Intervention de Pierre-Franck Chevet

Réunion du 2 juillet 2013 à 17h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Pierre-Franck Chevet, président de l'ASN :

Il est important pour l'ASN d'être entendue par le Parlement. Vous savez, Mmes et MM. les députés, que nous sommes une autorité administrative indépendante, ce terme signifiant que nous sommes indépendants de toutes les parties prenantes qui portent des messages sur la politique de l'énergie, qu'il s'agisse des Gouvernements successifs ou d'associations. Nous avons néanmoins un ancrage institutionnel au Parlement, et nous rendons compte régulièrement de notre action aux commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat, en premier à celle du développement durable mais également à la commission des affaires économiques pour les questions liées à l'énergie, comme à d'autres commissions, y compris celle des affaires sociales en raison de la part médicale croissante de notre activité ou celle des affaires étrangères, car la sûreté nucléaire revêt un aspect européen et international comme le montre l'analyse des conséquences de l'accident de Fukushima. Conforter le statut de l'ASN dans la durée passe par ces liens avec le Parlement.

Nous avons publié, le 16 avril dernier, un état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France ; il s'agit d'un épais document, dont certains d'entre vous ont sans doute pris connaissance et que nous avons adressé à chaque membre du Parlement ainsi qu'à de nombreux élus locaux, en l'accompagnant d'une lettre qui opérait, pour chaque destinataire et pour la première fois, une analyse de la situation dans le ressort géographique où il était élu.

Nous considérons que la situation est « globalement assez satisfaisante ». J'ai d'ailleurs indiqué que je n'aurais pas été satisfait d'avoir une telle appréciation sur un carnet scolaire. Chaque mot ayant un sens, je précise que « globalement » signifie que nous avons constaté des disparités dans les installations ; « assez satisfaisante » est à la fois un encouragement à poursuivre les actions de renforcement de la sûreté et un rappel des incidents que l'ASN a relevés. Notre compétence est large, puisqu'elle s'étend à EDF, à AREVA ou encore au Commissariat à l'énergie atomique, mais également aux installations de radiothérapie ou d'imagerie que l'on trouve dans de nombreux hôpitaux.

Premier message : nous vivons actuellement une période particulière, celle qui suit l'accident de Fukushima. Les expériences de Three Miles Island et de Tchernobyl démontrent qu'il faut dix ans pour tirer les leçons complètes de tels événements. C'est pourquoi, je suis frappé par des discours ou déclarations à très courte vue, indiquant que le cas de Fukushima est clos, ou encore que les raisons en sont liées à des spécificités culturelles japonaises. Ce n'est pas le jugement de l'ASN, qui souhaite analyser les facteurs technologiques, humains, institutionnels et sociaux qui permettent d'expliquer un accident.

À Fukushima, en ce qui concerne les facteurs humains, le rôle des sous-traitants a été fondamental pour la gestion même de la crise, alors que cette importance n'avait pas été estimée, et nous devons comprendre comment ils doivent demeurer présents sur site en cas de problème grave. C'est un sujet dont nous discutons, de manière ouverte, avec les exploitants, les sous-traitants, des juristes ou encore des organisations non gouvernementales. De même, nous devons réfléchir à la manière d'accompagner les personnels d'une centrale quand se produit un tel événement : ce dernier a de larges conséquences sur l'ensemble de la société et les personnels se préoccupent – naturellement et inévitablement – de la sécurité de leurs familles. Il leur est difficile de faire simultanément face à deux situations stressantes. La gestion de crise devient un élément crucial de notre mission, mais nous avons peu de repères… La décision d'EDF de créer une force d'action rapide nucléaire répond à cette préoccupation. La capacité des pouvoirs publics à aider la centrale était faibles car ils avaient d'autres priorités légitimes : il faut donc que les exploitants aient en leur sein les moyens de faire face à de telles crises.

L'impact de l'accident de Fukushima s'étend à 80 kilomètres autour de la centrale. Il faut transposer cette réalité au contexte de certaines régions européennes, densément peuplées, pour mesurer la manière dont nous devrions gérer une telle situation au niveau européen. C'est donc une gestion multipays de la crise. L'ASN a d'ailleurs eu un avant-goût de ce que pourrait être un contexte de crise, puisque nos personnels ont répondu à d'incessantes questions pendant l'accident de Fukushima, puis dans les deux mois qui ont suivi. Nos équipes avaient des difficultés à faire face à un flot d'interrogations alors qu'il s'agissait d'un accident à des milliers de kilomètres… S'il devait survenir en France, nous aurions certainement besoin de l'aide des pays limitrophes, d'où l'importance en Europe de fluidifier l'information et de déterminer des critères les plus homogènes possibles d'intervention.

Je souhaite également appeler votre attention sur le renforcement de la sûreté des installations françaises. Il faut pouvoir déterminer les agressions extrêmes que nous prenons en compte et faire face à des situations extrêmes, grâce à des moyens appropriés, en continuant à disposer de réserves d'eau et d'un approvisionnement en électricité. Nous réfléchissons à ces problèmes et devrions prendre des décisions cet été, afin que les exploitants puissent déployer les moyens sur le terrain.

Quatrième point, s'agissant de l'après-Fukushima : un cadre international renforcé en matière de sûreté est indispensable. Un travail est en cours, qui s'achèvera en 2014, dans lequel la France joue un rôle moteur, en vue d'établir un référentiel partagé, afin que les accidents graves n'aient pas de conséquences de long terme autour des installations. On voit qu'à Fukushima, à cause des effets de long terme, une zone de vingt kilomètres autour de la centrale est totalement désertée alors même que les habitations n'ont été que très peu endommagées. Ce travail est extrêmement important. La France y participe via l'ASN et également par le Gouvernement. Je signale que ce travail est présidé, à l'échelle internationale, par mon prédécesseur à la tête de l'ASN, M. André-Claude Lacoste.

Le deuxième domaine de notre activité est le secteur médical. On ne parle pas là de grosses installations bien sûr, mais des nombreux appareils de radiothérapie utilisés notamment pour le traitement des cancers, mais aussi par les dentistes, etc.… C'est un nucléaire beaucoup plus diffus mais dont les enjeux sont forts. Je vous invite à vous référer aux attendus du jugement rendu en première instance sur l'accident qui a eu lieu en 2005-2006 à Épinal et qui avait causé vingt décès. Cette affaire montre bien que si, dans le traitement des cancers, on délivre des doses trop fortes ou au mauvais endroit, on peut aboutir non pas à éliminer le cancer mais à tuer le patient. La difficulté réside dans la capacité de maîtriser le fonctionnement d'appareils de plus en plus sophistiqués mais aussi de plus en plus complexes. C'est la tâche de la personne chargée de leur réglage : le radio-physicien. Nous préconisons, notamment depuis cet accident, une augmentation du nombre de radio-physiciens aux côtés des médecins. On constate heureusement une amélioration significative sur ce point.

Le secteur de l'imagerie médicale couvre les traitements de routine et de prévention. En 10 ans, dans les pays industrialisés, la dose totale reçue par la population au titre de ces traitements a doublé. C'est évidemment un progrès puisque la détection des pathologies est meilleure, mais c'est parfois injustifié : dans certains cas, on a recours à l'imagerie en 3D là où une image de qualité moindre suffirait pour détecter une tumeur. Or plus la qualité de l'image est forte, plus elle nécessite une dose élevée de radiations. Nous travaillons avec le personnel médical, pathologie par pathologie, pour identifier les meilleures pratiques, c'est-à-dire la juste pratique. Dans certains cas par exemple, une technologie comme l'IRM, non dosante, permet d'obtenir les mêmes résultats. Nous souhaitons donc un développement de l'IRM, avec là aussi une augmentation du nombre des radio-physiciens.

Dans le cadre du débat en cours sur l'énergie, nous avons apporté notre contribution sous forme d'un avis sur deux questions :

Premièrement, nous avons rappelé l'existence d'un risque plausible d'incident générique pouvant nous amener à décider d'arrêter de 5 à 10 réacteurs en l'espace d'une semaine. Une des caractéristiques du parc français de réacteurs est d'être standardisé. Ça peut être un atout en termes de sûreté, car cela permet de mettre au point dans de bonnes conditions des méthodes de réparation, et surtout de les déployer très vite. C'est un avantage en termes de sûreté, mais aussi un avantage industriel et un avantage en termes de coûts. Mais à condition que les anomalies soient détectées de manière très précoce, ce qui n'est pas toujours le cas.

Ainsi, au début de 1990, lorsqu'une corrosion a été constatée sur les couvercles de cuves, donc sur le point névralgique des réacteurs, pendant une semaine on s'est demandé s'il ne fallait pas arrêter de 5 à 10 réacteurs. Fort heureusement EDF a trouvé une solution technique permettant de suivre l'état des cuves en temps réel sans avoir besoin d'arrêter les réacteurs, mais autrement il aurait fallu procéder à ces arrêts. Le risque est donc avéré. Le débat en cours doit en tenir compte. Il faut notamment s'assurer d'une capacité électrique suffisante. Savoir comment assurer celle-ci ne relève pas de notre compétence.

Deuxièmement, en ce qui concerne le renouvellement du parc nucléaire : les centrales ont été conçues pour une durée de 40 ans, qui est une moyenne. C'est la référence en matière de sûreté. On ne peut pas exclure que l'arrêt d'un réacteur soit nécessaire plus tôt, suite à un contrôle de sûreté comme nous en effectuons tous les dix ans dans chaque centrale. On peut aussi avoir de bonnes nouvelles, avec le constat qu'un réacteur pourrait aller au-delà de 40 ans. Je ne suis pas en mesure à ce jour de dire si de telles nouvelles, qu'elles soient bonnes ou mauvaises, sont garanties.

La construction du parc s'est déroulée de manière très rapide, pour l'essentiel entre 1980 et 1990. Par conséquent, on peut s'attendre à des arrêts massifs entre 2020 et 2030. Il faut impérativement s'y préparer aujourd'hui. Les moyens de prévenir ou de compenser, les moyens d'y faire face, nécessitent une dizaine d'années pour être effectifs, qu'il s'agisse d'outils de production amendés, d'économies d'énergie ou de nouveaux moyens de production. Le plein déploiement d'une politique d'économies d'énergie s'étale forcément sur 5 à 10 ans même dans le cadre d'une action méthodique. Il y a donc urgence.

Et au-delà de 40 ans ? Sur ce sujet, l'ASN vient de rendre un avis, qui est publié, EDF ayant posé cette question en 2009. Notre avis porte uniquement sur la méthode proposée par EDF, pas sur l'opportunité de la décision. Après avoir sollicité de nombreux experts, nous avons rendu un avis globalement positif sur cette méthode, mais en demandant à EDF que le niveau de sûreté servant de base à l'appréciation soit fixé au regard des standards de sûreté les plus récents, ceux correspondants aux réacteurs de dernière génération, et pas sur les standards datant d'il y a quarante ou cinquante ans.

Nous insistons d'autre part dans cet avis sur un certain nombre d'aspects techniques, notamment le problème des cuves des réacteurs, dont l'état n'est pas satisfaisant et qui ne peuvent pas être remplacées, et le problème des piscines de combustible nucléaire situées à côté des centrales, dont la sûreté doit être renforcée.

J'insiste sur le fait que notre avis ne porte que sur la méthode. Nous serons peut-être amenés à présenter un premier avis sur ces questions en 2015.

Un dernier point : nous avons demandé à EDF de préciser la durée de vie de chacun des différents réacteurs. Si l'objectif d'EDF est de faire passer la durée de vie des réacteurs de 40 à 60 ans, il n'est nullement acquis que cela soit possible pour tous les réacteurs. Il s'agit là de bien autre chose que de poursuivre l'exploitation d'un réacteur pendant un an ou deux au-delà de 40 ans. Nous demandons donc qu'EDF précise son propre calendrier.

Quelles que soient les conclusions du débat en cours, il y aura toujours des enjeux de sûreté nucléaire. Les exploitants doivent donc impérativement être dotés des moyens économiques et techniques d'assurer cette sûreté, y compris pour le démantèlement.

D'autre part, l'ASN elle-même doit être confortée dans la durée et dans son action : nous souhaitons ainsi que nos pouvoirs de sanction soient accrus. Actuellement nous disposons de deux instruments : pour les incidents les moins graves, la mise en demeure ou le procès-verbal, rendus publics, ou bien pour les cas extrêmement graves, la décision d'arrêter une installation – que nous pouvons prendre à tout moment. Pour les situations intermédiaires, qui ne sont pas d'une extrême gravité mais qui se prolongent dans le temps, ce qui se produit souvent en période de ralentissement économique comme celle que nous traversons, nous ne disposons pas de la sanction adaptée : l'une n'est pas assez forte, l'autre l'est trop.

La loi qui suivra la clôture du débat en cours pourrait nous donner la possibilité de prononcer des astreintes journalières, c'est-à-dire une sanction adaptée à ces cas. Cela manque à notre compétence, de manière conjoncturelle et de manière pérenne.

Un autre point important est celui de la robustesse budgétaire. Pour 2014, l'ASN a obtenu la préservation de ses moyens humains et financiers consacrés à la sûreté et à la radioprotection. Dans le contexte budgétaire actuel, particulièrement tendu, il s'agit là d'une bonne nouvelle. Au-delà de trois ou quatre ans, la pérennisation de cette situation nous exposerait néanmoins à un certain nombre de risques. Une problématique similaire affecte les exploitants, dont les capacités financières sont tendues et qui sont confrontés au vieillissement des centrales, au vieillissement de leur personnel et aux enjeux de sûreté du post-Fukushima.

Je voudrais évoquer, pour conclure, la question de la transparence. La transparence a longtemps été entendue comme un concept « passif ». Il me semble que nous devons désormais aller au-delà et susciter le débat – ce que, de fait, nous faisons déjà depuis plusieurs années. Sur plusieurs sujets compliqués auxquels nous sommes confrontés, nous partons directement en « mode ouvert » : depuis 2003, un groupe de travail pluraliste travaille ainsi sur la gestion des déchets radioactifs, auquel participent des ONG et l'ensemble des parties prenantes, que j'ai parfois présidé et qui fonctionne. Un deuxième exemple est celui du facteur humain dans les installations nucléaires : on peut rester en « mode étude » pendant dix ans, nous avons préféré prendre immédiatement le parti d'un groupe pluraliste. Un dernier sujet est celui du traitement des conséquences de long terme d'un accident nucléaire majeur : un groupe a été mis en place dès 2005, bien avant l'accident de Fukushima, associant les exploitants de l'installation, les populations concernées, les ONG, les agriculteurs, les acteurs économiques locaux, etc.

Nous devrons prolonger cette approche à l'avenir, aller au-devant des questionnements, ouvrir nos travaux dès leur lancement : cela ne peut qu'enrichir notre propre réflexion, c'est aussi un moyen que l'autorité du contrôleur soit mieux ancrée par des regards extérieurs provenant des acteurs, des parties intéressées, des commissions locales d'information, etc.

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