Intervention de Jean-Yves le Drian

Réunion du 21 mai 2013 à 18h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Yves le Drian, ministre de la défense :

J'imagine qu'avec votre angle d'approche, qui n'est pas celui de la Commission de la défense, vous avez tous lu attentivement et annoté le Livre blanc. Si tel n'est pas le cas, je vous engage à le faire, car il a fait l'objet d'un long travail au sein de la Commission présidée par Jean-Marie Guéhenno. Le Président de la République, qui l'a rendu public il y a quelques jours, s'exprimera vendredi sur les enjeux de la défense de notre pays.

Avant de revenir sur les éléments qui rendent indispensables l'élaboration d'un nouvel outil de défense, je veux souligner que celui-ci fonctionne. Malgré les limites qu'a rappelées la présidente, les opérations menées en Libye et au Mali ont démontré l'excellence de nos armées. Le Livre blanc, qui fixe nos orientations à l'horizon de 2025, se traduira par une loi de programmation pour 2014-2019, qui sera validée par le Conseil des ministres avant la fin juillet et débattue par le Parlement à l'automne. Auparavant, il aura fait l'objet d'un débat à l'Assemblée nationale et au Sénat.

Le premier facteur qui rendait nécessaire la rédaction d'un nouveau Livre blanc est la difficulté de mettre en oeuvre la loi de programmation militaire qui s'achève en décembre. Ce texte avait été rédigé avant la crise. En outre, je sais d'expérience que toute loi de ce type est appliquée d'abord de manière stricte, puis de façon assez souple, son principal avantage étant de fixer de grandes orientations. Le texte en vigueur n'échappe pas à la règle. Il prévoyait pour les premières années le maintien pérenne, en euros constants, des ressources affectées à la défense, puis une augmentation significative visant à accroître le pouvoir d'achat des armées. Las, la nécessité de redresser les comptes publics l'a rendue caduc dès la première année en raison de la crise financière mondiale déclenchée à l'été 2008. Quand j'ai pris mes fonctions, il manquait déjà plus de 3 milliards. En octobre 2012, le ministère était quasiment en cessation de paiement, ce qui nous contraignait à faire du report de charges. Il fallait se recadrer dans un environnement financier et budgétaire contraint. La difficulté n'est pas propre à notre pays. Je reviens des États-Unis où le secrétaire à la défense Chuck Hagel m'a félicité d'avoir maintenu notre effort. Dans les dix prochaines années, il doit amputer son budget de 1 000 milliards de dollars, ce qui représente une réduction de 100 milliards par an. Nous ne partons pas du même niveau, mais nous sommes confrontés à la même réalité.

Parmi les nouveaux éléments dont il faut mesurer les conséquences, la réorientation américaine vers l'Asie pacifique, qui n'est pas nouvelle, et qu'ont réaffirmée successivement Leon Panetta et Chuck Hagel, induit un intérêt moindre pour la sécurité de l'Europe et de son environnement. Enfin, de nouvelles crises ont installé une instabilité permanente dans le Sud de l'Europe.

Le Livre blanc distingue trois catégories de dangers.

Les menaces de la force risquent d'aboutir à la résurgence de conflits entre États, qui pourraient toucher la sécurité de l'Europe, par le biais de la prolifération nucléaire, balistique ou chimique, ou du développement des capacités informatiques offensives de certaines puissances.

Les risques de la faiblesse tiennent à la défaillance de certains États à exercer les fonctions de base de la souveraineté, ce qui favorise le terrorisme ou toute forme de trafic, y compris les atteintes à nos voies d'approvisionnement.

Enfin, la mondialisation intensifie la puissance de certaines menaces : prolifération, terrorisme d'inspiration djihadiste, attaques dans le cyberespace ou l'espace extra-atmosphérique. Ces situations nouvelles nécessitaient une réflexion. Nous avons tenté de concilier deux impératifs de souveraineté : le rétablissement des comptes publics, qui conditionne notre autonomie financière et budgétaire, et la pérennisation de notre outil de défense.

Le Livre blanc retient quatre orientations.

Il maintient dans le temps, en dépit de la contrainte financière qui s'exerce sur le budget de l'État, l'effort que la nation consacre à sa défense. Jusqu'en 2025, notre ambition reste élevée, avec une mobilisation de 364 milliards. Le Président de la République a arrêté notre budget pour 2014-2019 à 179,2 milliards. Notre entrée en programmation reste à 31,4 milliards, c'est-à-dire au même niveau qu'en 2012, sous la législature précédente, et en 2013. Elle s'effectuera sur la même base pour 2014, 2015 et 2016. Il nous appartiendra – c'est ma responsabilité et celle du Parlement – de préserver cette stabilité financière.

Deuxièmement, le Livre blanc prévoit l'adoption d'un modèle d'armée efficient permettant de répondre aux nouvelles préoccupations. La stratégie générale s'articule autour de trois missions : protection de la France et des Français, dissuasion nucléaire et capacité d'intervention extérieure. Leur maintien n'allait pas de soi. Des voix s'étaient élevées, parmi les plus autorisées, qui doutaient de la nécessité de la dissuasion ou proposaient de mettre l'accent sur les forces d'intervention. Le débat a été tranché par le Président de la République, qui s'est prononcé en faveur de la dissuasion nucléaire. D'autres observateurs ont argué que, si celle-ci était assurée, on pouvait réduire la capacité d'intervention extérieure, quitte à doter notre armée, comme celle de la Suisse, d'une dissuasion aussi forte que sa capacité d'intervention est limitée. Le Président de la République a souhaité maintenir ces trois concepts et leur articulation.

Nous avons retenu quatre principes pour définir le modèle d'armée qui en découle : l'autonomie stratégique, la cohérence du modèle avec la diversité des missions, la différenciation des forces et la mutualisation des moyens. Notre autonomie stratégique nous impose de pouvoir décider à tout moment de notre liberté d'appréciation, de décision et d'action, pour prendre l'initiative d'opérations dans lesquelles nous pourrons entraîner nos partenaires. Par ce biais, la France continuera de peser dans les coalitions. Nous voulons également conserver toute la gamme de nos missions, de la protection du territoire aux opérations majeures de coercition. À l'heure des surprises stratégiques, un autre choix serait extrêmement imprudent. La différenciation commande d'équiper et d'entraîner nos forces en fonction des exigences propres à leurs missions, ce qui suppose, au sein de chaque armée, l'existence de moyens lourds, médians et légers. Ainsi, il n'y a pas lieu de confier aux seuls Rafale la protection de notre espace aérien. Des Mirage 2000, plus anciens, peuvent remplir cette mission, alors que des Rafale seront nécessaires pour mener une intervention extérieure. L'essentiel est de disposer au bon moment d'une armée équipée et entraînée, capable de faire usage de matériels adaptés à sa mission. En d'autres termes, nous ne sommes pas obligatoirement dans le tout-supertechnologique. D'ailleurs, les matériels trop sophistiqués sont souvent sous-utilisés, en raison du coût des pièces de rechange. Enfin, pour assurer la mutualisation, nous affecterons un noyau de capacités polyvalentes rares à plusieurs missions, et encouragerons le partage de certaines capacités entre Européens.

La troisième orientation du Livre blanc est la prise en compte de l'impératif industriel. Puisque, malgré l'ampleur de notre engagement, nos finances restent contraintes, la modernisation de certains équipements progressera plus lentement que prévu. Nous renouvellerons cependant toutes les capacités critiques indispensables à nos armées, grâce à un partenariat actif avec les industriels.

La quatrième orientation porte sur la construction européenne et l'insertion de la France au sein d'alliances. Après notre retour dans le commandement intégré de l'OTAN, un rapport rédigé par Hubert Védrine à la demande du Président de la République préconise d'y jouer un rôle actif et d'y prendre des responsabilités à tout niveau, qu'il s'agisse du commandement militaire, de la contribution à la planification ou de la vision de l'avenir. Ne nous comportons ni en intrus ni en passagers clandestins, et tirons le meilleur parti possible de la construction européenne pour notre défense.

Sur la base de ces quatre orientations, le Livre blanc définit les contrats opérationnels les plus adaptés aux engagements potentiels de nos armées. Je suis à votre disposition pour en faire l'inventaire. Nous avons défini un périmètre d'action et un ensemble capacitaire pour chacune de nos armées, dont la loi de programmation militaire déclinera le calendrier financier et le cadencement.

Je terminerai en évoquant quatre inflexions nouvelles du Livre blanc, que celui de 2008 signalait d'ailleurs comme des problèmes à venir.

Au niveau géostratégique, nous resterons prépositionnés en Afrique, mais peut-être sous des formes plus souples et plus réactives qu'aujourd'hui, compte tenu de l'évolution des risques propres à ce continent. La crise malienne a montré la nécessité de pouvoir s'y manifester à tout moment.

La deuxième inflexion concerne l'Europe. Hier, à Strasbourg, j'ai rappelé que j'avais toujours distingué, peut-être par coquetterie sémantique, la défense européenne et l'Europe de la défense. La défense européenne suppose la construction d'une architecture globale acceptée par l'ensemble de nos partenaires, au format que pourrait prendre à moyen terme une armée européenne. Ce beau rêve, qui permettrait à l'Europe de disposer d'une défense pleine et cohérente, a été jusqu'à présent voué à l'échec. Il faut donc s'orienter vers l'Europe de la défense, puisque la contrainte budgétaire, la réorientation américaine et les risques ou les menaces proches de l'Europe pèsent sur nos voisins autant que sur nous. Les États membres devront mutualiser, coopérer et agir ensemble au sein de l'Alliance, s'ils ne veulent pas faire courir à l'Union le risque d'un déclassement stratégique. On pourrait parler d'une Europe de la défense pragmatique.

La France souhaite prendre toutes les initiatives nécessaires dans le domaine des opérations, dans le domaine capacitaire comme dans le domaine industriel, pour qu'à deux, à dix ou à vingt-sept, nous puissions déterminer ce que nous pouvons faire ensemble, en laissant à ceux qui le souhaiteraient la faculté de nous rejoindre. À mon sens, c'est le seul moyen de construire quelque chose. L'idée semble s'imposer dans les discussions. Pour citer un exemple capacitaire, on a pointé l'insuffisance européenne lors de l'opération Serval, mais nos amis européens – allemands, britanniques, danois, espagnols et belges – nous ont apporté des capacités de transport, opérant une mutualisation de fait. Dès lors, pourquoi ne pas utiliser l'European Air Transport Command (EATC) pour mutualiser nos capacités logistiques ? Chacun pourrait y contribuer, en disposant d'un droit de tirage sur la contribution des autres États. Le même dispositif est envisageable pour le ravitaillement en vol. Nos partenaires prêtent une oreille attentive à ces propositions. C'est de cette manière, pragmatique et progressive, que je souhaite mette en oeuvre l'Europe de la défense. Le Conseil européen de décembre, qui, pour la première fois depuis 2008, traitera de la défense – ce qui devrait se produire au moins une fois par an – soulignera l'importance de ce type de solidarité.

Celle-ci peut passer par l'Agence européenne de défense, mais nous devons agir à différents niveaux. Lors de mon entrée en fonction, certains Européens étaient froissés par l'accord stratégique que nous avions conclu en 2010 avec le Royaume-Uni dans le cadre du traité de Lancaster House. Récemment, nous avons décidé d'ouvrir la collaboration franco-britannique à tous, exception faite du volet nucléaire. Tout en poursuivant la réflexion avec le Royaume-Uni, nous avons initié une discussion avec le groupe de Weimar plus, ainsi qu'une réunion du groupe de Weimar et du groupe de Visegrád. Portés par la nécessité, nous progresserons si nous restons réalistes, alors que la création d'une grande architecture de défense européenne serait vouée à l'échec. Un nouveau document stratégique européen pourrait heureusement être mis en chantier pour définir tant les menaces qui pèsent sur la sécurité de l'Europe que les moyens d'y faire face, ce qui n'empêche pas une approche pragmatique de l'aspect opérationnel, capacitaire et industriel.

Une troisième inflexion a trait à la sécurité maritime, puisque, depuis 2008, nous sommes confrontés à des préoccupations nouvelles, tant dans la corne de l'Afrique que dans le golfe de Guinée.

La dernière inflexion concerne la méthode et les techniques du renseignement. Nous avons décidé d'acheter une capacité en drones qui jouent un rôle significatif sur tous les théâtres.Dans les derniers conflits où nous sommes intervenus, les forces spéciales ont joué un rôle en matière d'anticipation et de pénétration par surprise. Elles seront renforcées. Nous insistons aussi sur la cyberdéfense, avec une chaîne de commandement spécifique et un renforcement des moyens de la DGA. Le sujet est plus important encore aujourd'hui qu'en 2008. Le Livre blanc prévoit enfin l'acquisition d'avions ravitailleurs dont nous avons cruellement besoin, et répond à nos préoccupations en matière de transport.

Ces inflexions interviennent dans une enveloppe annuelle de 31,4 milliards en début de programmation, ce qui signifie que l'effort de la défense pour le redressement des comptes publics est exactement égal à l'inflation. Ceux qui prétendaient que mon ministère serait la variable d'ajustement du budget se sont par conséquent trompés. Cet engagement politique très fort – surtout si on le compare à celui de nos voisins – contraindra le ministère à supprimer 24 000 postes avant 2019, sur un effectif actuel de 285 000. Cette réduction, qui conditionne notre équilibre général, sera mise en oeuvre le plus finement possible. Nous veillerons à ne pas fragiliser les forces opérationnelles de l'armée de terre, dont l'effectif de 66 000 combattants projetables préserve nos capacités d'intervention à l'extérieur soit dans le cadre d'une crise ponctuelle, comme celle du Mali, soit dans une situation plus grave, où nous interviendrons avec des alliés, au sein d'une force de coercition.

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