Intervention de Guillaume Duval

Réunion du 19 juin 2013 à 17h00
Commission des affaires européennes

Guillaume Duval, économiste, rédacteur en chef d'Alternatives économiques :

Comment convaincre l'Allemagne que l'Europe doit cesser d'être allemande ? Telle est la question qui se pose à mes yeux en premier lieu si l'on veut promouvoir une conception démocratique de l'Union.

Oui, l'Europe a commencé avec la CECA et avec l'exclusion d'un certain nombre d'activités du marché. Mais, après l'échec de la CED, l'Europe a choisi de s'engager sur un autre voie, en optant pour le modèle ordolibéral à partir duquel l'Allemagne fédérale s'était construite après les dérives hitlériennes. Selon cette idéologie, l'État ne doit pas intervenir dans l'économie ni jouer un rôle redistributif, mais doit établir des règles et les faire respecter. L'Europe du Traité de Rome s'est donc édifiée de la sorte, autour d'une idée qui agréait aussi aux Français puisqu'elle n'impliquait pas de transfert budgétaire ni de transferts de souveraineté significatifs à ce « machin » : il suffisait d'une Commission pour édicter des règles et d'une Cour de Justice pour les faire respecter, et basta !

On a tout d'abord procédé ainsi avec les biens, puis avec les services, dans le cadre d'un marché unique. Or tout cela n'a pas pu très bien fonctionner du point de vue économique en raison du dumping social et fiscal qui en a résulté. Au sein de ce marché obéissant à des règles communes, chaque pays a en effet été incité à abaisser le coût du travail pour pouvoir exporter. Un pays qui agit seul de la sorte peut y gagner, mais lorsque tous procèdent ainsi, on en arrive où nous sommes : l'activité économique n'est pas très dynamique.

Facteur aggravant : ce jeu perdant-perdant est également asymétrique, les petits États y perdant moins que les grands dans la mesure où, lorsqu'ils réduisent leurs coûts salariaux, ils peuvent assez facilement accroître leurs exportations pour compenser la baisse de l'activité en leur sein. Un grand État, en revanche, est toujours perdant parce que cette déperdition interne ne peut que très difficilement être compensée par un surcroît d'exportations.

Le constat est le même en matière fiscale. Lorsqu'un petit État diminue l'imposition sur les bénéfices des entreprises ou sur les revenus de l'épargne, il peut attirer suffisamment de riches ou d'entreprises pour accroître ses recettes fiscales. Dans la même situation, un grand État comme la France, l'Allemagne ou l'Italie est forcément perdant.

Cette logique ordolibérale a toutefois été battue en brèche par l'instauration de la monnaie unique, qui a induit le transfert au niveau central d'un élément de souveraineté majeur et d'une importante capacité de décision discrétionnaire. Il n'en reste pas moins que cette logique a perduré et a même été confortée en matière budgétaire avec l'adoption du Pacte de stabilité. Nous traversons les difficultés que nous savons parce que nous demeurons dans ce cadre : pour l'opinion publique et pour les dirigeants allemands, la crise s'explique par le fait que le Pacte de stabilité et les règles que nous nous sommes données en matière budgétaire n'ont pas été respectés et que les contrôles et les sanctions ont été insuffisants, et la solution passerait donc par le renforcement de ce cadre. D'où le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), ainsi que le « Six Pack ».

Or c'est une erreur d'analyse. Pendant sept ans, essentiellement lorsque M. Schröder, aujourd'hui considéré comme un modèle, était aux affaires, l'Allemagne n'a pas respecté les 3 % de déficit public autorisé non plus que, pendant onze ans, la nécessité de maintenir une dette publique inférieure à 60 % du PIB – à la différence des Irlandais et des Espagnols, mais qui, eux, souffraient d'autres maux sur lesquels nous ne nous attardions pas.

Quoi qu'il en soit, les Allemands persistent dans cette logique. Bien que des solutions aient été trouvées aux problèmes les plus brûlants comme la spéculation sur les dettes publiques – cela grâce aux décisions de la Banque centrale européenne et aux capacités d'intervention adoptées l'été dernier –, la dépression économique demeure parce que les politiques budgétaires restent structurellement trop restrictives en raison de ces règles communes.

La logique ordolibérale est parvenue à son terme : l'intégration économique et monétaire est telle que le problème, aujourd'hui, est de parvenir à se doter d'une capacité de décision discrétionnaire sur les politiques budgétaires, étant entendu que le budget européen est et restera insignifiant.

Cela supposerait qu'une instance européenne décide des politiques budgétaires nationales en dehors de la logique des règles, forcément stupide comme l'avait fort bien dit Romano Prodi dès 2002. Cette instance devrait pouvoir dire par exemple que, compte tenu de la conjoncture et des perspectives économiques, la France doit contenir son déficit en dessous de 2 %, l'Allemagne dégager un excédent de 1 %, etc. L'idée est proche de celle du gouvernement économique que les gouvernements français successifs mettent en avant depuis quinze ans, sans toutefois être capables d'expliquer comment il devrait fonctionner. Dans l'esprit de MM. Sarkozy et Hollande, cela impliquerait, me semble-t-il, que les chefs d'État et de gouvernement se réunissent plus souvent pour prendre ce type de décisions ensemble. Mais un tel dispositif ne pourrait convenir qu'aux seuls Français, dans la mesure où la Ve République n'est pas vraiment une démocratie parlementaire : une fois que le Président de la République s'est entendu avec ses homologues, le Parlement vote et l'on n'en parle plus. Or la plupart des autres pays, l'Allemagne notamment, ne fonctionnent pas de la sorte. Si Mme Merkel a mis tant de temps à réagir à la crise, c'est en particulier parce que l'Allemagne est une véritable démocratie parlementaire et qu'il lui fallait obtenir l'accord du Bundestag et de ses partenaires de la coalition. La solution envisagée par la France ne peut donc être vraiment opératoire parce qu'elle fait fi de la légitimation démocratique des décisions prises au niveau européen, décisions qui ne sauraient demeurer dans le champ intergouvernemental comme nous en avons hélas pris la fâcheuse habitude lors de la crise.

La Commission européenne peut-elle prendre ces décisions ? Je ne le crois pas. Elle a achevé de se discréditer pendant la crise en se montrant incapable de prendre la moindre initiative en 2008 et 2009 tout en étant en revanche habile à nous faire replonger dans la récession avec les politiques d'austérité qu'elle a soutenues.

Nous avons donc besoin de nouvelles institutions, et avant tout d'un Parlement de la zone euro qui soit à même de légitimer démocratiquement les décisions prises, en particulier vis-à-vis des Allemands. Si la Cour de Karlsruhe et le Parlement allemand « bloquent », c'est parce que cette légitimation fait défaut au niveau européen. Si nous voulons convertir les Allemands à un processus de décision plus discrétionnaire et mieux adapté aux problèmes actuels, il faut d'abord leur proposer, non un gouvernement économique européen, mais ce Parlement de la zone euro. Et, dans la mesure où cela aboutirait à priver les parlements nationaux d'une part essentielle de leurs prérogatives, ce nouveau Parlement devrait émaner d'eux, et non pas du Parlement européen tel qu'il est aujourd'hui.

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