Intervention de François Hartog

Réunion du 19 juin 2013 à 17h00
Commission des affaires européennes

François Hartog, historie :

Je ne suis pas un historien de l'Europe mais, depuis plusieurs années, je m'efforce d'éclairer les questions contemporaines et celles du passé à la lumière de la transformation de notre rapport au temps. Si cette approche n'est pas directement reliée à votre réflexion sur l'Europe, du moins peut-elle permettre une plus grande intelligibilité de notre situation.

Depuis les années soixante-dix, quelque chose s'est dénoué dans notre rapport avec le futur mais aussi avec le passé, tandis que montait en puissance la catégorie du présent, un présent envahissant, aspirant à l'autosuffisance, se donnant comme seul horizon possible tout en s'abîmant à chaque instant dans l'immédiateté. C'est le moment où ont disparu les grands mots d'ordre des années soixante : « plan », « prospective », « futurologie »… Nous sommes désormais complètement concentrés sur la réponse immédiate à l'immédiat ; il faut en permanence réagir en temps réel, parfois jusqu'à la caricature – comme c'est le cas en matière de communication politique.

Une autre attitude, inverse à première vue, ramène aussi au seul présent : c'est celle qui se fonde sur la certitude que le futur n'est que trop prévisible. Confrontés à une irréversibilité dont nous sommes les initiateurs, nous serions entrés dans « le temps des catastrophes ». Bien avant d'advenir, le futur serait déjà joué. Comment y faire face sans céder aux délectations moroses de l'apocalypse ? Ce futur n'est plus conçu comme indéfiniment ouvert mais, tout au contraire, comme de plus en plus contraint, sinon fermé. On pense aussitôt au réchauffement climatique, aux déchets nucléaires, aux modifications du vivant… Nous découvrons, de façon de plus en plus accélérée et de plus en plus précise, que non seulement le futur s'étend de plus en plus loin devant nous, mais que ce que nous faisons ou ne faisons pas aujourd'hui a des incidences si lointaines que ce futur ne représente plus rien à l'échelle d'une vie humaine.

Dans l'autre sens, vers l'amont, nous avons appris que le passé venait de loin, de plus en plus loin – l'époque de l'apparition des premiers hominidés n'a cessé de reculer. Confrontés à ces bouleversements de nos repères, nous sommes tentés de dire « stop », de prôner un retour en arrière, de retrouver des paradis perdus. L'industrie des loisirs a immédiatement saisi le parti qu'elle pouvait tirer des îles paradisiaques où le vacancier achète, pour une semaine ou deux, des expériences bien calibrées de décélération programmée. Quant au passé historique, on tend à le « traiter » ou le « gérer » en des lieux précis – les tribunaux –, et au moyen d'actions spécifiques – les politiques mémorielles –, c'est-à-dire au présent et pour le présent, sous l'autorité de la mémoire. Dans le même temps, on ne sait plus trop ce qu'il convient d'entendre par « l'histoire », alors que cette dernière a été la grande croyance des temps modernes.

La mémoire, la commémoration, le patrimoine, l'identité sont peu à peu devenus des maîtres mots de la fin du XXe siècle. De fait, le glissement de l'histoire à la mémoire, dans le cours des années quatre-vingt, indique un changement d'époque. Il en va de même du patrimoine qui est une notion pour temps de crise. Quand les repères s'effritent, quand l'accélération du temps accentue la désorientation, on cherche à préserver des lieux, des objets, des gestes, afin de rendre habitable un présent dans lequel on ne se retrouve plus. La commémoration est la reprise publique du phénomène mémoriel. Elle donne lieu à des politiques mémorielles au niveau de l'Europe, voire à des « lois mémorielles ». Quant à l'identité, foyer organisateur de ces notions, elle est doublement porteuse d'inquiétudes dans un questionnement qui s'adresse tant au passé – quel est, au vrai, le passé de la France ? – qu'au futur – quel peut être notre avenir commun, de quelle espérance l'Europe peut-elle être encore porteuse ? On comprend alors, sur le fond et par-delà les polémiques, les embarras de la défunte Maison de l'histoire de France, voulue par l'ex-président Nicolas Sarkozy.

Dans ce que je nomme l'ancien régime d'historicité – avant 1789, pour retenir une date symbolique –, les acteurs avaient certes leur présent, vivaient dans ce présent, essayaient de le comprendre et de le maîtriser, mais, pour s'y repérer, ils commençaient par regarder du côté du passé, avec l'idée qu'il était porteur d'intelligibilité, d'exemples, de leçons. L'histoire était l'inventaire de ces exemples et le récit de ces leçons.

Dans le régime futuriste, ou régime moderne, c'était l'inverse : on regardait du côté du futur. C'était lui qui éclairait le présent et expliquait le passé ; c'était vers lui qu'il fallait aller au plus vite. Et l'histoire était téléologique : le but indiquait le chemin déjà parcouru et celui qui restait à accomplir. Toutes les histoires nationales ont été conçues et écrites sur ce modèle.

La singularité de ce que je qualifie de « régime présentiste » tient à ce qu'il n'y a finalement plus que du présent. Chacun le vit dans son quotidien, personnel comme professionnel. Dans ce régime-là, on ne sait plus quoi faire du passé puisqu'on ne le voit même plus, et l'on ne sait plus quoi faire de l'avenir qu'on ne voit pas davantage. Il n'y a plus que des événements se succédant ou se télescopant, auxquels il faut « réagir » dans l'urgence, au rythme incessant des breaking news – à moins qu'il ne s'agisse d'événements dont nous assurons nous-mêmes la production, soumis aux exigences de l'événementiel. Avec Internet, se sont désormais imposés le temps réel, la simultanéité de tout avec tout, et le continu. Tout apparaît sur le même plan dans un présent aussi étendu que le réseau lui-même. Dans cette nouvelle « condition numérique » – pour reprendre le titre d'un ouvrage récent –, articuler passé, présent et futur devient plus problématique que jamais, mais apparaît d'autant plus nécessaire alors même que semble reculer la possibilité d'un récit commun – à chacun sa mémoire, son site et son blog !

L'Europe des pères fondateurs est fondamentalement un projet futuriste, toujours inachevé, conçu comme accélérateur de progrès dans le cadre de la modernisation et d'une compétition qui opposait à ses débuts l'Ouest à l'Est. Relais ou substitut de la construction nationale, l'Europe s'est proposée comme une nouvelle histoire pour une nouvelle croyance. L'horizon des fins était sans cesse reporté, ce qui n'empêchait pas d'avancer au jour le jour dans un système d'engrenage enclenché par Jean Monnet. Pour le reste, l'Europe se vivait dans l'urgence, traversait des crises, et discutait au rythme de marathons : bref, elle était dans le présent pour le présent. Quant au passé, il n'existait pas, si j'en crois Marc Abélès, anthropologue qui a travaillé à Bruxelles : en effet, si, d'un côté, on invoquait rituellement les pères fondateurs, de l'autre, on vivait dans le jour même – « comme si nous conduisions sans rétroviseur » ainsi que le lui confiait un fonctionnaire européen.

L'année 1989 est à la fois celle de l'Europe retrouvée et, paradoxalement, celle aussi de l'Europe arrêtée, même si elle continue quelque temps sur son erre. Avec la réapparition de la question nationale, une discordance des temps apparaît entre les pays de l'Europe de l'Ouest et ceux de l'Est : les nations qui avaient été « arrêtées » renouent, fictivement ou non, le fil d'une continuité ininterrompue. Alors que l'Allemagne de l'Ouest se considérait presque comme un État post-national, d'autres souhaitent retrouver à toute force une histoire nationale. Aucune de ces aspirations n'est toutefois portée par la force entraînante du futur ou transcendée par la croyance autrefois vivace en l'histoire. L'Europe qui marchait vers l'avenir est désormais soucieuse de se protéger. Forteresse ou citadelle, dans un mouvement de repli, elle se protège de l'extérieur, et nous en venons aussi à nous protéger de l'Europe elle-même en défendant notre patrimoine.

La récente déclaration de M. José Manuel Barroso sur l'attitude « réactionnaire » de la France met au jour un intéressant paradoxe sur le rapport de la politique au temps. À l'âge moderne, la politique était en charge de diriger les sociétés : ceux qui se voulaient accélérateurs de la modernité étaient des progressistes qui s'opposaient aux conservateurs, désireux de freiner cette marche en avant. Aujourd'hui, la politique n'apparaît plus comme un élément de progrès mais comme un frein à la modernisation, retardant les processus socio-économiques et technologiques, si bien que ceux qui veulent encore croire au contrôle politique passent pour des conservateurs, voire pour des réactionnaires. Le marqueur temporel est donc inversé, ce qui pose, de façon générale et en Europe en particulier, le difficile problème du temps de la décision politique.

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