Intervention de Amiral Édouard Guillaud

Réunion du 6 juin 2013 à 9h00
Mission d'évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Amiral Édouard Guillaud, chef d'état-major des armées :

Monsieur Cornut-Gentille, notre articulation interne doit être compatible avec celles de nos partenaires. Le système allemand s'organise en tuyaux d'orgue comme le démontre la problématique du drone Euro Hawk. À la suite du traité de Londres signé à Lancaster House, nous avons découvert que l'organisation britannique était également très différente de la nôtre. Ainsi, la fonction de DGA stricto sensu n'existe pas au Royaume-Uni, car elle a été externalisée ; on en mesure les conséquences avec les urgences opérationnelles qui coûtent plusieurs centaines de millions d'euros par an contre quelques dizaines de millions d'euros pour nous.

Nous devons également maintenir notre compatibilité avec l'UE et avec l'OTAN. Des bureaux à l'état-major des armées sont chargés de cette mission. Comme toujours, le point délicat réside dans l'articulation entre le client final – les armées – et le fournisseur étatique – la DGA ; une instruction – n° 1516 – régit cette relation en mettant en place la gestion du triptyque « coût, délai, performance ». Le militaire est intéressé par la performance du matériel dont la qualité technique et technologique est définie par la DGA, le délai relevant de la responsabilité de tous, militaires, DGA et industriels. Ces trois acteurs assument successivement le premier rôle dans la vie d'un programme, ce dont il n'y a pas à s'offusquer. Nous pouvons néanmoins réaliser des progrès dans les relations entre l'état-major des armées et la DGA. Cette coopération étroite – qui avait fait émerger la notion d'équipe de programme intégrée – est mise en oeuvre par les architectes de systèmes de force de la DGA et, dans l'état-major des armées, par les officiers de cohérence opérationnelle pour les capacités du programme et par les officiers de cohérence de programme pour le contenu et la soutenabilité humaine et financière du projet par rapport aux ressources disponibles. Nous continuons de progresser, même si des améliorations sont encore possibles. Comme la coopération est indispensable à la conduite de l'essentiel de nos programmes, nous devons développer une organisation globale qui soit compatible avec celle de nos partenaires, celle de l'UE – avec l'Agence européenne de défense et l'OCCAr, plus ancienne et plus vaste que l'UE, qui suit les programmes une fois ceux-ci lancés par l'AED – et celle de l'OTAN. Cette dernière – créée en 1949 et dont nous avons rejoint le commandement intégré – n'est pas forcément plus efficace dans ce domaine malgré sa plus grande ancienneté ; la principale difficulté réside dans le nombre des membres de ces organisations : vingt-sept pour l'UE et vingt-huit pour l'OTAN.

Le ministère de la défense exprime des besoins que les ingénieurs satisfont, les choix étant effectués par les responsables politiques : ainsi, Mme Michèle Alliot-Marie engagea la construction de frégates multi-missions (FREMM) en coopération avec l'Italie, ce programme se révélant une réussite paradoxale puisque peu d'éléments – à part la coque des bateaux – sont communs aux deux pays. La frégate française fonctionne bien, les Italiens rencontrent quelques complications, mais nous avons gagné en expérience sur la coopération pluriannuelle grâce à ce programme. En revanche, nous nous retrouvons désormais en compétition frontale avec l'Italie à l'exportation, puisque nous vendons un matériel qui porte le même nom.

La volonté politique a soutenu l'anti-navire léger (ANL), qui impose désormais au DGA et à moi-même de trouver des solutions non pas techniques, mais d'allocation des crédits dont nous disposons, même si ce programme répond à un besoin militaire avéré. Les responsables politiques n'interviennent donc pas uniquement pour définir les grandes orientations. Le type de contrat et le nombre d'acteurs qui y souscrivent ont une influence sur la gestion des surcoûts : le régulateur du moteur de l'avion A 400M a été élaboré par des entreprises au Royaume-Uni et en Allemagne, ce qui a engendré un retard de trois mois pour le prototype du régulateur et de trois ans pour sa fabrication. Qui est responsable de ce surcoût et qui l'assume ? En revanche, le moteur de l'A 400M a été, à l'origine, produit par Rolls-Royce et par Snecma : il s'agit du plus gros turbopropulseur du monde – les Américains pensaient que cela ne marcherait jamais. Son succès résulte de la volonté sincère de coopérer de seulement deux industriels qui ne cherchaient pas à « pomper » le savoir faire de l'autre.

S'agissant du Triangle de Weimar, vous avez parlé, monsieur Launay, d'objectifs politiques communs. Depuis quelques années, l'ancien ministre de la défense polonais, M. Radoslaw Sikorski, et les actuels président et ministre des affaires étrangères ont impulsé une évolution dans leurs relations avec la Russie et l'Ukraine. Mon homologue polonais m'a ainsi appelé la semaine dernière pour m'informer que les Ukrainiens demandaient à participer à l'opération European Union Training Mission (EUTM) Mali, bien qu'ils n'appartiennent pas à l'UE. Favorable à cette initiative, j'ai mis au point avec mon alter ego polonais une proposition que l'Ukraine déposera à Bruxelles. Ce genre de dialogue était impensable il y a quelques années. Le repositionnement de la politique de défense américaine influe aussi. Ainsi, depuis plus d'un an, la Pologne se trouve presque systématiquement en accord avec nos positions à l'UE et nous devons saisir cette opportunité. En octobre prochain a lieu un exercice de l'OTAN : tout le monde a refusé d'y participer, parce qu'il fallait y envoyer des hommes. Seule la France y fournira un contingent important. Cet engagement a un coût, mais j'ai décidé de le maintenir – malgré nos difficultés budgétaires actuelles et alors que j'ai annulé deux exercices aux Etats-Unis et au Brésil – au nom du Triangle de Weimar. La prise d'alerte du groupement tactique (GT) de Weimar –un GT de l'UE – s'achève le 1er juillet prochain. Comme tous les GT, il coûte cher et nous n'avons pas encore réussi à le déployer – même en exercice –, mais on se rendra compte de son utilité pour l'interopérabilité. Cela pourrait déboucher sur une coopération en matière d'armement dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Où pourrait-on les déployer ? Au Kosovo, mais également en Afrique. L'intervention au Mali mobilise l'équivalent de trois GT de l'UE, qu'il a fallu déployer en quelques jours, alors que quelques mois sont nécessaires lorsque l'on passe par la commission européenne. Mais l'important est d'utiliser les forces de coopération – « use it or lose it » comme le disent les Britanniques –, ce qui est ardu à Bruxelles où la règle du consensus donne à chacun un droit de veto. Or je souhaiterais que l'on avance sur certains sujets et que l'on installe un GT au Kosovo pour y prendre la suite de l'OTAN : le Kosovo, c'est quand même en Europe !

Oui, monsieur Bridey, nous pouvons développer une coopération globale avec d'autres pays que le Royaume-Uni, mais pas forcément avec les États importants auxquels on pense habituellement. Comme vous l'avez dit, il faut d'abord une vision stratégique commune. La vision italienne reste avant tout centrée sur l'alliance américaine mais l'Italie dispose de capacités financières, économiques, industrielles, et technologiques, de ressources humaines et en matériel performantes et de connaissances utiles de leurs anciennes colonies que sont la Libye, la Somalie et l'Ethiopie.

En dehors du cas spécifique de la Pologne que nous venons d'évoquer, le seul autre grand pays avec lequel nous partageons une vision stratégique commune est l'Espagne. Les Espagnols connaissent certes une situation économique catastrophique, mais ils ont la même vision globale du monde que la nôtre et ils nous permettent de mieux comprendre l'Amérique du Sud. Trois pays de plus petite taille, situés en Europe du Nord – le Danemark, la Norvège et la Suède –, pourraient également développer un ensemble d'idées proches des nôtres.

Le Danemark fut le premier pays à nous rejoindre en Libye et au Mali – en moins de vingt-quatre heures dans les deux cas. Malgré leur positionnement actuel de neutralité, les Suédois se projettent dans de nombreux théâtres d'opération. Nous réussissons également à mener des actions de coopération de niche avec la Norvège. Ces trois pays font presque toujours front avec nous, dans l'UE comme à l'OTAN – s'ils sont membres de ces organisations bien entendu. Le Portugal pourrait devenir un partenaire semblable à ces pays nordiques.

Je suis favorable à l'idée des coopérations renforcées qui permettent une « politique des petits pas », initiée à deux ou trois pays et ouverte aux autres. Le Danemark souhaite ainsi s'associer à certains aspects de la force expéditionnaire interarmées conjointe (Combined Joint Expeditionary Force ou CJEF) de Lancaster House et nous y sommes favorables.

Quant au Conseil européen, le ministère de la défense – représenté par le cabinet du ministre, la délégation aux affaires stratégiques (DAS), la DGA ou l'état-major des armées – participe à plusieurs groupes de travail. Mais pour avancer, encore faut-il que les autres en manifestent l'envie !

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