Intervention de Général Elrick Irastorza

Réunion du 25 juin 2013 à 18h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Général Elrick Irastorza, ancien chef d'état-major de l'armée de terre :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les députés, major général de l'armée de terre de 2006 à 2008 puis chef d'état-major de l'armée de terre de juillet 2008 à août 2011, je suis désormais en deuxième section.

Je vous remercie de me recevoir pour entendre ce que j'ai à dire sur la montée en puissance de Louvois. Retiré depuis bientôt deux ans, je ne suis resté insensible ni aux difficultés de l'armée de terre dans le domaine essentiel du paiement de la solde ni à tout ce qui se dit, sur son dos et dans son dos, pour lui faire porter une partie des responsabilités dans cette détestable affaire. Respectueux de mes obligations de réserve et pour ne pas interférer avec le travail de mon successeur, je me suis très peu exprimé sur ce sujet jusqu'à ce que je me rende compte que ne rien dire revenait à avaliser les accusations portées contre l'armée de terre et donc celui qui la commandait pendant le déploiement du projet.

En fin d'année dernière, j'ai publié dans un bulletin associatif un article de portée générale pour répondre aux questions qu'on ne cessait de me poser, intitulé : « Louvois : rendons à César... ». Je n'en changerais pas un mot aujourd'hui, mais m'estimant, sur ce sujet, délié de mon obligation de réserve devant vous, je vais essayer d'être plus précis tout en évitant d'entrer dans des détails dont je n'ai plus nécessairement le souvenir et que l'état-major de l'armée de terre sera toujours en mesure de fournir.

Quel est tout d'abord le constat brut ? Depuis mon entrée en service au début des années 70, le paiement de la solde dans les armées n'a jamais été un sujet de préoccupation, en dépit de quelques anomalies dues à la surmobilité et à la suractivité, mais aussi, il faut bien l'admettre, à l'insouciance des administrés. Les militaires étaient donc payés en temps et en heure.

Dans les mois qui ont précédé le basculement sur le système Louvois, ce dispositif bien rodé avait commencé à donner des signes de faiblesse sans qu'il y ait à proprement parler de difficultés notables, celles-ci n'étant apparues de façon massive qu'après le raccordement au calculateur et donc l'arrêt du décomptage dans les centres territoriaux d'administration et de comptabilité (CTAC).

Mon sentiment, surtout depuis que j'ai pu prendre connaissance des auditions précédentes, est que l'on amplifie beaucoup les défaillances des utilisateurs, l'armée de terre en tête, pour minimiser celles du calculateur qui sont, très probablement, d'une tout autre ampleur que celle portée à la connaissance des administrés qui en pâtissent aujourd'hui. Pour moi, Louvois n'est pas un problème de l'armée de terre mais un problème pour l'armée de terre.

Avant de revenir sur le processus qui a conduit à la décision de basculer d'un système à l'autre, il me paraît indispensable de dire un mot du contexte. Vous en savez tout, mais il n'est peut-être pas inutile que vous en connaissiez ma perception. Depuis le début des années 90, les armées ont été prises dans un tourbillon de réformes qui n'a jamais faibli depuis, les réorganisations structurelles et fonctionnelles se succédant les unes les autres sans discontinuer : rapatriement des forces françaises d'Allemagne, professionnalisation de 1996 au prix d'une réduction de moitié du format, loi de programmation 2009-2014 consécutive au Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008. Au bilan, les armées d'aujourd'hui pèsent moins que la seule armée de terre du début des années 90, et le mouvement va continuer. La partie la plus visible de ces évolutions est la réduction des effectifs et les restructurations qui s'ensuivent parce qu'elles affectent les hommes et les territoires. Moins visibles sont les réorganisations fonctionnelles, notamment celle du haut commandement, et la redistribution des responsabilités au sein du ministère.

Dois-je rappeler l'article 2 du décret 2005-520, disposant que le chef d'état-major des armées a autorité sur les chefs d'état-major ou le second alinéa de l'article 8, qui précise qu'il veille à la cohérence de l'organisation des armées ? Le décret 2009-1177 a élargi cette autorité au soutien et à l'administration générale. Simultanément, le décret 2009-1179, soulignera, dans le domaine qui nous intéresse, que le secrétariat général pour l'administration (SGA) définit la politique du ministère en matière de systèmes d'information, d'administration et de gestion et que la direction des ressources humaines du ministère de la défense (DRH-MD) assure le pilotage des systèmes d'information ministériels en matière de ressources humaines, notamment de solde, de paie, de droits individuels et de pensions. Tout le monde en convient, en dépit d'inévitables nuances d'ordre sémantique, d'ailleurs apparues surtout a posteriori.

Il faut rappeler enfin que dans notre pays, c'est le Président de la République qui décide des grandes orientations en matière de défense et le Gouvernement qui les décline. En matière de restructurations, les militaires font des propositions mais on ne les a jamais vus décider de ce qu'il fallait dissoudre ou déplacer. Quand on reproche à l'armée de terre d'avoir supprimé trop tôt ses CTAC, c'est une contrevérité absolue. J'y reviendrai.

Bref, au fil des ans, les chefs d'état-major ont été dépossédés de prérogatives qui conduisaient à ce qu'ils soient quasiment responsables de tout dans leur armée, notamment de la solde, laquelle a été régulièrement versée jusqu'en octobre 2011.

Mais le contexte ne se résume pas à l'évolution de la gouvernance. Entre 2008 et 2011 – je fais abstraction de toutes les études préliminaires –, l'armée de terre a géré les restructurations et fourni au chef d'état-major de quoi honorer les missions qui lui avaient été confiées. Trois mille six cents postes à supprimer par an, sous très forte contrainte budgétaire : d'un côté, 14 450 postes au titre d'une révision générale des politiques publiques (RGPP), annonciatrice de lendemains meilleurs sur le refrain culpabilisant : « trop cloisonnés, trop complexes, trop d'effectifs, trop de paperasses, trop de lourdeurs etc » ; de l'autre côté, 10 000 postes au titre de la redéfinition des capacités opérationnelles : « trop de chars, trop de canons, etc ». Simultanément, ce qui paraît d'ailleurs incompréhensible à certains, l'armée de terre a recruté puis formé 15 000 hommes par an pour compenser les départs et remplir les mandats opérationnels : 11 000 hommes projetés fin 2010 hors du territoire national avec 1 800 véhicules, dont un millier de blindés, une quarantaine d'hélicoptères, et une centaine d'urgences opérationnelles en matière d'équipements à suivre au quotidien, tout en veillant à ne pas sacrifier l'avenir. Enfin, durant ces trois années, l'armée de terre a rendu les honneurs à soixante-dix des siens rentrant au pays drapés du drapeau tricolore et s'est efforcée d'apporter à ses blessés au combat et aux familles de tous autant d'aide qu'il lui était possible d'en donner.

Une fois ce contexte rappelé, revenons à la solde. Comment en est-on arrivé là ?

Dans ce domaine, nous sommes passés d'une responsabilité répartie, qui fonctionnait bien, à une responsabilité émiettée qui fonctionne mal. Auparavant, chaque armée assurait le paiement de la solde de son personnel. Avec cinq CTAC, l'armée de terre payait son personnel, celui du service de santé, du service des essences et contribuait au paiement de la solde des gendarmes. Mis en oeuvre en 2006 et prévu pour durer dix ans, le calculateur PSIDI n'était ni archaïque ni dépassé. Il calcule d'ailleurs toujours la solde de 94 000 gendarmes. Un homme ou une femme y tenait une place-clé : le décompteur. C'est lui qui recevait de l'administré, soit directement, soit par l'intermédiaire des corps ou de la direction des ressources humaines de l'armée de terre (DRH-AT), les éléments permettant d'ajuster la solde aux droits individuels et qui saisissait les données en conséquence. Le système était sans doute un peu gourmand en personnel, onéreux ont dit certains, et reposait effectivement sur l'exploitation d'une importante documentation papier.

D'où l'idée, bien antérieure aux restructurations annoncées en 2008, de concevoir un dispositif plus rationnel rapprochant la saisie des données de l'administré et connectant les systèmes d'information des ressources humaines (SIRH) de chacune des armées puis, tôt ou tard, le SIRH unique des armées, à un calculateur unique, en attendant le raccordement à l'opérateur national de paye (ONP) à l'horizon 2016 disait-on alors – on parle aujourd'hui de 2017, voire 2018. Le gain escompté était de 750 postes. Ce n'est pas rien, puisque c'est quasiment l'équivalent d'un régiment actuel. Et pour qui pilotait la réforme, le plus tôt serait le mieux. C'est l'un des facteurs d'accélération du processus et des déboires qui s'ensuivront.

Nous sommes donc passés d'un système en tuyaux d'orgue, pour reprendre une expression qui eut son heure de gloire, mais qui fonctionnait, à un système en millefeuille qui a conduit à un émiettement des responsabilités. Aux armées, les SIRH et la fiabilité des données, la saisie au plus près des données liées pour l'essentiel aux activités opérationnelles, celle des données plus complexes, tenant notamment à la complexité des situations familiales, étant effectuée dans les centres d'expertise ressources humaines soldes (CERHS), c'est-à-dire plutôt à Nancy ; à l'état-major des armées (EMA), au commandement interarmées de soutien (COMIAS), aux groupements de soutien de base de défense (GSBdD) et aux antennes de GSBdD, la saisie des autres données dans les SIRH, soit environ 80 % du flux total ; à la DRH-MD le calculateur ; au service du commissariat des armées (SCA) les opérations financières – ordonnancement, contrôle interne, fonction d'opérateur et de payeur.

Pour l'armée de terre, cette fragmentation organisationnelle s'est ajoutée à sa dispersion structurelle et territoriale en régiments, organismes de formations et organismes rattachés.

Initialement fixé à novembre 2009, le raccordement a subi trois reports successifs, en juin, puis octobre 2010, enfin en mai 2011. Il devait entraîner ipso facto l'arrêt du décomptage et donc la suppression des CTAC.

Prévue antérieurement, cette suppression a été actée dans la liste des restructurations annoncées à l'été 2008 mais, pour autant que je m'en souvienne, l'échéancier a été arrêté plus tard puisque lié, précisément, à la connexion SIRH-Louvois. Les restructurations prévoyaient le maintien de deux CTAC sur cinq : Nancy qui devait s'occuper de la solde des militaires, et Bordeaux, qui devait traiter de la paie des personnels civils. Les CTAC de Lille, Marseille et Rennes étaient appelés à disparaître, les dates de dissolution devant être affinées ultérieurement au fur et à mesure de la montée en puissance des systèmes d'information de chacune des armées et des travaux relatifs à la création, puis la transformation, du service du commissariat des armées (SCA). L'armée de terre n'a pas décidé de fermer ses CTAC, comme je l'ai entendu dire. Quand bien même l'aurait-elle voulu, elle n'en avait pas le pouvoir ! Il a finalement été retenu que le CTAC de Marseille serait dissous en 2011 et ceux de Rennes et Lille en 2012. Rien n'aurait empêché dans l'absolu de prolonger leur existence mais, comme nous le verrons plus tard, ils avaient de plus en plus de difficultés à fonctionner normalement. Et en mai 2011, le SCA a finalement rejeté l'ultime demande de report à février 2012 qui lui était faite.

Le relevé de décisions du cabinet du ministre en date du 29 mars 2010, document essentiel en cette affaire, valide les calendriers de la transformation du SCA ainsi que de la fonction « droits individuels », tout en soulignant une triple contrainte : garantir la continuité du service, amortir l'incidence sociale de l'arrêt brusque des opérations de décompte et de paiement de la solde par les CTAC au 1er juillet 2010, réorganiser les structures en adaptant le plan de charge aux ressources humaines disponibles. Assistaient à cette réunion présidée par le directeur adjoint du cabinet civil et militaire, les représentants de l'état-major des armées, du service du commissariat des armées, de la direction des ressources humaines du ministère de la défense et de la mission de coordination de la réforme du ministère (MCR). En application du décret 2009-1177, les armées n'avaient pas à y assister.

Or, signifier fin mars 2010 que le décomptage s'arrêterait au 1er juillet 2010, c'est-à-dire que les postes de décompteur seraient supprimés à cette échéance, a accéléré la déstructuration des CTAC, alors qu'en fait ils continueront à décompter jusqu'en novembre 2011 suite aux différents reports successifs.

Ce point mérite qu'on s'y arrête. Les décompteurs sont pour la quasi-totalité des civils. Dès l'annonce des restructurations, ces personnels, hautement qualifiés dans leur domaine, se sont mis en quête de solutions alternatives et ont « sauté » sur toutes les opportunités de reclassement répondant à leurs attentes. Alerté début 2010 de ce phénomène, je me suis rendu le 27 avril à Nancy, où le CTAC devait se transformer à l'été, après le basculement et donc l'arrêt du décomptage, en centre interarmées de la solde (CIAS) et, pour ce qui concerne l'armée de terre, en centre d'expertise ressources humaines et solde (CERHS). Dans l'absolu, il n'était plus sous mon autorité mais sous celle du SCA depuis mars 2010.

Sur le plan quantitatif, ce CTAC était en sous-effectif de 37 postes sur 327. Mais s'il manquait 61 civils sur 297, 24 militaires avaient été affectés en sureffectif pour renforcer l'équipe de 30 militaires en place, afin de pallier, autant que possible, les départs de personnels civils.

Sur le plan qualitatif, une certaine morosité régnait chez les 242 décompteurs, due aux conditions de travail. En effet, non seulement le personnel était moins nombreux pour assurer les tâches courantes mais il devait de surcroît procéder aux opérations préliminaires au raccordement à Louvois, prévu à cette époque-là pour juin – soldes à blanc et soldes en double. Mais le plus difficile à supporter pour lui était la perspective de perdre, à compter de la fermeture du CTAC, la prime de décompteur, dont le montant allait, je crois, de 290 à 390 euros, et pouvant représenter pour certains jusqu'à 25 % de leur salaire. En gros, on leur demandait de travailler plus avec pour seule perspective de gagner moins pour ceux qui seraient mutés ailleurs ou de n'être pas sûrs de gagner le même montant pour ceux qui resteraient à Nancy au CERHS ou au CIAS, où il n'y aurait plus de postes de décompteur. Les représentants syndicaux étaient d'ailleurs très inquiets.

Je pense aujourd'hui que « l'amortissement de l'impact social de l'arrêt brusque des opérations de décompte », pour reprendre les termes exacts du relevé de décisions, par anticipation des départs, s'est fait sur le dos de militaires qu'il a fallu trouver, former rapidement et affecter dans l'urgence et au détriment du bon fonctionnement des CTAC qui devront finalement décompter jusqu'à l'automne 2011, soit seize mois de plus que prévu. Leur sous-effectif s'aggravant en dépit des mesures prises, ils se consacreront prioritairement au paiement des soldes « normales », accumulant les retards sur les paiements particuliers qui seront à régulariser après le basculement. Laisser partir les décompteurs chevronnés à leur convenance annonçait des lendemains difficiles. Or, depuis mars 2010 et la création des centres militaires de gestion (CMG), l'armée de terre n'avait plus la main sur leur mutation. En revanche, la DRH-MD, qui en assurait la tutelle, avait tous les moyens de suivre et de maîtriser cette évaporation prématurée, d'autant qu'elle bénéficiait d'une remontée d'informations de la part des syndicats.

Ce risque d'effondrement des CTAC pèsera lourd dans la décision de raccordement et l'apurement des retards accumulés sera pointé du doigt pour expliquer les dysfonctionnements initiaux du calculateur. Je souligne au passage que le basculement de l'armée de l'air étant prévu un an après celui de l'armée de terre et celui de la gendarmerie deux ans après, on ne peut s'étonner qu'il n'y ait eu aucun signe avant-coureur de dysfonctionnements dans leur système de paiement de la solde à ce moment-là.

Fallait-il basculer ? Je pense qu'il n'y avait plus le choix. L'accélération de la mise en oeuvre de la réforme au printemps 2010, qui transparaît du relevé de décision précité, la volonté de tenir les objectifs de déflation et la perspective d'une dégradation difficilement réversible du service rendu par les CTAC, dont chacun était parfaitement informé, rendait ce basculement sans doute inévitable. Ajoutons à cela, pour ceux qui avaient à en connaître, une certaine confiance dans un calculateur dont rien ne laissait a priori présager un fonctionnement aussi erratique, la conviction que les quelques anomalies résiduelles constatées au cours des derniers tests étaient vraisemblablement dues à certains opérateurs, mal formés ou peu consciencieux – cela pouvait expliquer l'absence de certaines saisies ou certaines erreurs – et le déni de quelques résultats non conformes à l'issue des soldes en double, rien ne s'opposait plus au raccordement.

Alors la faute à qui ? J'ai naturellement noté les reproches faits à l'armée de terre. Je ne répondrai pas à tous.

Que la conduite du programme Louvois ait été un temps confiée à la direction centrale du commissariat de l'armée de terre (DCCAT) est une chose mais je rappelle que la direction de programme dépendait directement de la DRH-MD.

Je réfute toutes les affirmations, plus ou moins explicites, sur les faiblesses du dispositif d'accompagnement de cette réforme dans l'armée de terre. Je retiens leur tonalité un brin condescendante, voire méprisante, de bon ton dans certains cercles. Tout cela est détestable. L'état-major peut dresser un inventaire complet de tout ce qui a été fait pour accompagner la montée en puissance, depuis mon premier message d'octobre 2009 sur la fiabilité des données saisies dans Concerto. Toutes les conférences que j'ai données et tous les exposés que j'ai faits, y compris au Centre des hautes études militaires (CHEM), attestaient des préoccupations de l'armée de terre à ce moment-là et des directives qui étaient données aux officiers, de l'armée de terre en particulier.

Tant mieux si les marins ont pu accéder à leur bulletin de solde sur leur poste de travail ! Tant mieux pour eux s'ils sont regroupés sur quelques emprises portuaires qui sont aussi des bases de défense ! Dans nos unités de combat, dispersées sur l'ensemble du territoire, on est très loin du poste de travail pour tous.

Tant mieux si l'armée de l'air a eu « l'intelligence, elle, de ne pas se raccorder », comme je l'entends dire souvent. Encore heureux ! Compte tenu des déboires subis par tous ceux qui ont essuyé les plâtres, il eût été étonnant qu'elle y aille à son tour en 2012 sans rechigner.

On met en cause la fiabilité des saisies. Dans ce domaine, il y aura toujours quelques erreurs mais j'ai du mal à croire que dans les GSBdD et ailleurs, on soit stupide et incompétent au point d'en commettre toujours autant, voire davantage, un an et demi après le basculement. Nous ne sommes pas des imbéciles !

Les autorités impliquées dans la conduite de cette transformation ont-elles été informées de nos préoccupations ? Oui, de manière informelle mais aussi de manière formelle. La lettre du chef d'état-major des armées de mai 2010 rend bien compte des inquiétudes dont je lui avais fait part dès notre premier entretien et régulièrement par la suite. En revanche, les heureux futurs « bénéficiaires » de cette réforme savaient-ils que le calculateur se montrerait aussi capricieux, pour rester dans un registre correct ? La réponse est non.

Je reste personnellement convaincu que ce calculateur est au coeur du problème. On laisse entendre qu'il ne fonctionne mal qu'avec l'armée de terre. Cela reste à démontrer, vu tous les dysfonctionnements constatés. Je relève d'ailleurs que l'actuel secrétaire général pour l'administration, après avoir déploré que de nombreux militaires, notamment de l'armée de terre, aient connu des difficultés, ce qui n'a rien de stupéfiant compte tenu des effectifs concernés, a admis à la fin de son audition qu'il y avait aussi des difficultés « du côté du Service de santé des armées (SSA) et de la Marine ». Les erreurs de saisie se rattrapent d'un mois sur l'autre mais comment expliquer que d'un mois sur l'autre, la solde puisse tomber à quelques euros ? Comment expliquer que, de façon aléatoire, la solde de certains ne soit calculée que sur quelques jours ? Comment expliquer que le cumul des sommes imposables ne soit pas juste ? Comment expliquer que les indemnités de service en campagne soient payées deux fois ? L'ancien directeur des ressources humaines du ministère de la défense a dit lors de son audition que l'opération avait bien fonctionné pour le personnel civil et le service de santé. Mais le personnel civil bénéficiait d'un système intégré indépendant et en termes tant d'effectifs que de mobilité, de sur-mobilité et de flux, ses problèmes, de même que ceux du SSA, sont sans commune mesure avec ceux de l'armée de terre.

Le projet Louvois s'inscrivait dans une réforme d'ensemble a priori rationnelle, mise à mal aujourd'hui par des dysfonctionnements qui ont fait passer l'armée de terre du statut de bénéficiaire potentiel d'un système novateur à celui de victime impuissante de l'instabilité d'un calculateur. Celui-ci est sans doute très complexe, mais je ne peux que constater le résultat.

Quelles sont mes préoccupations pour l'avenir ?

Faute d'éléments actuels, je ne suis pas en mesure d'apprécier ce qu'il convient de faire mais j'ai une intuition et une certitude.

Mon intuition est que si l'on ne sait vraiment pas où l'on va avec ce calculateur, alors autant revenir à la situation antérieure. C'est ce que propose le chef du contrôle.

Ma certitude est que cette affaire laissera des traces. Responsable de la préparation opérationnelle des forces, du recrutement, de la formation et de la gestion de ses hommes mais aussi de leur discipline, de leur moral et de leurs conditions de vie, les chefs militaires vont se montrer de plus en plus réticents à accompagner loyalement des réformes aux contours mal assurés.

Notre pays a la chance d'avoir de bons soldats, courageux, généreux, volontaires dans l'adversité et enthousiastes dans l'effort. Ils sont prêts à aller jusqu'au bout de leur engagement au service de leur pays. À ce titre, nous dit la loi, ils méritent la considération de la Nation. Leur assurer un revenu stable et régulier serait un minimum.

Cette affaire me conduit à m'interroger sur la lecture qu'il convient de faire des articles 1er et 8 de la loi du 24 mars 2005 relative au statut général des militaires, notamment sur les notions de discipline, de loyauté et d'obéissance. Je l'ai déjà dit plus haut, les militaires ne décident pas des réorganisations structurelles et fonctionnelles majeures affectant les armées. Compte tenu des contraintes qui leur sont imposées, ils font des propositions, avalisées ou non, des observations, dont il est tenu compte ou non. Dans le cas qui nous occupe, tout démarre en fait d'une réforme d'une ampleur exceptionnelle, menée tambour battant, dont le garde-corps principal a probablement été, dans l'esprit de ses concepteurs, la discipline dont font preuve les armées en toute circonstance, comme le leur prescrit la loi, et l'exceptionnelle capacité d'encaisse qui s'ensuit.

J'entends autour de moi certains faire maintenant l'éloge de l'indiscipline qui aurait « sans doute » permis d'infléchir les objectifs et d'adopter des rythmes humainement moins traumatisants. Ce n'est pas ma conception d'un dialogue constructif entre le politique et le soldat. Tout a été dit, au moment et à chaque fois où il le fallait puis à chaque fois où il l'a fallu, sur l'ampleur de ce que subissaient les militaires et leurs familles. Les armées sont, par nature et par construction, obéissantes. Il ne faudrait pas qu'elles en arrivent à percevoir cette force comme une vulnérabilité.

L'affaire Louvois, par ses conséquences sur les conditions de vie du personnel et l'insistance, déplacée, avec laquelle on s'efforce de faire porter tout ou partie du chapeau aux militaires et à l'armée de terre en particulier, ébranle l'édifice plus qu'il n'y paraît.

Si d'aventure la discipline devait ne plus faire un jour la force principale des armées, ce que je ne souhaite pas pour mon pays, gageons que les historiens sauront trouver dans cette lamentable affaire quelques prémices, la goutte d'eau qui aura fait déborder une coupe déjà bien pleine.

Permettez-moi de terminer par une citation : « On s'est donc trompé. Beaucoup recherchent aujourd'hui des coupables. Les coupables, c'est tout le monde. Tous les travaux d'état-major concluaient à un approvisionnement plus grand, mais la dépense s'en serait trouvée très augmentée. Qu'aurait pensé de cela le ministre des finances ? » C'est, au mot près, ce que déclarait Alexandre Millerand, ministre de la guerre du gouvernement Viviani, en 1915, en pleine crise des munitions.

Le contexte était dramatiquement différent, mais la tentation de diluer les responsabilités en cas d'infortune a traversé le temps. La réforme en cours est très difficile à conduire. Celle qui devrait la prolonger ne sera pas plus facile. J'assume totalement les propositions qu'a faites l'armée de terre durant mon mandat en matière de capacités à préserver, d'équipements et d'organisation générale, aussi douloureuses et compliquées soient-elles à mettre en oeuvre.

Mais dans le cas précis de Louvois, il en va différemment. L'accélération donnée au niveau ministériel au printemps 2010 à la transformation et les insuffisances du calculateur au moment du basculement ont indubitablement conduit à la situation que nous connaissons malheureusement aujourd'hui.

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