Intervention de Roland Courteau

Réunion du 12 juin 2013 à 16h45
Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques

Roland Courteau, sénateur, rapporteur :

– Le transport aérien a accompli d'immenses progrès en 40 ans : le nombre de passagers a été multiplié par 10, le volume du fret par 14, la consommation a été réduite de moitié – un A380 rempli à 80 % ne consomme que 3 litres aux 100 par passager – et le bruit d'un facteur 8. Depuis 1986, la sécurité des vols, mesurée par le nombre d'accidents mortels, a été améliorée d'un facteur 5.

Pour la France, l'aviation civile est une industrie majeure : 330 000 emplois directs, 1 000 000 d'emplois directs et indirects, 75 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 18 milliards d'euros d'exportation. Elle est, à la fois, très implantée en France (70 % des emplois) et complètement impliquée dans la mondialisation. À titre d'illustration de cette imbrication, l'A380 comprend 4 millions de composants industriels fabriqués par plus de 4 000 entreprises, dont 1 500 à l'étranger.

C'est également une industrie qui a un très fort pouvoir de diffusion transversale de ses innovations technologiques sur l'ensemble du tissu industriel français.

Qu'en sera-t-il dans 30 ans ?

Sur la base de 2,5 milliards de passagers en 2010 et d'un taux de progression de 4,6 % à 4,8 %, on escompte un doublement du trafic entre 2030 et 2040.

Cette croissance du trafic va confronter l'aviation civile à un quadruple défi :

- celui de la baisse de la consommation unitaire des avions – dans un contexte prévisible d'augmentation des prix du carburant ;

- celui de l'amélioration de l'efficacité de la navigation aérienne. Le dernier rapport d'Eurocontrol montre que la situation se dégrade depuis 2003 : plus de 18 % des vols en Europe accusent un retard de plus de 15 minutes ;

- celui des capacités d'accueil des aéroports ;

- et, celui de l'apparition d'un nouvel acteur : les drones civils. Actuellement, il n'y a qu'un millier d'opérateurs aux États-Unis et 127 en France. Mais les autorités américaines prévoient 10 000 drones dans le ciel américain en 2017 et 30 000 drones en 2025. Données à comparer avec les 5 000 avions qui sont en vol en permanence au-dessus du territoire américain. L'Europe suivra et, à terme, un problème de concurrence d'usage de l'espace aérien se posera.

Pour faire face à ces défis, un déploiement très important de compétences scientifiques et technologiques est donc nécessaire. Étant précisé que ces avancées devront progresser frontalement, à défaut de quoi des goulets d'étranglement apparaîtront.

Parallèlement, une autre question se pose. Les avions qui seront lancés en 2025-2030 et qui succéderont aux modèles sortis récemment ou en voie d'être lancés (A350, A320 Neo, B787), seront-ils conçus, comme par le passé, sur la base d'une forte poussée technologique qui atteint certaines limites ou sur la base de ruptures technologiques fortes ?

Plusieurs domaines de la construction aéronautique sont concernés.

Les architectures n'ont que peu évolué depuis soixante ans. Des pistes sont explorées en vue d'une rupture sur ce point (aile haubanée, aile rhomboédrique, aile volante). Mais il n'est pas avéré qu'elles puissent déboucher sur des applications pratiques avant 2030.

La propulsion intégrée, c'est-à-dire l'inclusion des moteurs au fuselage et non plus sur les ailes, offre probablement des perspectives de mise en oeuvre moins lointaines.

Pour la motorisation des turboréacteurs, les améliorations à venir pourraient, d'abord, porter sur les parties chaudes du moteur (amélioration du cycle de combustion, substitution des céramiques à certaines parties métalliques en vue de gains de masse).

Mais elles concerneront aussi les parties « froides » des moteurs qui sont essentielles à l'efficacité de la propulsion. Dans ce cadre, les moteurs à hélices contrarotatives permettraient des gains bruts de combustion de l'ordre de 30 %. Mais l'introduction de cette technologie pose différents problèmes. L'absence de carène augmente la trainée, diminue l'aérodynamisme et augmente le bruit. Elle laisse en suspens des problèmes de sécurité : que se passe-t-il si une pale d'hélice se désolidarise et va percuter le fuselage ?

Les progrès de l'avionique vont concerner des instrumentations du cockpit, la numérisation des communications entre les avions et le sol et entre eux. Mais également la substitution des systèmes électriques aux systèmes hydrauliques et mécaniques dont on attend des gains de poids importants.

Enfin, les progrès de la construction aérienne, comme ceux des autres secteurs industriels, se nourriront des technologies transversales émergentes dans les domaines des matériaux et de l'informatique.

L'inclusion croissante de composites dans l'aérostructure (5 % pour un A320, 53 % pour l'A350) est un facteur de gains de masse décisif. Rappelons qu'une tonne économisée dans l'aérostructure aboutit à économiser 6 000 tonnes de kérosène sur la durée de vie de l'avion.

Mais cette technologie pose des problèmes, d'une part, de foudroiement car les composites ne forment pas une cage de Faraday, ce qui oblige à les « grillager », réduisant les gains de masse, et, d'autre part, de vieillissement car la vie des composites dans les conditions d'usage d'un avion est beaucoup moins documentée sur la durée que celle de l'aluminium.

Les techniques informatiques interviennent de façon croissante dans la conception et dans le fonctionnement des avions.

Mais elles doivent s'appliquer dans ce domaine à des niveaux critiques beaucoup plus exigeants que les usages terrestres. Ce qui explique que pour une ligne de code de conception, on doit déployer au moins 4 lignes de codes de vérification.

C'est pourquoi les progrès à venir – comme les architectures modulaires intégrées qui permettent, grâce à un ordinateur central, d'éviter de démultiplier les binômes « un calculateur-une fonction » et donc d'opérer des gains de masse – devront être adaptés aux contraintes très exigeantes de sûreté du transport aérien.

Le doublement escompté du trafic ferait passer la demande mondiale en kérosène de l'aviation civile de 250 000 000 de tonnes à 500 000 000 de tonnes par an. Ce surcroît de demande pourrait être « lissée » par les progrès technologiques et la modernisation de la navigation aérienne. Mais, en tout état de cause, un besoin annuel de kérosène de 100 000 000 de tonnes subsistera, dont on ignore s'il pourra être satisfait par l'offre mondial d'hydrocarbures (conventionnels ou non conventionnels).

Ce constat renvoie donc à la nécessité de développer les biokérosènes. La première génération de production de biokérosène par hydrotraitement des huiles en est au stade de la démonstration industrielle ; elle permet une réduction nette de 30 % des émissions de gaz à effet de serre mais a l'inconvénient d'entrer en concurrence avec les usages agricoles (pour fabriquer le kérosène nécessaire au trafic aérien de l'Union européenne, cela représenterait 24 % des terres agricoles).

La seconde génération par gazéification de la biomasse est plus prometteuse (60 % de réduction des émissions de CO2 et 8 % des terres agricoles mobilisées). Mais son déploiement repose sur des investissements très coûteux dont le retour financier pourrait être supérieur 10 ans.

Les biokérosènes de troisième génération fabriqués à partir de microalgues n'ont pas les inconvénients des deux premières filières. Mais cette filière n'est pas mûre technologiquement et aboutit à des prix de référence trop élevés (entre 3 € et 6 € le litre alors que le coût du kérosène fossile est de l'ordre de 0,72 €).

Il y a peu de recherches sur les possibilités d'accroissement des capacités d'accueil des aéroports. Je mentionnerai une idée originale qui nous vient des États-Unis : celle d'un « béton mou » dans lequel les avions s'enlisent graduellement, ce qui permettrait de raccourcir les dégagements prévus en cas de problèmes au décollage et à l'atterrissage.

La navigation aérienne est le segment de la chaîne de valeur de l'aviation civile qui pourrait poser le plus de problème en cas d'accroissement du trafic.

L'Union européenne a lancé un programme de modélisation : « SESAR». Ce système repose sur le positionnement numérisé en quatre dimensions des avions qui, à terme, devrait permettre d'optimiser leur trajectoire.

Mais la mise en oeuvre de ce programme dont la réalisation s'étalera jusqu'en 2025 suscite des interrogations.

Il est très coûteux pour les compagnies aériennes (qui devraient supporter 23 milliards d'euros d'équipement et surtout de rééquipement des avions sur les 30 milliards du coût du déploiement des installations). Alors même que les progrès de productivité qu'elles peuvent en escompter ne seront tangibles que lorsque 60 à 80 % du parc sera équipé. Ce qui pose, pour le moins, un problème de préfinancement et d'intérêt pour agir.

En second lieu, l'application du programme « SESAR » implique la mise en place de systèmes de cybersécurité irréfragables à toute intrusion.

Enfin, l'automatisation constante des procédures de contrôle aérien suppose qu'un effort très conséquent de formation soit fait, en particulier dans le domaine des interfaces « hommes-machines ».

Je tiens à rappeler que les progrès accomplis par l'aviation civile française et européenne n'auraient pu l'être sans d'importants soutiens publics (qui existent aussi aux États-Unis et en Chine).

Quelle est la situation sur ce point ?

Si le niveau et les procédures de financement européens sont satisfaisants, sous réserve de la poursuite de l'effort commun dans le cadre du 8e Programme-cadre de recherche et de développement (2014-2020), on observe une altération inquiétante des soutiens publics nationaux, probablement à la suite de l'allocation au secteur des fonds du « Grand Emprunt » dont l'aviation civile a, certes, bénéficié, mais pas plus que d'autres industries.

En conclusion, j'aimerais, à nouveau, insister sur l'importance de la charnière 2025-2030. D'une part, parce que c'est à ce moment-là que des goulets d'étranglement pourraient se manifester (disponibilité et prix des combustibles fossiles, capacité d'accueil des aéroports, risques de thrombose du contrôle aérien). Mais, d'autre part, parce que c'est à ce moment que sortiront de nouveaux modèles d'avions destinés à passer le demi-siècle. Or, compte tenu de constantes de temps d'innovation relativement longues dans ce secteur, les « briques technologiques » nécessaires au lancement de ces avions doivent se préparer dès maintenant. Et si les industriels doivent prendre leur part à cet effort de recherche, ils ne peuvent l'assumer seuls du fait d'une concurrence très agressive et très aidée publiquement (Etats-Unis, Chine).

D'où ma première proposition qui consiste à mettre à niveau les financements publics de la recherche dans ce secteur.

Et, tout d'abord, les soutiens de la Direction générale de l'aviation civile (DGAC) à l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA) qui sont essentiels puisque ces subventions permettent d'adosser une recherche amont indispensable et d'explorer les développements technologiques de base (en liaison avec les industriels). Depuis 2011, ces crédits sont passés, annuellement, de 140 millions d'euros à 60 millions alors que les programmes allemands suivaient le chemin inverse.

Il est urgent de rétablir ces dotations.

Par ailleurs, la « feuille de route » détaillée par le Conseil pour la recherche aéronautique civile (CORAC) a détaillé trois projets (usine du futur, systèmes avancés, nouvelles architectures) qui sont destinés à préparer les ruptures technologiques de 2030. La bonne fin de ces recherches conditionne assez largement la préservation d'une avance technologique que nous avons su construire patiemment.

L'enveloppe financière nécessaire est relativement modeste (400 millions d'euros sur 6 ans – la même somme étant prise en charge par l'industrie).

Sur ce sujet comme sur le précédent, il existe une disproportion fâcheuse entre des sommes relativement modestes et les bénéfices en termes d'emplois et de fiscalité que l'on peut escompter de leur libération.

Il sera aussi nécessaire de s'intéresser aux recherches sur les avions à hélice et la turbopropulsion. Car dans un contexte où le prix des carburants augmenterait fortement, il s'agit d'un segment du marché qui pourrait être amené à se développer.

La mise à niveau de ces financements devrait être complétée par la création d'une Alliance de recherche dont la vocation serait de mieux fédérer les acteurs, notamment dans le domaine essentiel des technologies transversales (nouveaux matériaux, informatique).

Deuxième catégorie de proposition : l'encouragement aux filières de biokérosène.

Il me paraît nécessaire d'activer progressivement le passage industriel aux biocarburants de deuxième génération à l'échelon européen. Cela nécessite de les subventionner comme cela s'opère aux États-Unis, pour réduire l'écart de prix entre cette offre et les carburants fossiles. À terme, cela pourrait renvoyer à l'opportunité d'établir dans l'Union européenne une légère taxation du kérosène.

La recherche sur les carburants de troisième génération (microalgues) doit être activée, également à l'échelon européen.

Troisième catégorie de propositions : anticiper le développement des drones. Face à cet enjeu industriel émergent, je pense qu'il est nécessaire de créer une mission intergouvernementale dédiée au développement de cette filière. Cette mission aurait, notamment, la tâche de renforcer la réglementation pour donner de la lisibilité à nos industriels, d'activer une politique de commande publique pour la surveillance d'installations (centrales nucléaires, rail, route, forêts, frontières, etc.) et d'encourager les quelques points forts de notre industrie dans ce domaine (drones hélicoptères, systèmes de communication et sécurité).

Il faudra, par ailleurs, porter une attention particulière à la convergence des normes des deux programmes de modernisation de la navigation aérienne (« Nextgen » aux États-Unis et « SESAR » dans l'Union européenne). Sur ce point, l'Europe devra également porter une offre de modernisation à long terme répondant aux besoins des marchés asiatiques.

La formation est un secteur essentiel. J'ai déjà évoqué la nécessité d'un effort particulier dans ce domaine pour accompagner la modernisation de la navigation aérienne. Mais d'autres domaines sont aussi importants.

L'aviation civile illustre un paradoxe français, constaté dans d'autres secteurs : le décalage qui existe entre une demande forte de main d'oeuvre qualifiée et une offre inadaptée. Il me paraît utile de développer, dans ce secteur, comme le font les Allemands à Hambourg, l'enseignement en alternance à tous les niveaux de compétence.

Dernier domaine où j'ai constaté un manque : celui des logiciels embarqués qui est une des clés de voûte de la modernisation de notre industrie et pour lequel, selon un rapport récent au ministre chargé de l'industrie (rapport Potier), seuls 20 % des jeunes diplomés ont reçu une formation en 2010 et sur lequel aucun cursus d'ensemble n'est proposé.

Enfin, dernière proposition : veiller à la modernisation des aéroports. Je propose de confier une mission exploratoire à « Aéroports de Paris » pour activer la recherche, à l'échelle européenne, dans ce secteur : développement de l'intermodalité entre le rail et l'avion, fluidité et sécurité des flux de passagers et de bagages – 3 % des bagages sont mal acheminés dans le monde, ce qui représente une perte de 3 milliards d'euros par an pour les compagnies --, et centralisation des fonctions opérationnelles de l'aéroport.

In fine, je dois insister à nouveau sur l'importance de l'aviation civile qui ne se mesure pas uniquement aux commandes enregistrées par nos constructeurs, nos motoristes et nos spécialistes des systèmes, mais s'incarne dans son pouvoir de diffusion sur l'ensemble du tissu industriel, ce qui en fait une aile marchante de notre économie.

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