Pour diverses raisons, le régime syrien résiste.
Tout d'abord parce que, contrairement à ce qui s'est passé en Tunisie, ou encore en Égypte où l'armée s'est arrêtée au moment ultime, il ne recule devant aucune forme de violence. Il a tout d'abord envoyé deux ou trois hélicoptères bombarder les quartiers civils. La communauté internationale n'ayant pas réagi, il a poursuivi en tirant un ou deux Scud, qui sont des armes de terreur. Personne n'a réagi non plus. Il tire donc aujourd'hui massivement et l'utilisation des armes chimiques s'inscrit dans le même schéma. Avec beaucoup d'adresse, il a commencé par des gaz lacrymogènes très concentrés, très dangereux pour la santé. Le régime nous teste, mais il reste décidé à se battre avec une extrême brutalité.
Par ailleurs, le régime syrien s'appuie sur une base populaire constituée de la communauté alaouite et d'autres minorités. Selon les officiers sunnites qui sont entrés dans la résistance, les officiers alaouites restés dans l'armée n'ont d'autre alternative que tuer ou être tués. Ils sont engagés dans une lutte à mort et ceux qui se battent du côté du régime ne sont pas tous des fanatiques de la famille Assad mais considèrent que leur survie physique est en jeu. Je crains que ce ne soit la réalité.
En outre, le régime bénéficie d'un soutien massif de l'étranger. Tout le monde parle des armes d'Arabie saoudite et du Qatar, mais en réalité c'est le régime qui bénéficie de l'aide étrangère. La banque centrale syrienne est devenue une annexe de la Banque centrale iranienne – il n'y a plus d'argent en Syrie – et l'armée iranienne est massivement présente sur le territoire syrien, sans parler des livraisons d'armes et des conseillers russes qui participent à l'organisation de la répression.
Le régime syrien tient également parce que l'opposition est extrêmement fragmentée. Ce n'est pas surprenant puisque pendant 50 ans le régime a pendu, torturé et fait disparaître tous ses opposants, ce qui explique qu'il n'y ait plus, dans ce pays, la moindre personnalité susceptible d'unifier l'opposition. Celle-ci est divisée entre groupes de l'intérieur et de l'extérieur et tend, suivant un processus traditionnel dans les guerres civiles, à se radicaliser. De nombreux parallèles existent entre la guerre de Syrie et la guerre d'Espagne. De la même manière qu'en Espagne les communistes avaient pris le dessus – parce qu'ils étaient meilleurs combattants et plus honnêtes – nous assistons en Syrie à une certaine « salafisation » des esprits.
Le régime tient enfin grâce à l'attitude des puissances étrangères, en particulier à celle des États-Unis qui hésitent à s'engager en Syrie. Le Président Obama l'a très clairement exprimé et Susan Rice, lorsqu'elle a été nommée ambassadrice à l'ONU, me l'a confirmé avec force. La conférence de Genève permet aux Américains de répondre au débat à Washington et aux Russes de montrer qu'ils sont une grande puissance et couvrir ainsi pudiquement leur soutien au régime.
Un collègue me disait la semaine dernière que le régime, sans reprendre le pays – car il n'est plus contrôlable – pourrait réussir à conserver ce que l'on appelle la Syrie utile.
Le conflit – et c'est la raison pour laquelle les Américains ne pourront peut-être pas échapper à une intervention – est en train d'avaler toute la région, à commencer par l'Irak, ce à quoi nous ne nous attendions pas. Au nom du principe en vigueur dans la région et selon lequel « celui qui gagne prend tout », les Chiites étaient en train de s'emparer définitivement de l'appareil d'État. La crise irakienne s'est trouvée « avalée » par la crise syrienne. Le régime iranien utilise le territoire irakien pour le passage de ses armes et l'on rencontre des combattants irakiens des deux côtés de la frontière.
La Jordanie semblait également menacée, mais les Américains ne l'acceptent pas car la chute de ce pays – qui croule sous le poids des réfugiés – aurait de lourdes conséquences pour Israël. Les Américains ont récemment envoyé des F-16 et des Patriot en Jordanie, pays qu'ils ont en quelque sorte sanctuarisé.
Le Liban est également en danger, mais il n'est pas sanctuarisé. Les Libanais ont déjà résisté admirablement aux tensions, sans doute parce qu'ils ont déjà connu quinze ans de guerre civile, mais celles-ci deviennent insupportables. Les réfugiés représentent plus de 25 % de la population et la politique de dissociation menée par le gouvernement libanais, du fait de l'implication massive du Hezbollah dans les combats, devient de plus en plus virtuelle. Les incidents se multiplient, notamment dans le Nord, à Tripoli, où cohabitent des populations alaouites et sunnites. Le risque d'un effondrement du Liban est très important.
Voilà pour le contexte. Quant à la conférence Genève-2, je ne sais pas si et quand elle aura lieu. La convocation a été rédigée dans des termes répondant aux conditions imposées par les Russes, à savoir la présence des Iraniens, l'interdiction de poser la question de l'avenir d'Assad et la prise en compte de la coalition nationale syrienne comme seule force représentative de l'opposition. John Kerry a accepté ces trois conditions. Sergueï Lavrov distille actuellement des conditions supplémentaires.
La transition politique est fondée sur un schéma simple : la mise en place d'un gouvernement de transition en vue de l'organisation d'élections. En théorie, cela peut paraître simple, mais qui va désigner le gouvernement de transition, et quels seront ses pouvoirs ? Les Américains souhaitaient que ce nouveau gouvernement ait autorité sur l'armée et les services de renseignement et de sécurité – c'est bien le minimum – mais les Russes, par la bouche de Lavrov, ont indiqué que ce n'était pas une condition indispensable. Peut-on sérieusement imaginer que l'opposition accepterait un gouvernement de transition dont les services de sécurité resteraient sous l'autorité de Bachar el-Assad ? Lavrov exige que ce gouvernement soit conforme à la constitution syrienne, ce qui signifie qu'il devrait être officiellement désigné par Assad !
On peut émettre un certain nombre d'objections quant à la tenue de la conférence, mais le pays s'effondre, les infrastructures sont détruites et la moitié des Syriens sont déplacés ou réfugiés à l'étranger – sur une population de 26 millions de personnes, 12 millions sont déplacées ou réfugiées, dont 1,5 million à l'étranger. C'est une situation épouvantable dont nous ne voyons pas la fin. La conférence doit donc avoir lieu.
Cela dit, si demain les Américains et les Russes parviennent à un accord, aura-t-il la moindre influence sur le terrain ? On peut en douter car le régime se bat pour sa vie et les opposants ont déjà vu mourir 100 000 personnes et beaucoup de sang couler. En outre, l'opposition est fragmentée en différents groupes – composés pour les uns de personnes honorables, mais qui ne reçoivent pas d'armes, pour les autres de radicaux musulmans qui, eux, reçoivent des armes, sans oublier les bandes de voyous qui profitent de l'effondrement de l'État pour racketter les civils. On voit mal comment imposer un cessez-le-feu face à un tel chaos.