Intervention de Gabriel Serville

Séance en hémicycle du 24 juin 2013 à 21h30
Consommation — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGabriel Serville :

Monsieur le président, monsieur le ministre, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, en droit de la consommation comme dans la relation contractuelle, si « les hommes n'aspirent pas à se marier », ils aspirent néanmoins à exprimer leur consentement de manière libre et éclairée. À défaut de « s'aimer comme des frères », ils doivent pouvoir « travailler au sein d'une petite société à un but commun ». Votre projet de loi, monsieur le ministre, s'inspire bien justement de ces quelques expressions célèbres de la doctrine.

Enfin, le consommateur s'apprête à devenir un véritable acteur de la vie économique ! Pendant si longtemps il n'aura été qu'un spectateur passif et impuissant de sa propre faiblesse. Faible car isolé, faible car peu protégé, faible car pas reconnu. Seul parmi la multitude d'autres consommateurs, c'est l'inconscience d'une identité collective qui aura fait défaut à son avènement. De nombreux sociologues nous ont enseigné les obstacles à la reconnaissance de revendications : l'absence d'une logique de groupe, l'inexistence d'une homogénéité au sein de ce groupe et, bien entendu, l'insuffisance d'une conscience d'intérêts. Ce sont les mêmes déficiences qui ont affecté, des décennies durant, les consommateurs, comme elles affectent encore aujourd'hui les chômeurs.

Par votre projet de loi, monsieur le ministre, vous encouragez cette émergence d'un consommateur puissant, vous accompagnez cette inexorable avancée d'un mouvement consumériste progressiste, vous participez à la justice sociale et à l'efficacité économique en rééquilibrant la relation contractuelle. La pensée unique a été de croire que « ce qui est contractuel est juste ». En réalité, ce qui est contractuel n'est juste que pour le fort. De ce déséquilibre contractuel résulte l'inefficience économique car une seule des parties y trouve son compte. Protéger les consommateurs par la loi, c'est créer cette identité collective, c'est permettre leur émancipation, c'est participer aussi à relancer la consommation donc la croissance.

Quel meilleur symbole de l'émergence de cette conscience d'intérêts que l'introduction de l'action de groupe dans la législation ? Tant de fois promise, maintes fois remisée par l'alliance de conservatismes avec, au rayon de la réaction, un MEDEF national en tête de gondole. Toujours prompt à défendre la rente plutôt que l'effort, l'héritage plutôt que le mérite, ce mouvement caricatural au niveau national n'a cessé de s'opposer à l'action de groupe ou d'en proposer une petite ristourne sous la forme d'une unique et hypothétique « médiation ». Lui qui fustige l'impôt du matin au soir et du soir au matin doit se rendre compte que le manque de diligence, la négligence et les tromperies sont un impôt payé au prix fort par le consommateur.

C'est pourquoi, monsieur le ministre, je salue votre courage et celui du Gouvernement car vous n'aurez pas cédé aux pressions insensées de ces lobbies aussi irresponsables que prompts à la démagogie. Il nous appartient désormais de co-construire ce dispositif afin qu'il ne fonctionne pas au rabais – je pense notamment à la situation de la Guyane où tant de textes sont inefficients faute de prendre en compte ses réalités. Je sais et je veux pouvoir compter sur votre ouverture et votre écoute en la matière, monsieur le ministre.

L'examen de ce texte doit aussi être l'occasion d'un débat sur les contours de cette action de groupe. Un débat qui doit lui-même permettre de nuancer certains postulats, ne serait-ce que pour ouvrir de nouvelles perspectives pour l'avenir. Le Gouvernement a en effet manifesté la volonté de créer un dispositif évitant les « dérives », ou ce qu'on présente comme tel, du système américain ou canadien.

La class action nord-américaine serait-elle donc porteuse de dérives ? Loin de moi la pensée selon laquelle l'Amérique et ses systèmes judiciaires ne souffriraient pas de carences voire d'excès. Une fois que l'on a mis de côté les caricatures du café renversé dans la voiture, donnant lieu à des millions de dommages et intérêts, et du chat de la grand-mère texane qui explose dans le micro-ondes, peut-être pouvons-nous regarder avec un peu d'ouverture et de lucidité certains aspects du système judiciaire américain qui a fait ses preuves en matière de class action.

De quelles dérives parle-t-on exactement ? Une dérive qui consisterait à rendre l'argent au consommateur pour compenser son préjudice, mais aussi à récupérer le surprofit d'une entreprise non diligente, dissuadant ainsi toutes les autres de flouer le consommateur ? Une dérive par l'existence d'un pacte de quota litis ? Là encore, qu'est-ce qui est le plus juste : un système où le justiciable est confronté à l'immense barrière des honoraires, ou un système où il ne paye rien jusqu'à la décision de justice et uniquement si celle-ci lui alloue des dommages et intérêts ? Ni l'un ni l'autre, me répondrez-vous peut-être, car vous consacrez un dispositif alternatif conférant le monopole de la représentation aux associations agréées. Mais, pour les affaires les plus importantes au moins, les associations se feront forcément assister par des conseils juridiques. La question sera alors la suivante : combien cela coûte ?

Une association même nationale pourra-t-elle se payer le conseil des meilleurs cabinets d'avocats d'affaires spécialisés dans le litige ? Lorsqu'elle pourra simplement assumer le coût d'un avocat X ou Y, il est fort à parier que celui-ci aura des compétences, des spécialisations, une logistique sans commune mesure avec les mastodontes – anglo-saxons pour le coup – que s'offriront les multinationales. Nos concitoyens doivent savoir que les disparités sont considérables entre les avocats.

Dans les grandes structures d'avocats d'affaires internationaux, on facture des centaines d'euros de l'heure pour les grands groupes, on recrute, comme dans les banques d'investissement, tous les cracks sortis des grandes écoles, des meilleurs programmes universitaires et des facultés américaines. Riches, connectés, surdiplômés, plurilingues, inscrits à plusieurs barreaux, ces jeunes avocats s'appuient sur des services ultra-hiérarchisés et organisés, des associés affamés d'argent et qui mettent à leur disposition des secrétaires, des traducteurs, des économistes et des experts en tout genre. Les bureaux de leurs cabinets sont ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre car ils sont présents partout dans le monde. Voilà le genre de réalité à laquelle on se confronte lorsque l'on veut attaquer un grand groupe. Une association, si louable soit-elle, si bien intentionnée soit-elle, parviendra-t-elle à concurrencer cette réalité à l'occasion de la représentation collective, même aidée par des avocats plus modestes ?

Dans la class action américaine, lorsqu'une multinationale fait subir un préjudice de masse à des consommateurs et encaisse au passage un surprofit par rapport à la prestation fournie, les consommateurs se regroupent et sélectionnent un cabinet d'avocats pour les représenter. Ce cabinet prend généralement à sa charge tous les frais afférents à l'action de groupe. De la première photocopie aux expertises les plus lourdes en passant par le coût du travail, les frais judiciaires et même leurs propres honoraires qu'ils ne facturent pas aux consommateurs, les avocats assument tout pendant dix ou quinze ans de procédure. De même, ils assument un risque considérable car en cas d'échec au procès, ils ne sont pas payés un centime par ceux qu'ils ont pu représenter.

Il en résulte un accès ultra-démocratisé à la représentation judiciaire. Les consommateurs peuvent donc se faire représenter par les meilleurs cabinets d'avocats spécialisés dans le domaine du préjudice subi. Il n'y a donc pas de problème d'accès à la justice ni d'équilibre au procès, les parties étant quasi également puissantes. La contrepartie étant la définition d'un pourcentage sur l'éventuelle allocation de dommages et intérêts. Les avocats se rémunèrent donc a posteriori dans la seule hypothèse d'une victoire des consommateurs au procès. À l'occasion de cette rémunération, ils ne font que réintégrer le coût de la prise en charge et du risque, ainsi que les honoraires qu'ils n'ont pas facturés aux consommateurs. Ces derniers n'ont donc aucun mal à se faire représenter par les meilleurs cabinets d'avocats, bien souvent concurrents directs des structures que se payent les grandes entreprises.

À l'avenir, nous aurions intérêt à ne pas écarter par principe un dispositif sur la base de présupposés culturels qui consacrent la coalition de tous les conservatismes : celui d'une frange irresponsable du patronat qui refuse la règle de la concurrence et verrouille les marchés – je pense notamment aux territoires d'outre-mer – et qui s'embarrasse peu des comportements fautifs, ainsi que celui de courants partisans, religieux ou populaires qui ont parfois une défiance vis-à-vis de l'argent.

Ce complexe ne trouve aucune forme de légitimité dès lors qu'il s'agit de récupérer ce que des entreprises auraient subrepticement subtilisé aux consommateurs et ce, quels que soient les montants en jeu. Dans le système français, le versement de dommages interviendra uniquement en réparation. Il s'agira seulement d'indemniser le préjudice subi. Dans le système prédécrit, non seulement le préjudice subi par les consommateurs est compensé, mais la totalité du surprofit réalisé indûment par l'entreprise est récupérée.

Je reprendrai à mon compte un exemple récemment donné par la doctrine. Un producteur de soda vend 100 milliards de bouteilles au cours du temps. Ses bouteilles, vendues un euro, contiennent en théorie un litre. Il vend en réalité des bouteilles de 99 centilitres. Il réalise un chiffre d'affaires de 100 milliards d'euros mais également un surprofit d'un milliard d'euros. Avec l'action de groupe à la française, celle que nous retiendrons peut-être, la seule réparation du préjudice prouvé peut être recherchée, soit environ 10 % ici, ce qui correspond au chiffre de 100 millions d'euros.

Avec l'action de groupe « traditionnelle », que je défends, les 100 millions d'euros de l'indemnisation sont bien évidemment répartis entre les consommateurs mais la grande différence réside dans le fait que l'intégralité du surprofit issu de la tromperie du professionnel – les 99 centilitres au lieu d'un litre – est récupérée. Le montant d'un milliard est peut-être considérable mais il faut choisir : soit l'on considère que ce superprofit indu peut être accaparé par le professionnel malhonnête, soit l'on considère qu'il revient justement au consommateur pour le prix qu'il a payé d'après l'information qu'il a reçue. Stigmatiser la récupération de ce surprofit, sous prétexte de chiffres ronflants, comme une « dérive » n'a donc pas de sens. Si dérive il y a, c'est bien celle du professionnel et c'est celle qui consiste à laisser ce surprofit entre les mains du professionnel. Si le coût de la violation de la loi est inférieur à ce surprofit, il n'y a pas de dissuasion véritable.

Lorsque les opérateurs économiques savent ce qu'ils risquent, ils sont encouragés à plus de diligence au bénéfice de tous les consommateurs. Les acteurs les plus vertueux sont ainsi récompensés et ceux qui trichent sont évidemment sanctionnés. Quel partisan d'une économie de marché pourrait donc s'en plaindre ? Certainement pas les entreprises. Sur le strict plan juridique, le droit français contient assurément des principes, mais l'introduction même de l'action de groupe, à laquelle on opposait le principe selon lequel « nul ne plaide par procureur », prouve que ces principes sont adaptables. Parfois, c'est même souhaitable.

Concernant le champ d'application de cette action de groupe, vous avez annoncé qu'elle serait étendue à la santé. Nous en prenons acte. Reste le domaine de l'environnement. Il peut exister des situations contractuelles et il n'y aurait donc pas de justification à ce qu'elles ne soient pas concernées par une telle extension. Mais il reste de graves pratiques délictuelles qui pourraient très bien entrer dans le périmètre du dispositif proposé. Je rappellerai à cet égard quelques faits au Gouvernement et à la représentation nationale.

La Guyane est le plus grand département de France. C'est un territoire qui regorge d'atouts : l'or, la biodiversité, les molécules brevetables de la forêt amazonienne, la ressource halieutique, le secteur spatial et bientôt, peut-être, le pétrole de nos eaux territoriales. Peu de territoires disposent d'autant d'atouts, vous en conviendrez. Ils ne pourront être valorisés si nous subissons les négligences et les fautes des exploitants. Que dire à nos concitoyens amérindiens – oui, ce sont des Français comme vous et moi, qui vivent dans la forêt amazonienne, notamment dans ma circonscription, dans la commune de Camopi – alors qu'ils sont contaminés par le déversement de cyanure et de mercure dans les eaux du fleuve qu'ils utilisent pour leur consommation directe ? Ces pratiques ne sont pas toujours le fait d'exploitants illégaux. À ces gens isolés, qui n'ont bien souvent aucune conscience de leur intérêt à agir, ni aucun moyen de se retourner contre les responsables de telles pratiques, que dirons-nous ? « Peut-être » ? « Plus tard » ?

Que direz-vous à nos compatriotes de Guyane, s'ils subissent une marée noire ? Personne ne le souhaite, mais il y en a déjà eu à l'occasion de forages, dans le golfe du Mexique, mais aussi au Nigeria. La maxime « gouverner, c'est prévoir » commande d'anticiper ces éventuelles tragédies en créant un outil de dissuasion massif : la possibilité pour les Guyanais de se retourner contre tout manque de diligence de ces exploitants.

Par ailleurs, il faudra immanquablement réfléchir, par souci d'efficacité, à étendre cette possibilité aux dommages boursiers et financiers, mais aussi aux dommages moraux et corporels. Dans ce dernier cas, l'introduction de l'action de groupe permettrait d'encourager les victimes à rechercher l'indemnisation, plutôt que de s'engager systématiquement dans un procès pénal qui, loin de satisfaire les victimes, fait perdurer les drames des années durant et engendre des coûts importants.

Enfin, nous avons pris note de votre volonté initiale de réserver l'action à des associations nationales. Là aussi, je me permets de vous faire une suggestion : prenez en compte les situations singulières des départements et territoires d'outre-mer. D'un côté, les associations nationales s'intéresseront peu aux litiges qui surviendront dans nos territoires. Le seul coût du billet d'avion, qui est dissuasif, les découragera : je vous invite à tous vous renseigner sur les prix pratiqués en la matière dans nos territoires. D'un autre côté, nos populations ne voudront pas être représentées par des associations nationales, pour les mêmes raisons, mais aussi parce qu'elles souhaitent voir leurs spécificités prises en compte par des associations locales agréées. Ne serait-il pas envisageable de leur enjoindre, dans le cas d'un litige outre-mer, de travailler ensemble dans le cadre d'une co-représentation systématique ?

De même, je souhaiterais qu'en cas de défaillance d'une association nationale agréée, une association locale, elle aussi agréée, puisse prendre le relais, à l'occasion d'un litige survenu dans l'un de nos territoires. Je rappelle qu'il n'y a pas, en Guyane, d'antenne locale effective d'une association nationale.

Je serai bref sur les autres aspects de ce projet de loi…

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