Intervention de Patrick Viveret

Réunion du 19 juin 2013 à 17h00
Commission des affaires européennes

Patrick Viveret, philosophe et essayiste :

Face à l'enjeu de civilisation auquel l'Europe se trouve confrontée, il ne me paraît possible de tracer de perspectives positives qu'à condition de prendre d'abord conscience que la forme actuelle de l'Union peut représenter une menace pour les deux valeurs cardinales sur lesquelles elle s'est construite : la démocratie et la paix.

Si la démocratie a toujours posé un problème à l'Union européenne – elle n'est jamais devenue pleinement démocratique –, les reculs sur le terrain de la paix constituent un fait nouveau. Les logiques de guerre économique dans laquelle l'Europe s'est laissé entraîner produisent des éléments de dislocation : on ne passe pas impunément d'une économie pacificatrice à la guerre économique. Même si l'on peut déplorer que la construction européenne des premières années ait surinvesti le champ économique en négligeant le politique et le social, il faut bien reconnaître que les « pères fondateurs » ont réalisé un coup de génie en plaçant les deux industries de la guerre, le charbon et l'acier, au coeur de la logique de paix. L'économie devenait ainsi facteur de paix interne en même temps qu'elle protégeait de logiques extérieures fondées sur la guerre économique. Cependant, un bouleversement majeur et invisible s'est produit à partir des années Thatcher et Reagan, et sous l'effet du consensus de Washington. Certes, l'économie est restée le fondement de l'Europe mais, de pacificatrice, elle est devenue guerrière. Ce changement a profondément affecté le champ politique et social : le modèle social européen, jusqu'alors considéré comme positif et anticipateur, a été regardé comme une charge, il est devenu impératif de démanteler l'État-providence ou l'État social, et le politique a été prié d' « accompagner » cette transformation de l'économie.

La remise en cause conjuguée des valeurs européennes de démocratie et de paix se traduit par l'apparition d'un dispositif totalement oligarchique : les intérêts des catégories les plus puissantes, que ce soit sur le plan financier, économique, politique ou médiatique, se trouvent de fait coalisés pour l'essentiel. Le processus démocratique est de plus complexe ou inopérant, et l'on va même jusqu'à remettre en question ce qui en constitue le moment ou l'acte essentiel : le vote des peuples. On sait ce qu'il est advenu des référendums de 2005 sur le traité établissant une Constitution pour l'Europe, et les électeurs de plusieurs pays européens qui ont porté au pouvoir des majorités opposées à la logique de l'austérité constatent amèrement, après quelques mois, que ces gouvernements sont dans l'incapacité de changer véritablement cette politique économique.

Conjuguée à un pouvoir oligarchique, la logique de guerre économique prépare la guerre sociale et celle du sens. Dans La grande transformation, Karl Polanyi distinguait les économies et les sociétés de marché. Que se passe-t-il quand la marchandisation devient intégrale et attaque la substance même du lien social ? Comme le montre Josef Stiglitz, il existe un lien systémique entre « fondamentalisme marchand » et fondamentalisme identitaire. Dès lors, il ne faut pas s'étonner que les perdants de la course à la compétitivité se tournent vers un radicalisme identitaire, qu'il soit religieux, national ou qu'il prenne d'autres formes. Il est aujourd'hui possible d'affirmer que cette réponse fondamentaliste peut être de nature à provoquer des situations aussi dangereuses que celles que l'Europe a connues dans les années trente.

Pour passer à une logique plus positive, il nous faut transposer le coup de génie des pères fondateurs et imaginer la transformation des industries actuelles de la guerre économique, sociale et culturelle en industries de la paix. Quelle est aujourd'hui l'industrie par excellence de la guerre économique ? La démesure de l'économie financière et spéculative est indéniablement au coeur de la logique guerrière. Déjà, un an avant la crise financière de 2008, M. Bernard Lietaer, ancien dirigeant de la Banque nationale de Belgique, poussait un cri d'alerte en montrant que moins de 3 % des 3 200 milliards de dollars échangés quotidiennement sur les marchés financiers correspondaient à des biens et des services réels. Il faudrait que l'économie financière se mette au service de la paix économique et qu'elle soit utilisée pour refonder la démocratie. Dans ce cadre, la lutte contre la fraude fiscale est déterminante. À la suite du commissaire européen Michel Barnier, le président de la Commission, José Manuel Barroso, qui ne passe pas pour être proche des mouvements alternatifs, a reconnu que la seule fraude fiscale, hors optimisation, représentait mille milliards d'euros. Comment continuer dans ces conditions à prétendre que les caisses sont vides ? Tous les processus liés à l'existence de paradis fiscaux et à la fraude fiscale sont indubitablement à ranger dans les éléments qui entraînent pour la société une perte de substance. Aujourd'hui, ces processus fabriquent de la guerre ; il faut donc les combattre de façon radicale.

Nous pourrions le faire en mettant par exemple en place une forme d'avance sur les recettes de la lutte contre la fraude, pour nous donner une marge de manoeuvre monétaire. Si, lorsqu'une pression citoyenne se fait sentir, cette lutte est inscrite à l'ordre du jour, dès qu'elle s'estompe, l'opacité reprend en effet ses droits et les lobbies agissent pour éviter toute réforme de fond – cela a été le cas après les G8 et G20 de 2009.

Pour échapper à la logique de guerre qu'elle s'est imposée à elle-même, l'Europe peut aussi s'inspirer des propositions les plus positives faites de par le monde. Je pense, par exemple, à la perspective mondiale d'une transition vers le bien-vivre – le buen vivir – proposée par le Forum social mondial de Belém, au Brésil, en 2009, puis évoquée par l'Assemblée générale des Nations unies en juillet 2011. L'Europe forme potentiellement un espace privilégié pour évoluer vers une société écologiquement soutenable, socialement juste et à haute qualité démocratique. S'il lui est impossible de se refonder sur les éléments de sa puissance passée – la logique impériale et la conquête –, elle peut, en revanche, jouer sur ce nouveau chemin un véritable rôle anticipateur. Car la véritable question posée au monde pour demain n'est pas de savoir si la Chine sera la superpuissance du XXIIIe siècle, mais celle de savoir s'il y aura un XXIIIe siècle ! L'humanité a des rendez-vous critiques avec elle-même car elle risque la sortie de route si les questions écologiques, sociales, « civilisationnelles », et celle de la forme de la gouvernance démocratique ne sont pas traitées.

Peu avant son assassinat, alors que les relations entre les États-Unis et l'Union soviétique entraient, après la crise des fusées de Cuba, dans une phase de détente, le président John Fitzgerald Kennedy avait interrogé un groupe pluridisciplinaire de haut niveau sur les conditions et les conséquences d'une paix mondiale durable. Le rapport issu de leurs travaux, publié quelques années plus tard, était extraordinairement pessimiste et même sinistre. Ce document peu connu a été présenté en France par John Kenneth Galbraith sous le titre La paix indésirable. Le « système de la guerre » étant considéré comme structurant et incontournable dans l'organisation des sociétés, le rapport préconisait de maintenir l'horizon de la guerre dont la préparation devait se poursuivre. Ce texte ajoutait que la peine de mort était indispensable comme expression symbolique du pouvoir de vie et de mort du politique à l'égard des citoyens. Pourtant, alors que toute alternative était considérée comme utopique, l'Europe démontre, depuis plus d'un demi-siècle, qu'une autre voie est possible. Elle a à la fois remis en cause la guerre elle-même, sa préparation, et la peine de mort. Mais il est vrai qu'elle n'assume pas vraiment cette tentative inédite dans l'histoire de l'humanité de fonder une communauté politique sur d'autres éléments que la guerre et la domination. Elle agit plutôt de façon empirique, à reculons, sans ambition et sans vision d'avenir. C'est, au contraire, en reconstruisant une démocratie et en s'attaquant aux industries de la guerre nouvelle qu'elle s'engagerait dans la transition vers la société du bien vivre.

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