Intervention de Françoise Vergès

Réunion du 19 juin 2013 à 17h00
Commission des affaires européennes

Françoise Vergès, politologue :

Je regarde sans doute l'Europe en faisant un pas de côté, depuis les mondes qu'elle a fabriqués en se lançant dans la colonisation. Nous avons toujours quelque chose à comprendre des héritages d'une organisation qui a eu de profonds impacts, trop négligés, sur l'environnement, sur les écosystèmes, sur le commerce, sur le droit et sur les peuples. Le sujet est toutefois délicat car il persiste un doute général sur l'importance de cette histoire, et sur le rôle de l'identité de l'Europe et du monde construite dans ce parcours.

J'évoquerai deux anniversaires significatifs : celui des traités d'Utrecht, signés en 1713, et celui de la naissance d'Aimé Césaire, il y a cent ans.

En 1713, les traités d'Utrecht mettent fin à la guerre de Succession d'Espagne et consacrent une victoire de la diplomatie. Ils empruntent beaucoup aux idées de l'abbé de Saint-Pierre qui, l'année précédente, dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, avait considéré que « toutes les Puissances européennes forment entre elles une sorte de système qui les unit par une même religion, par un même droit des gens, par les moeurs, par les lettres, par le commerce, et par une sorte d'équilibre qui est l'effet nécessaire de tout cela ». On oublie toutefois trop souvent que ces traités firent aussi de l'Angleterre la bénéficiaire absolue du monopole de l'asiento, lui permettant de devenir une grande puissance coloniale et de se lancer dans la déportation des Africains. Au XXIIIe siècle, 70 000 à 90 000 captifs africains furent déportés tous les ans, contre 30 à 40 0000 durant le siècle précédent, de sorte qu'environ 60 % de la traite transatlantique s'est accomplie à partir de 1713.

L'Europe s'est construite comme une grande puissance mondiale fondée sur la paix, le commerce et l'entente, mais c'est au nom même de cette union qu'elle s'est autorisée à intervenir partout dans le monde, à coloniser des peuples, à bouleverser des écosystèmes, ou à établir l'esclavage. Elle a édifié sa richesse sur cette exploitation, mais elle est ainsi entrée en contact avec des mondes qui l'ont transformée. Aujourd'hui, elle porte encore le fardeau de ce qu'elle a entrepris au XVe siècle. Les héritages de cette longue histoire restent vivants et s'inscrivent dans une réorganisation du monde marquée par de nouvelles formes de colonisation, par de nouvelles migrations, par de nouvelles guerres et par l'émergence de nouvelles puissances. Au-delà de l'Europe, le monde entier est aujourd'hui soumis à la logique de l'économie financière et à de nouvelles formes de colonisation.

Né le 26 juin 1913, Aimé Césaire écrivait, en 1950, dans Le discours sur le colonialisme que l'Europe était indéfendable. Cependant, ajoutait-il, la décolonisation n'est pas seulement la destruction de cultures et de peuples non européens : elle « travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral », au bout de quoi « il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent ». Peut-être une « décolonialisation » de l'Europe est-elle nécessaire, comme un retour sur elle-même ; peut-être doit-elle interroger une culture qui l'a conduite à l'« ensauvagement », et pas seulement sur son sol ? Une multitude d'actions culturelles et artistiques ont traité de ce sujet depuis plusieurs années en l'approchant de manière transversale.

Dans son entreprise historique, l'Europe n'a toutefois jamais été uniforme et homogène. Pour échapper à la barbarie qui menace toujours et pour retisser du lien, il faut qu'elle se « décolonialise », qu'elle entre de nouveau en relation avec le monde en s'appuyant sur ses propres révoltes pour l'égalité et la dignité, sur ses Printemps des peuples, sur ses romanciers, sur ses poètes et ses artistes dont les oeuvres ont raconté une ouverture au dialogue, à la curiosité et à l'échange. Avec la bibliothèque coloniale coexiste en effet une bibliothèque anticoloniale qui défend des sociétés plurireligieuses, pluriculturelles et plurilingues. Mais ces deux Europes antagonistes restent très souvent absentes de l'éducation, que ce soit à l'école ou à l'université, des médias, des commémorations et des débats.

Le déficit de citoyenneté est ressenti d'autant plus fortement que les populations concernées sont plus vulnérables. En Europe, les migrants, les minorités, les femmes, les personnes âgées méritent à ce titre une attention toute particulière. Si nous voulons une citoyenneté vivante fondée sur l'espoir et la solidarité, il faut que l'Europe croise les mémoires qu'elle abrite, et qu'elle cesse de se penser comme un territoire clos sur lui-même, limité à un seul continent ; il faut qu'elle se souvienne que des terres lui appartenant sont dispersées à travers le monde, sur plusieurs océans ; il faut qu'elle fasse resurgir des chapitres oubliés et des histoires partagées.

L'Europe s'est construite et se construit toujours au-delà d'un seul continent, avec d'autres mondes. Sur son sol se croisent les descendants de ces histoires, des descendants d'esclaves, de colonisés, de colons, de bagnards… Autant d'individus dont les mémoires doivent être respectées et qu'il faut introduire dans le grand récit européen.

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