Intervention de Marcel Genet

Réunion du 5 juin 2013 à 11h00
Commission d'enquête chargée d'investiguer sur la situation de la sidérurgie et de la métallurgie françaises et européennes dans la crise économique et financière et sur les conditions de leur sauvegarde et de leur développement

Marcel Genet, président de Laplace Conseil :

Consultant, je travaille principalement avec les entreprises. Il m'arrive toutefois de collaborer avec les pouvoirs publics comme cela a été récemment le cas concernant plusieurs unités d'ArcelorMittal, en Belgique l'année dernière, à Liège ; pour le Gouvernement luxembourgeois, au sujet du problème de Schifflange ; dans l'affaire de Florange, où j'ai été invité à donner mon avis dans le cadre de la préparation du rapport de Pascal Faure sur la filière acier en France ; ou encore, en Algérie, pour traiter du cas de l'aciérie d'Annaba.

L'évaluation des surcapacités européennes, sur lesquelles vous nous avez interrogés, est particulièrement délicate. Techniquement, le chiffrage est complexe car la capacité d'un outil dépend de son régime de marche. Il s'agit aussi de données qui sont aisément « manipulables » car elles peuvent varier selon les approches et les intérêts de ceux qui les fournissent. Il est de plus indispensable de prendre en compte l'intégralité d'une filière et non la seule capacité d'un outil. Certes, par commodité, on utilise la notion de surcapacité en acier brut, mais il s'agit d'une simplification qui ne permet pas de rendre compte de la réalité technique alors que, dans le domaine de la sidérurgie, il est essentiel de coller aux faits, qu'ils soient techniques ou économiques.

On estime généralement que les surcapacités européennes sont de l'ordre de 40 millions de tonnes. Toutefois, à mon sens, le problème de l'Europe ne tient pas à ces surcapacités mais au fait qu'en ce qui concerne les produits plats, elles sont pour les deux tiers, le fait d'ArcelorMittal et de sa division Flat Carbon Europe. Ce groupe publie dans l'annexe de son rapport annuel sa propre mesure de ses capacités et de sa production. Ces données accessibles au public sur internet permettent donc de déterminer la surcapacité de chaque usine. Le taux d'utilisation des capacités du groupe en Europe pour les produits plats est de l'ordre de 60 %, ce qui est très faible. En 2012, ce taux s'élève à 61 % pour les hauts-fourneaux, 67 % pour les aciéries, 62 % pour les laminoirs à chaud, et 59 % pour les laminoirs à froid. ArcelorMittal, qui représente environ un tiers de la production européenne de produits plats, concentre deux tiers des surcapacités de ces produits. Ces surcapacités se situent pour une très grande part dans les pays d'Europe centrale comme la Pologne, la République tchèque et la Roumanie. Dans ces trois pays, le taux d'utilisation moyen des hauts-fourneaux n'est plus que de 46 %, celui des aciéries de 54 %, celui les laminoirs à chaud de 48 %, et celui des laminoirs à froid de 51 %. En Europe centrale, une usine sur deux du groupe est « excédentaire » – et cela concerne non seulement les capacités mais aussi les effectifs ! En Roumanie, la capacité de l'usine construite à la fin des années 70 par le pouvoir soviétique afin d'arrimer l'économie roumaine au Comecom était de 10 millions de tonnes d'acier ; aujourd'hui, elle en produit 1,7 million ! Non seulement un site de trente à quarante kilomètres carrés tourne à 17 % de sa capacité d'origine, mais il emploie encore directement 7 000 personnes ! Même si les ouvriers roumains sont moins payés que ceux d'Europe de l'Ouest, la dépense reste lourde. De plus, le groupe ArcelorMittal ayant été contraint de fermer les cokeries, le coke, importé de Pologne, traverse l'Europe entière. Le prix de revient de l'acier roumain atteint en conséquence le double de celui produit en Russie par Novolipetsk (NLMK) alors que les marchés visés sont les mêmes – ceux d'Europe centrale et de la Mer noire.

Les surcapacités ne sont pas générales en Europe ; elles concernent spécifiquement une société, qui se trouve être, et de loin, la première du secteur. La santé des autres entreprises qui fabriquent des produits plats – ThyssenKrupp, Salzgitter, Voestalpine, Tata Steel, Riva, SSAB… – n'est pas excellente, car la conjoncture est mauvaise pour tout le monde, mais elles ne connaissent pas une situation structurellement difficile qui les conduirait à effectuer des restructurations lourdes ou à opérer des fermetures majeures.

Les problèmes d'ArcelorMittal remontent à la constitution du groupe dans les années 90 et au début des années 2000. À l'époque, M. Lakshmi Mittal avait racheté une série de sociétés en Europe, aux États-Unis, en Afrique du Nord, en Afrique du Sud et, indirectement, en Amérique latine. Elles connaissaient déjà pour la plupart de très graves difficultés. Les usines d'Europe centrale avaient, par exemple, été négligées par le système soviétique. Techniquement obsolètes, elles ne répondaient à aucune norme environnementale, et elles enregistraient des sureffectifs massifs. M. Mittal a pourtant été le seul à oser reprendre ce type d'entreprise. Aux États-Unis, Bethlehem Steel, LTV Steel ou Inland Steel étaient techniquement en faillite – l'État américain les avaient sauvées après avoir épongé leurs dettes de pension non provisionnées. La mécanique à l'oeuvre n'était certes pas celle observée en Europe de l'Est, mais le résultat économique était similaire. Après avoir « nationalisé » l'essentiel de leur sidérurgie intégrée, les Américains l'ont vendu à M. Mittal et, à quelques exceptions près, les usines américaines se trouvaient dans le même état de délabrement que celles de l'ancien bloc soviétique.

Or ces rachats ont coïncidé avec l'émergence de la Chine. À la fin des années 90, elle produisait moins de 100 millions de tonnes d'acier brut ; aujourd'hui cette production a été multipliée par sept, et elle devrait atteindre le milliard de tonnes d'ici à quelques années. Jamais aucun pays du monde n'avait enregistré isolément un progrès aussi considérable.

La croissance globale et spectaculaire de la production et de l'économie chinoises a évidemment bouleversé les marchés mondiaux des matières premières. Entre 1975 et 2000, la demande mondiale de minerais, de charbons et de métaux non ferreux n'avait pas connu de croissance significative, ce qui ne poussait pas les entreprises concernées à investir dans l'ouverture de nouvelles mines. La nouvelle position de la Chine, qui représente aujourd'hui 60 % du commerce mondial des minerais transportées par la mer, dits « seaborne », a profondément changé la donne. Il a fallu ouvrir des mines en toute urgence et plus que doubler la production minière mondiale. Les groupes miniers ont fait grimper les prix d'un facteur trois à cinq, ce qui leur a permis d'engranger des rentes considérables : le minerai vaut aujourd'hui 130 dollars la tonne alors qu'il est extrait dans les mines les plus performantes pour un coût de 30 à 40 dollars. Ces marges étaient nécessaires pour ouvrir de nouvelles mines et financer la construction d'infrastructures comme les ports.

Entre 2003 et 2008, la conjonction de l'arrivée de la Chine sur le marché mondial et de celle de M. Mittal a permis au groupe de ce dernier de faire des profits considérables malgré l'obsolescence technique de ses usines. À cette époque, M. Mittal a consenti de lourds investissements, mais aurait-il consacré la totalité du cash-flow du groupe à moderniser les usines acquises que ces fonds auraient été insuffisants. En tout état de cause, il ne pouvait ni moderniser en totalité ni restructurer l'ensemble des usines dont il était devenu propriétaire, d'autant qu'à l'exception d'Arcelor, qui était déjà largement restructuré, toutes les unités concernées se trouvaient en très fort sureffectif. Aujourd'hui encore, sur les 240 000 personnes employées par ArcelorMittal, on en compte entre 100 000 et 150 000 de trop pour que les entreprises fonctionnent normalement.

Actuellement, le problème est d'autant plus considérable que les conditions économiques ne sont plus celles qui prévalaient jusqu'au milieu de l'année 2008. Les prix des matières premières restent élevés par rapport aux normes historiques, mais ils ne progressent plus – ils déclinent même progressivement. On estime que le minerai descendra sous la barre de 100 dollars la tonne, et le charbon sous celle des 150 dollars. Les profits miniers seront en conséquence beaucoup plus faibles. En 2011, la marge brute de la division minière d'ArcelorMittal s'élevait à environ 2,5 milliards de dollars ; en 2012, elle est de l'ordre de 1,2 milliard. Faute de cash-flow, le groupe n'est donc plus en mesure de moderniser toutes ses usines. Malgré ses efforts pour réduire sa dette, elle reste très élevée, soit 18 milliards de dollars. Les agences de notation financière la classent au niveau spéculatif BB-. Autrement dit, la probabilité de défaillance est assez élevée – même s'il ne s'agit évidemment que d'une probabilité. ArcelorMittal n'est pas une entreprise toute puissante qui agit à sa guise sans se préoccuper du sort des travailleurs ; c'est une entreprise quasiment aux abois qui n'a plus les moyens d'entretenir convenablement toutes ses usines.

Confronté à cette situation, l'Algérie est aujourd'hui le premier pays à prendre ses responsabilités. En raison de la très forte natalité enregistrée dans le pays et des retards pris en matière d'infrastructures et de logements, la demande algérienne d'acier est très forte. L'Algérie a importé 3,5 millions de tonnes d'acier en 2012 et, si rien ne change, ce chiffre sera amené à croître. La capacité nominale de l'usine d'Annaba, acquise par ArcelorMittal en 2001, s'élève à 2,5 millions de tonnes – un opérateur efficace serait probablement en mesure d'en obtenir le double. Mais, en 2012, elle a produit moins de 600 000 tonnes en employant 5 000 personnes – sachant que 500 salariés suffiraient. L'usine n'ayant plus de cokerie, l'Algérie importe du coke de Pologne au prix d'environ dix euros par gigajoule alors que les entreprises algériennes disposent de gaz naturel pour 0,3 euro par gigajoule ! Cette situation a perduré pendant douze ans et trop peu a été fait. Certes, il est très difficile de gérer les entreprises en Algérie, et la situation sociale à Annaba est particulièrement tendue : les syndicats officiels et non officiels se font la guerre, néanmoins ce pays est le premier à réagir.

Je crois que d'autres États suivront. En effet, la Roumanie, la Pologne la République tchèque, l'Afrique du Sud ou le Maroc seront confrontés à des situations sociales bien plus graves que celles auxquelles la France ou la Belgique ont dû faire face, tout en disposant de moyens bien inférieurs pour les amortir. Mettez-vous à la place de vos collègues de Roumanie : ils ont 7 000 personnes sur les bras dans une région où il n'existe aucun autre emploi, et une usine héritée de l'Union soviétique qui n'a quasiment jamais été restructurée ! Et je ne parle que d'un seul site : on peut éteindre un incendie ; il est difficile d'en éteindre simultanément une dizaine !

La situation ne doit pas être examinée sous le seul angle idéologique ou politique du rapport de force entre le capital et les travailleurs. Il faut la voir d'abord sous un angle économique. M. Mittal n'est pas qu'un capitaliste richissime qui tire sa richesse de la sueur des travailleurs ; il est le propriétaire d'une société techniquement en faillite : ses obligations latentes dépassent de loin ses actifs.

Vous nous avez interrogés sur la tendance à la reprise. En Amérique du nord, la baisse du coût de l'énergie – liée à celle du pétrole et du gaz de schiste – a un impact majeur sur toutes les industries électro-intensives. Pour le seul secteur de l'acier, 20 millions de tonnes de capacité de minerai pré réduit au gaz sont aujourd'hui à l'étude, dont 7 millions sont déjà actés avec 2,5 millions dont la production commence dans un mois. Nous percevons les premiers signes d'une réindustrialisation majeure des États-Unis ; elle ira en s'accélérant.

En Europe, les optimistes estiment que la situation continuera à se dégrader mollement avant de se rétablir éventuellement. Pour ma part, je n'ai pas de boulle de cristal. Parce que la production d'acier est quasi exclusivement dirigée vers l'investissement – la construction, les infrastructures publiques et privées… – et vers les biens durables – automobiles, machines à laver… –, elle est liée à la confiance en l'avenir. Tant qu'elle fera défaut, les ménages, les entreprises et les pouvoirs publics repousseront leurs investissements et leur consommation d'acier.

La France a-t-elle des atouts pour produire de l'acier ? Elle dispose de l'énergie et de la ferraille la moins coûteuse d'Europe – même si l'énergie est encore trop chère. En conséquence, je ne comprends pas pourquoi elle ne produit pas plus d'acier alors que toutes les conditions sont réunies pour le faire. Les contraintes sociales, la réglementation trop lourde ou le coût du travail trop élevé sont secondaires au regard de l'avantage lié au prix des matières premières et de l'énergie. Tous les techniciens savent parfaitement que l'installation d'au moins un four électrique produisant dans les conditions normales constituerait une solution pour les sites lorrains. La filière électrique est beaucoup plus efficace que la filière intégrée parce qu'elle mobilise moins de capitaux, moins d'énergie, moins de personnels, et qu'elle porte moins atteinte à l'environnement. Certes, cette substitution se traduirait par un recul de l'emploi, mais elle est préférable à une fermeture. Ce choix a été évoqué à plusieurs reprises. Je l'ai moi-même abordé devant M. Pascal Faure, mais, pour diverses raisons, il n'est pas sérieusement étudié aujourd'hui. C'est bien dommage ! Il est économiquement incompréhensible que la France ne produise pas plus d'acier électrique et, comme on a tendance à tout mettre sur le dos d'ArcelorMittal, je signale que M. Mittal n'y est pour rien. Il existe des blocages en France, y compris parmi certaines élites techniques qui considèrent que l'acier électrique n'est bon qu'à ferrer les ânes. Cet acier n'est peut-être pas suffisamment noble, mais c'est celui que produisent tous les pays qui réussissent !

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