Intervention de Christophe Journet

Réunion du 5 juin 2013 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'investiguer sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Christophe Journet, rédacteur en chef de MPE-MEDIA :

Parce que les meilleurs statisticiens ne parviennent pas toujours à s'entendre, je vous rappelle que, dans le secteur qui nous intéresse, les statistiques ont une valeur relative, et qu'elles doivent être comparées et abordées avec précaution et sous plusieurs angles, qu'elles viennent de France, de Bruxelles, de Pékin, où l'on a du mal à obtenir des données concernant les volumes, ou de Washington – Eurofer m'a par exemple confirmé que les chiffres nord-américains intégraient systématiquement les données mexicaines ! J'ajoute que le marché de l'acier fonctionnant de gré à gré, la prudence est particulièrement de mise car les données relatives aux surcapacités peuvent être utilisées par les acheteurs pour faire baisser les prix.

Selon Eurofer, en 2013, les volumes en surcapacités en Europe se situeraient entre 40 et 50 millions de tonnes annuels en acier brut – ce qui exclut l'acier électrique issu de la ferraille, destiné aux produits longs. Ce chiffre est à comparer à la production européenne, soit près de 170 millions de tonnes par an – les entreprises du secteur tirant les leçons de l'évolution du marché, on s'attend à ce qu'elle passe à 130 ou 140 millions de tonnes. En tout état de cause, il ne faut pas oublier que les données relatives aux surcapacités sont issues de prévisions qui ne tiennent pas nécessairement compte des évolutions rapides et permanentes du secteur. Aujourd'hui, en Italie, à Tarente, la plus grande aciérie d'Europe, qui a produit jusqu'à 10 millions de tonnes d'acier, vit des heures très difficiles – après que le site a failli fermer trois fois en un an, le conseil d'administration d'Ilva-Riva est réuni en ce moment même. Autrement dit, la production européenne pourrait diminuer de 5 à 6 millions de tonnes auxquels il faudra ajouter la production de Florange et celle des aciéries récemment fermées en Allemagne. On peut comprendre l'inquiétude des syndicats qui dénoncent la perte de compétence qu'entraînent ces fermetures car elles empêchent que la production reprenne à terme grâce à des moyens nouveaux.

Aux États-Unis et au Mexique, Eurofer estime que les surcapacités d'acier brut s'élèvent à environ 20 millions de tonnes. Malgré la reprise, le marché américain est donc légèrement surcapacitaire.

Selon la même source, la surcapacité d'acier chinois atteint 220 à 250 millions de tonnes, sachant que la production totale du pays, premier producteur mondial, devrait s'élever à environ 700 millions de tonnes en 2013, et qu'elle continue de croître malgré les tentatives de réajustement.

En à peine trois ou quatre ans, la production mondiale annuelle d'acier brut a dépassé la barre du milliard de tonnes pour atteindre aujourd'hui 1,7 milliard, chiffre qui ne tient compte que de l'acier comptabilisé. Présidée par M. Alexeï Mordachov, le patron de la compagnie russe Severstal, Word Steel, l'association mondiale qui représente les vingt plus gros producteurs d'acier du monde, estime en effet que ces données ne couvrent que 85 % de la production mondiale. Si les comptes sont incertains, au moins le système essaie-t-il d'être transparent – ce qui n'est pas toujours le cas dans le milieu des métaux non ferreux.

Lors de l'European Steel day 2013, le 16 mai dernier, à Bruxelles, l'intervention de M. Antonio Tajani, vice-président de la Commission européenne en charge de l'industrie m'a profondément déçu. Alors qu'il devait présenter aux aciéristes les grandes lignes des mesures destinées à redresser la situation, il s'est contenté d'évoquer les efforts à accomplir en matière de coût de l'énergie, et les dispositions qui devaient être annoncées en faveur de l'automobile. Ces propos « diplomatiques » ne tiennent pas compte de la réalité du secteur, et tous ceux qui étaient présents ont sans doute, comme moi, perçu une sorte d'hésitation. Au moins, le président du Conseil européen, M. Herman Van Rompuy affirme-t-il beaucoup plus clairement que les choses iraient sans doute beaucoup mieux si l'Europe diminuait le coût de l'énergie, et si les Européens consentaient aux mêmes efforts que ceux engagés depuis dix ou quinze ans par les Américains !

Une telle évolution suppose toutefois une réaction intelligente des partis politiques et de tous ceux qui cherchent à augmenter la fiscalité verte, à taxer les industries, et à réduire la capacité d'investissement, la productivité et la compétitivité des aciéristes – depuis vingt ans, ces derniers ont pourtant déjà limité considérablement leurs émissions de gaz. En la matière, à quelques rares exceptions près – c'est peut-être le cas à Tarente, mais cela concerne plutôt la propagation de poussières et d'éléments dangereux pour la santé –, des bonnes pratiques ont été mises en place.

En résumé, s'il est clair que les dirigeants européens se posent des questions, ils n'en sont pas encore arrivés là où les attendent les industriels et les salariés.

Pour y parvenir, une meilleure écoute est indispensable. Elle concerne bien sûr, au sein des entreprises, les messages qui ont du mal à circuler du bas vers le haut. Mais, de façon générale, on constate que l'information n'est pas mobilisée à bon escient alors qu'elle est disponible, soit dans la presse de langue française, anglaise ou chinoise, soit auprès d'experts de qualité, comme ceux qui sont présents à mes côtés ce matin. J'ai par exemple appris hier que l'Algérie s'apprêtait à reprendre le contrôle à 51 % de l'aciérie d'Annaba, la première du pays. Le projet de relance envisagé suppose de tout reconstruire sur la base de moyens technologiques et scientifiques performants et nouveaux comparables à ceux déjà mis en oeuvre aux Etats-Unis, en Corée et sans doute en Autriche. Si elle prêtait à ce cas une attention plus grande, la France de l'acier pourrait s'en inspirer.

Il est également nécessaire de mieux respecter la loi de l'offre et de la demande. Il ne sert à rien de trop produire. De nombreux aciéristes préfèrent s'aligner sur leurs prévisions de commande, quitte à travailler en flux très tendus. Certaines entreprises françaises ou européennes du secteur de la distribution de l'acier – je pense à Jacquet Métal service ou à ThyssenKrupp Materials – souffrent parce qu'elles ne parviennent pas toujours à trouver des acheteurs au prix qui leur permettrait de ne pas risquer de vendre à perte.

La hausse du coût de l'énergie pèse lourdement sur le secteur français de l'aluminium aujourd'hui en situation très délicate après avoir été un leader mondial. Constellium semble sortir son épingle du jeu, mais à quel prix ? Pourtant cette entreprise travaille pour le secteur de l'aéronautique en bonne santé. Sachant qu'Airbus a peur de ne pas parvenir à fabriquer les vingt à cinquante avions par mois qui lui ont été commandés, et que l'on manque parfois de personnels qualifiés, j'avoue que certaines choses m'échappent !

Aujourd'hui, dans le secteur de l'aluminium, une plus grande « proximité capitalistique » semble être de mise, comme le montre le débat relatif à la reprise du site de Rio Tinto Alcan de Saint-Jean-de-Maurienne. Un expert, un ancien de Péchiney, m'a confié la semaine dernière qu'un projet, bénéficiant du soutien du Fonds stratégique d'investissement, fondé exclusivement sur des capitaux français, avait été présenté au ministère du redressement productif et rejeté sine die au vu de l'offre allemande de Trimet AG.

La gestion par les compagnies minières des approvisionnements et des coûts des matières premières pose un problème pour le secteur de l'aluminium, produit qui se négocie, contrairement à l'acier, sur un marché coté. On comprend mieux la réticence des aciéristes en la matière quand on constate qu'au niveau mondial, l'Asie prend aujourd'hui le pouvoir en pesant sur le London Metal Exchange (LME), racheté par Hong-Kong l'année dernière. Le marché de l'aluminium dépend des cotations des opérateurs sur le marché à la criée de Londres, mais les instructions sont données par téléphone depuis la place asiatique par des traders disposant d'outils informatiques. Hong-Kong ne cache pas son ambition de devenir leader sur les marchés des produits de base industriels ou agroalimentaires. Et j'ai constaté récemment que les principaux cadres du LME, qui influencent directement les prix, étaient très proches du pouvoir chinois et appartenaient à la plus haute instance du parti communiste de Shenzhen, ville voisine de Hong-Kong. La Chine va progressivement imposer ses volontés pour atteindre ses objectifs : fournir du travail à tous les jeunes chinois, et permettre à tout le pays de dépasser le niveau de développement des nations développées. Elle se donne les moyens de ses ambitions, et elle n'utilise pas seulement la loi du nombre. Il me semble que les grandes banques internationales ont pris certaines matières en otage. Un expert dont je ne peux révéler l'identité m'a confirmé que BNP Paribas avait fait transiter treize fois un gros stock d'aluminium qui se trouvait dans un entrepôt belge dans le seul but d'en faire augmenter le prix. L'opération est classique, mais elle n'est pas sans conséquences – en particulier pour les entreprises clientes.

Le marché français à la particularité d'être fondé sur des indices dont la plupart sont faux. La cotation de l'aluminium de deuxième fusion est, par exemple, donnée pour le nord de l'Europe, mais elle est souvent de 40 à 50 euros au-dessus du prix qu'il est raisonnable de payer en France.

Vous nous avez interrogés sur la Chine. Comme l'affirme M. Wolfgang Eder, président d'Eurofer et patron de Voestalpine, producteur d'acier autrichien qui emploie 56 000 personnes dans le monde, il n'y a pas de danger chinois. Le seul danger serait d'oublier de considérer les Chinois comme des égaux, et de ne pas les respecter autant qu'ils nous respectent. Il faut se souvenir qu'à l'époque de Napoléon, la Chine était la première puissance économique mondiale. Elle ne fait que reprendre une place légitime et naturelle étant donné sa culture, son histoire, ses compétences et la qualité de ses productions – même si, sur ce dernier point, certains résultats peuvent encore être inégaux. C'est d'ailleurs précisément sur ce type de critère que la France dispose d'atouts comparatifs. Les constructeurs d'automobiles allemands ont par exemple besoin d'aciers spéciaux et d'aluminium de qualité élevée que notre pays est l'un des seuls à savoir produire. Je pense aux alliages de la série 6 000 et à Saint-Jean Industries dont le siège social se trouve à Saint-Jean d'Ardières dans le Rhône. Si ce type d'industrie n'est pas abandonné à son sort et soumise à des charges trop lourdes ; si nous ne les condamnons pas à ne pas tirer les marrons d'un feu qu'elles cherchent à entretenir, nous pouvons rester optimistes.

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