Intervention de général Philippe Chalmel

Réunion du 23 mai 2013 à 9h00
Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

général Philippe Chalmel, attaché de défense près l'ambassade de France à Berli :

Monsieur le président, Messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs, c'est toujours un plaisir et un honneur que d'avoir à s'exprimer devant la représentation nationale, surtout, pour nous, militaires en poste à Berlin, en ces temps de profondes réformes, où sont remises en cause, de part et d'autre du Rhin, nombre de réalités et de certitudes politiques, géostratégiques, opérationnelles, financières et culturelles, en matière de politique européenne de défense et de sécurité.

Votre sujet peut sembler relativement technique, mais, aussi techniques que les rouages de la coopération puissent être, ils tournent dans un bain d'huile fait de toutes ces réalités.

Je vais donc vous fournir d'abord quelques éléments de mise en perspective afin d'expliquer, pour pasticher notre ministre des affaires étrangères, en quoi un Allemand, qu'il soit homme politique, militaire ou industriel, n'est pas un Français qui parle allemand. Il est en effet capital de comprendre nos profondes différences afin de coopérer plus efficacement, en faisant de ces différences des sources de complémentarité plutôt que d'opposition. Car nombreux sont les exemples d'échecs ou de difficultés ayant simplement résulté d'un problème de forme, d'un manque d'empathie culturelle chez l'un des deux acteurs ou de leur part à tous deux.

Notre responsabilité principale consiste à comprendre ce qui se passe d'un côté du Rhin et à le faire comprendre de l'autre côté suffisamment tôt pour laisser à chacun le temps de s'approprier l'information. Souvent, lorsque je propose de faire progresser la coopération, je me heurte d'un côté de la frontière à un : « la situation est assez compliquée comme cela, on ne va pas la compliquer plus avec les Allemands », et de l'autre à la question suivante, en allemand dans le texte : « Quel est l'agenda caché de la grande nation ? »

Les différences « génétiques » dont il faut tenir compte sont nombreuses et, le plus souvent, incidentes à votre réflexion. La première, et la plus importante, est sans nul doute le rôle du « facteur temps » dans la prise de décision politico-militaire, et politico-industrielle. Dans ce domaine, en Allemagne, le sommet de l'État s'organise d'abord autour d'une loi électorale obligeant le gouvernement à gouverner en coalition ; or qui dit coalition dit consensus, qui dit consensus dit discussion, et qui dit discussion dit temps. Bien souvent, c'est la volonté française d'aller vite, facilitée par un système constitutionnel différent, qui, d'emblée, pose en croix les rails de la coopération.

Nous en avons vu récemment un exemple lorsque nous, Français, avons voulu étendre la logique du commandement européen du transport stratégique, au ravitaillement en vol. Soucieux de respecter une échéance politique – le conseil des ministres franco-allemand du 6 février 2012 –, nous avons voulu « tordre » en quelques jours le bras de nos amis allemands, qui, alors qu'il n'existait aucune divergence quant au fond, se sont aussitôt interrogés sur nos raisons et nous ont soupçonnés, à tort, de chercher à leur faire acheter des Airbus MRTT. Un mois de préavis aurait suffi à la machine décisionnelle allemande pour s'adapter et pour saisir nos intentions. Je précise que les conclusions de ce conseil des ministres franco-allemand demeurent à mes yeux une feuille de route valable pour nos actions de coopération, en matière d'armement comme dans les autres domaines.

Toujours dans le droit-fil de ce que souhaitaient les Alliés en 1945, les contraintes de la coalition sont amplifiées par un système politique qui place le Parlement au centre de la décision, selon la logique de ce que l'on appelle à Berlin l'« armée parlementaire ». Chaque engagement doit ainsi être précédé du vote d'un mandat par la majorité la plus consensuelle possible. Il est intéressant de noter que les exportations d'armement relèvent toutefois de la responsabilité d'une commission spécialisée ad hoc placée sous l'égide de la chancelière, sans que le Parlement prenne véritablement part à la décision. On peut donc distinguer « l'hypercontrôle » parlementaire en matière d'opérations, d'une forme de distanciation démocratique s'agissant des exportations d'armement.

Au facteur temps, s'ajoute la farouche indépendance constitutionnelle des ministères, notamment, ceux des affaires étrangères, de la défense, de l'industrie et de l'économie. S'y ajoute le fait que, depuis la création de la République fédérale allemande, le ministre des affaires étrangères a presque toujours été le leader du parti faible de la coalition, dépourvu de cohérence partisane avec le chancelier ou la chancelière comme avec le ministre de la défense. C'est le cas de M. Westerwelle aujourd'hui. De plus, il n'existe pas en Allemagne d'organisme supra-ministériel comparable à notre Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, qui puisse amener ou contraindre les ministères à coordonner leurs points de vue. Et, le plus souvent, la chancelière, contrainte par la nécessité de préserver la cohérence de la coalition, refuse d'imposer une ligne directrice contraignante à tel ou tel ministère.

Voilà qui explique en grande partie pourquoi l'Allemagne, malgré les récents bouleversements contextuels, n'a pas remis à jour son Livre blanc de 2006. Seules des « lignes directrices pour la défense » ont été rédigées pour donner, en une vingtaine de pages, une apparence de cohérence à la réforme en cours, laquelle consiste avant tout à revoir les structures et les procédures et à faire oeuvre d'harmonisation, bien loin de la réforme de fond que l'on aurait pu attendre. Même ses motivations restent floues. Au départ, M. zu Guttenberg devait réaliser une économie de 8 milliards d'euros, puis cette contrainte financière a laissé la place à une contrainte démographique : il n'était plus question que de l'armée dont l'Allemagne pouvait disposer en termes de ressources humaines.

La Bundeswehr reste présente sur toute l'étendue du spectre capacitaire, en contrepartie d'une incapacité à durer qui n'est pas gênante dès lors que l'armée peut s'en remettre à cet égard à la coalition au sein de laquelle elle agit systématiquement. Quant à la réduction des parcs, elle n'a pas obéi à une contrainte financière mais visait à adapter aux ambitions du pays les maquettes régissant les ressources humaines et l'équipement.

Les « lignes directrices pour la réforme » laissent tout de même apparaître des nouveautés importantes, ainsi la formalisation de la notion « d'intérêt national », dont la protection des voies de communication et d'approvisionnement fait, par exemple, partie.

Le cas particulier de la marine allemande est intéressant : c'est, sans doute, cette armée qui a connu le plus de bouleversements ces dernières années, passant du statut de « marine de la Baltique » dont elle était dotée sous la guerre froide – aux capacités parfaitement cohérentes avec son contexte d'emploi –, à celui de « marine océanique », mais sans que cela n'ait jamais été formalisé par une refonte complète et officielle de sa stratégie, ni de ses moyens.

En outre, le ministre de Maizière dessine progressivement les contours d'un nouveau positionnement politico-stratégique, par exemple en affirmant que « la prospérité crée la responsabilité » sur la scène internationale. Il ne s'écarte toutefois pas clairement de la doxa allemande habituelle qui, toujours conformément aux voeux des Alliés en 1945, relègue l'action militaire au rang d'ultime recours au sein d'une approche plus globale de la prévention et du traitement des crises, théorisée par le ministre des affaires étrangères Westerwelle sous le nom de vernetzte Sichereit, que l'on peut traduire par « défense en réseau interministériel » ou par « défense globale civilo-militaire » – nettement plus civile que militaire.

Je conclurai par ce qui constitue à mon sens le premier des intérêts nationaux pour l'Allemagne, même s'il demeure tacite : la vitalité de son économie nationale, notamment industrielle, et de son principal ressort, la capacité du pays à exporter. Toute discussion, toute coopération, notamment dans le domaine qui nous intéresse, doit être éclairée par la conscience de cette réalité primordiale dans la société et dans la politique allemandes.

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