Mesdames, messieurs les députés, c'est une chance que la présidente de votre commission soit un ancien membre du Conseil supérieur de la réserve militaire (CSRM), ce qui contribue à le valoriser. Entre le Livre blanc, auquel j'ai contribué, et que, contrairement à vous, je trouve positif, et la loi de programmation militaire (LPM), le moment me semble bien choisi pour une audition. De plus, le Gouvernement fait montre, en ce moment, d'une véritable volonté pour établir un plan d'action revoyant le rôle et la place de la réserve. C'est donc un moment charnière très intéressant.
Permettez-moi de vous présenter rapidement le Conseil supérieur de la réserve militaire, dont nous avons ici une représentante en la personne de Mme Édith Gueugneau. Il s'agit d'un conseil de soixante-quatre membres qui est présidé par le ministre de la Défense et qui a pour objectif de donner au ministre des avis et des recommandations sur la politique de la réserve. Ces soixante-quatre membres sont répartis en six collèges comprenant des élus (les députés Yves Fromion et Édith Gueugneau ; les sénateurs André Dulait et Michel Boutant), les « grands patrons » des armées et le délégué général pour l'armement, les organisations patronales, les professions libérales, les organisations syndicales, les associations de réservistes et des personnalités qualifiées couvrant un spectre assez large – des DRH, la directrice de l'École spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l'industrie, le journaliste Christian Chesnot. Nous nous réunissons régulièrement, soit en groupes de travail soit en assemblée plénière, pour proposer et faire évoluer la politique de la réserve.
Depuis 1872, date de sa création, jusqu'à la suppression de la conscription, la réserve a fonctionné selon les mêmes principes. Elle jouissait d'une bonne image qu'elle devait à ses contributions. Ainsi, le jour de la mobilisation générale pour la Première guerre mondiale, 600 000 réservistes ont répondu à l'appel ; durant les mois de mai et juin 1940, 10 000 officiers de réserve ont été faits prisonniers et le sont restés pendant cinq ans. La population française était mêlée de près à la réserve et avait beaucoup d'estime pour elle. Depuis la fin de la conscription, l'emploi de la réserve a profondément évolué mais pas son image auprès du public, qui est restée désuète. À l'occasion d'un sondage effectué il y a un an, on a ainsi constaté que huit sondés sur dix pensaient qu'il n'y avait plus de réserve en France ; ceux pour qui elle existait la croyaient composée uniquement d'anciens militaires ; quant à ses interventions, elles se limitaient aux catastrophes naturelles ou à une éventuelle troisième guerre mondiale. On est loin de la vérité. Ce décalage important entre le ressenti de la réserve dans la population française et ce qu'elle est en réalité est une première conséquence de son évolution.
Une deuxième conséquence est illustrée par ce qu'a été la réserve au cours des douze dernières années. Alors que l'arrêt de la conscription avait entraîné le démantèlement de tous les régiments de réserve, qui comptaient 300 000 hommes, et que les armées avaient fort à faire pour se reconfigurer en armées professionnelles, en 1999, arriva la loi sur la réserve qui en maintenait les deux piliers : le renfort opérationnel et le lien armée-nation. Or les militaires n'avaient pas forcément de la réserve le même point de vue que le ministère, qui a, fort heureusement, donné une impulsion politique à ce moment-là. De 2000 à 2008, le nombre de réservistes a donc progressivement augmenté jusqu'à 60 000, pour moitié dans la gendarmerie et pour moitié dans les armées. En 2008, le corps subit quatre chocs simultanés : la révision générale des politiques publiques (RGPP) ; le Livre blanc ; les réductions budgétaires accompagnées d'une dérive du titre 2, qui couvre les rémunérations et charges sociales ; le passage de la réserve de la tutelle du ministre à celle du secrétaire d'État.
Un de ces quatre chocs a eu des conséquences positives. Avec la RGPP, les armées ont connu une déflation rapide de 54 000 hommes, qu'elles ont comblée en optimisant l'emploi de la réserve, supprimant les emplois marginaux qui lui étaient dévolus au profit d'emplois utiles permettant aux armées d'être plus fortes dans les pics d'activité.
Les trois autres chocs ont malheureusement eu des conséquences négatives. La première est d'ordre financier. Pendant quatre ans, chaque année, lorsqu'on s'apercevait, au mois de juin, que les 15,7 milliards du titre 2 ne seraient pas respectés, on prenait à la réserve 4 ou 5 millions pourtant fondamentaux pour elle. Il faut savoir qu'un million d'euros représente 10 000 jours de réserve ou, plus concrètement, dix jours pour 1 000 réservistes qui étaient censés en faire vingt. Pendant cette période, on a donc coupé le budget de la réserve.
Deuxième conséquence négative, le passage de la réserve sous la tutelle du secrétaire d'État aux Anciens combattants – dont je ne nie pas l'importance, bien au contraire – a créé un amalgame entre anciens combattants et réserve, ce qui n'a pas contribué à donner l'image jeune et dynamique que l'on souhaitait pour elle.
Le Livre blanc de 2008 est à l'origine de la troisième conséquence négative en envisageant de faire de la réserve citoyenne un volontariat hors réserve militaire. Ce fut un véritable coup pour la réserve citoyenne, que l'on coupa de ses repères et à laquelle on fut incapable de trouver une place pendant ces quatre années.
De façon tout à fait étonnante, la LPM de 2009 n'a pas du tout intégré ces chocs et a entériné la montée en puissance de la réserve sur la période 2009-2015. L'objectif était de passer de 60 000 réservistes en 2008 à 80 000 en 2015, sans pour autant que les moyens soient mis au service de cette dynamique. Une véritable divergence s'est alors installée entre une LPM ambitieuse et un état de la réserve qui ne cessait de s'éroder au fil des années, contribuant à déstabiliser celle-ci. En tenant un discours de soutien très fort à la réserve tout en acceptant parallèlement des restrictions budgétaires et des dispositions allant à l'encontre de ce discours, les autorités politiques entretenaient chez les réservistes et leurs responsables un doute sur leurs véritables intentions. Cela ne pouvait pas continuer.
Quelques chiffres sont révélateurs de cette divergence. Alors que l'on visait 40 000 réservistes dans les armées pour 2015, on n'a jamais dépassé les 33 000 de 2008, en perdant régulièrement ensuite jusqu'à tomber à 27 000 en 2012. Le volume d'activité suit une courbe descendante de 1,3 million de jours en 2011 à 1,15 million de jours en 2012. En termes budgétaires aussi la décroissance est continue, passant de 78 millions en 2010, à 74 en 2011 pour finir à 71 en 2012. Le fait de couper les budgets en milieu d'année est encore plus préjudiciable, il a eu un impact considérable sur les réservistes.
Dernier chiffre à retenir, la part des anciens militaires dans la réserve a complètement explosé, passant de 30 à 40 % à environ 60 % dans l'armée de l'air et 66 % dans la marine. Les raisons en sont multiples. D'abord, la forte décroissance des anciens conscrits du service national, qui sont en train de quitter la réserve et qu'il faut remplacer par une population jeune. Ensuite, les restrictions budgétaires ont poussé les armées à se tourner vers les anciens militaires, qu'elles n'avaient pas besoin de former. Elles sont entrées dans cet engrenage qui n'a pas été stoppé par des directives politiques. Désormais, au lieu d'être le reflet de la société civile, la réserve est faite d'anciens militaires qui reviennent périodiquement. Or ce n'est pas du tout ce que l'on cherche.
Le nouveau Livre blanc a été l'occasion de s'interroger sur l'utilité de la réserve, sur son dimensionnement, sur l'utilisation que l'on comptait en faire. Dans un premier temps, nous nous sommes attachés à décider s'il fallait conserver la logique qui a toujours prévalu dans la réserve, à savoir un équilibre entre le renfort opérationnel des armées et le lien entre la nation et son armée. On pouvait considérer, comme certains pays, que ce dernier n'est pas le problème de la réserve et que, les armées n'ayant pas la capacité de fonctionner sans la réserve, mieux valait privilégier le renfort opérationnel en n'employant que des anciens militaires. Techniquement, cela était possible, et je remercie les deux membres du CSRM ici présents de leur soutien alors que les premières ébauches de rédaction avaient de quoi inquiéter. Le ministère de la Défense a souhaité conserver un équilibre et donc une organisation en deux branches avec, d'un côté, la réserve opérationnelle, et, de l'autre, la réserve citoyenne.
Lorsqu'un réserviste opérationnel est en période de contrat d'engagement à servir dans la réserve opérationnelle (ESR), c'est un militaire comme les autres. Il n'y a pas de missions spécifiques aux militaires d'active et aux réservistes. Il y a les missions des armées qui sont remplies par l'active ou par la réserve. Bien sûr, certaines tâches à haute spécificité ne seront jamais remplies par des réservistes, donc aucun ne pourra embarquer à bord d'un sous-marin nucléaire lanceur d'engin ou piloter un avion de chasse. Toutefois, dans le cadre des OPEX on fait régulièrement appel à des réservistes qui soit sont spécialistes du renseignement ou des services de santé, soit connaissent la région, soit peuvent intervenir en soutien au titre du maintien en condition opérationnelle (MCO).
Il y a trois types de réservistes opérationnels : les experts – médecins, enseignants, informaticiens, interprètes ; les anciens militaires qui comblent les lacunes, en principe ponctuelles, sur certaines tâches ; les tâches de soutien, qui n'exigent pas une formation trop longue, telles que Vigipirate ou autres tâches de surveillance.
La réserve opérationnelle est essentielle. Aujourd'hui, elle compte un peu moins de 30 000 hommes dans les armées, qui consacrent une vingtaine de jours par an. Sans cette réserve opérationnelle, les armées ne peuvent pas remplir leur contrat opérationnel. Concrètement, sans elle, les hôpitaux des armées ne fonctionneraient pas complètement, car des chaînes entières seraient obligées de s'arrêter, la surveillance du territoire et celle de la façade maritime ne seraient pas assurées, et j'en passe. Pour avoir la continuité de notre action militaire, nous avons besoin de cette réserve opérationnelle. Or, 27 000 réservistes présents vingt jours par an ne suffisent pas à satisfaire les besoins.
La réserve citoyenne, au moins une vingtaine de députés en font partie. Sous la précédente législature, un groupe d'étude était présidé par Jérôme Lambert, qui m'a bien aidé à la rédaction d'un projet de directive ministérielle. Je compte sur les députés pour reconstituer ce groupe si ce n'est déjà fait. Sinon, la réserve citoyenne compte 3 000 volontaires bénévoles qui offrent du temps. Elle va être développée, à commencer par le réseau de réservistes citoyens sur la cyberdéfense dont vous avez certainement entendu parler. Nous réfléchissons à tous les domaines déficitaires pour lesquels pourraient être développés de tels réseaux. On trouve facilement des réservistes citoyens. Ce sont des gens de bon niveau qui sont particulièrement utiles.
Une autre réserve est la réserve de disponibilité, qui incombe à chaque militaire quittant l'armée. Pendant cinq ans, ceux-ci peuvent être rappelés en cas de crise grave sur le territoire. C'est la mise en oeuvre de la RSN, la réserve de sécurité nationale, loi que vous avez votée en 2011 mais dont l'absence de décret d'application empêche la mise en place alors qu'un véritable besoin se fait sentir sur le territoire national. Si vous y tenez, je vous parlerai des obstructions à l'oeuvre.
Le Livre blanc constitue également un tournant en ce qu'il aborde tous les dysfonctionnements actuels de la réserve en proposant des solutions. Par exemple, il souligne la nécessaire cohérence entre l'effort de formation, la réalisation des missions et la durée des engagements. Pour l'instant, 18 000 réservistes environ effectuent au maximum cinq jours par an. Or, pour que la personne soit bien intégrée, les militaires considèrent que la durée doit être de vingt à vingt-cinq jours. Des dispositions sont donc en train d'être prises pour que davantage de réservistes puissent effectuer vingt jours ou plus, de façon à gagner en efficacité pour les armées.
Autre exemple, la fidélisation des réservistes. Aujourd'hui, les personnels entrent dans la réserve assez tôt, lorsqu'ils sont étudiants, mais n'y restent, en moyenne, que deux ans à deux ans et demi, ce qui impose un effort de formation très coûteux aux armées. Chaque année, nous devons recruter plus de 10 000 nouveaux réservistes qui ne sont pas d'anciens militaires. Ce turnover est trop important, nous devons fidéliser plus longuement les réservistes. Cela passe par un travail avec les entreprises, car, une fois embauchés, nos réservistes étudiants n'osent pas se déclarer réservistes et se consacrent totalement à leur charge professionnelle, qui n'est souvent pas compatible avec la réserve.
Le Livre blanc préconise encore de donner priorité aux domaines déficitaires et duaux. Font partie de ces domaines non seulement la cyberdéfense, mais aussi l'intelligence économique, la linguistique, le renseignement, la maintenance aéronautique, et beaucoup d'autres. Former des militaires coûte très cher, aussi faut-il réfléchir à la réalité des besoins. Je connais un officier qui est aujourd'hui un professionnel du chinois, ce qui paraît étonnant pour un militaire. L'armée voulait avoir un certain gabarit de professionnels du chinois. Pendant cinq ou six ans, elle a sorti des gens du système militaire et les a payés pour apprendre le chinois, en vue de les employer comme attachés de défense ou officiers de liaison. A-t-on intérêt à poursuivre de tels investissements excessivement lourds, alors que deux ou trois réservistes pourraient remplir la mission demandée ? Il y a là une source potentielle d'économies.
Autre préconisation du Livre blanc, la nécessité, que j'ai déjà évoquée, d'un partenariat plus fort avec l'entreprise. La loi n'est pas très généreuse avec l'armée puisqu'elle prévoit qu'un employeur ne peut pas s'opposer à ce qu'un de ses salariés fasse cinq jours de réserve par an. C'est peu au regard des besoins qui sont, je le rappelle, de vingt jours. Nous pallions en passant des conventions avec des entreprises, plutôt des grandes, par lesquelles elles acceptent que leurs salariés s'absentent quinze ou vingt jours par an. Nous en sommes aujourd'hui à 330 conventions et espérons atteindre les 500.
Le rééquilibrage entre le personnel issu de la société civile et les anciens militaires est le dernier point soulevé par le Livre blanc. Il fait l'objet de travaux en cours.
Quelle réserve entend-on préparer pour demain ?
L'enjeu de la LPM sera de concilier les deux piliers que sont le lien armée-nation et l'approche opérationnelle. Alors que le premier demanderait une réserve très large, même composée de gens peu présents, de nature à diffuser l'esprit de défense dans toute la nation, la seconde nécessiterait une réserve plus compacte et géographiquement proche des unités militaires. Il y a là un compromis à trouver.
La conciliation de ces deux impératifs dans le cadre du format défini par le Livre blanc passe probablement par cinq orientations : une réserve sans doute plus compacte, plus professionnelle, résultant de la nécessité d'une présence de vingt jours ; un recrutement volontairement dirigé vers des réservistes issus de la société civile ; une gestion budgétaire rigoureuse donnant au réserviste la plus grande visibilité sur le nombre de jours qu'il effectuera non seulement dans l'année mais aussi au cours des années suivantes ; le développement de réseaux d'experts dans des domaines à déterminer ; le repositionnement de la réserve citoyenne. Je suis d'ailleurs en train de rédiger, avec le cabinet du ministre, une directive qui cadre les enjeux de cette réserve citoyenne ainsi que l'organisation à adopter au sein du ministère de la Défense. J'espère que cette directive pourra être signée rapidement, ce qui permettra de donner une nouvelle impulsion à la réserve citoyenne en septembre ou en octobre.
Pour avoir une réserve qui reste motivée, il est essentiel de tenir un langage de vérité vis-à-vis des réservistes. Pendant quatre ans, le doute et l'absence de cap ont été très préjudiciables au renouvellement souhaité. Quatre idées sont à retenir : la réserve opérationnelle est indispensable au fonctionnement des armées ; la réforme doit intervenir en douceur pour ne pas casser l'efficacité du soutien qu'elle leur apporte ; pour optimiser ses capacités, il faut passer de cinq jours de présence à vingt ; le système de recrutement nécessite grandement d'être amélioré, en trouvant un message qui passe auprès des jeunes afin que notre réserve soit un reflet plus fidèle de la société.
Dès son arrivée, M. le ministre et son directeur de cabinet, m'ont fait part de leur volonté d'élaborer un plan d'action. Le Livre blanc a été une heureuse coïncidence et a servi de support à cette volonté d'avoir, dans les deux ou trois ans à venir, une nouvelle réserve plus conforme et aux besoins des armées et à la représentation nationale.