache un enjeu crucial pour la juste rémunération des créateurs, pour le développement d'une offre légale innovante et pour la promotion de la diversité culturelle. Or la dispersion et le cloisonnement des bases de métadonnées soulèvent des difficultés dans tous les champs de la création ; pour y remédier, nous proposons de créer, dans chaque secteur, un registre ouvert de métadonnées, grâce à la coopération de toutes les entités qui détiennent des données pertinentes – en premier lieu, les sociétés de gestion collective. Ces registres pourraient être coordonnés par les organismes responsables du dépôt légal, qui centraliseraient, intégreraient et actualiseraient en permanence les données. Ils seraient prioritairement destinés à faciliter l'identification des titulaires de droits et ils pourraient être complétés à terme par des mécanismes d'octroi simplifié d'autorisation d'exploitation.

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