Intervention de Thierry Coville

Réunion du 2 juillet 2013 à 16h00
Commission des affaires étrangères

Thierry Coville, chercheur à l'IRIS :

Comme il l'a dit lors de sa campagne électorale, M. Rohani lie la crise économique et le poids des sanctions.

La situation économique du pays est en effet très mauvaise : tous les hommes politiques iraniens le reconnaissent. Selon la Banque centrale d'Iran, l'inflation atteint près de 40 % pour l'indice général des prix et 50 % pour l'alimentation, contre 20 % en moyenne depuis la Révolution islamique. Cela accroît les inégalités entre les classes sociales – ce qui est un sujet sensible et a marqué l'échec de M. Ahmadinejad, qui voulait rétablir la justice sociale. Quant au taux de chômage, les chiffres officiels indiquent qu'il était autour de 14 % il y a deux ans. Compte tenu de la récession de 2012, entre 600 000 et 800 000 Iraniens arrivent chaque année sur le marché du travail ; le régime a reconnu qu'il y avait actuellement 3 millions de chômeurs, dont beaucoup de jeunes diplômés.

Les sanctions expliquent une grande partie de ces difficultés, surtout les sanctions financières – interdisant quasiment à toutes les institutions financières de travailler avec la Banque centrale d'Iran. Le pays a eu dans ces conditions beaucoup de mal à vendre son pétrole : selon l'OPEP, ses revenus pétroliers auraient diminué de 50 % en 2012. Les exportations de pétrole représentant 80 % des recettes en devises et 60 % des recettes budgétaires, cela a constitué un choc majeur pour l'économie, qui s'est traduit par un effondrement du taux de change sur le marché parallèle, qui a perdu environ 80 % de sa valeur en un an. Comme l'Iran importe beaucoup de biens d'équipement et de consommation, cela a entraîné une augmentation de l'inflation.

Dans les premiers jours qui ont suivi l'élection de M. Rohani, la bourse de Téhéran a enregistré une hausse, le prix de l'or a baissé et le taux de change du rial s'est un peu apprécié : ce sont des indicateurs de confiance. Beaucoup pensent en effet qu'il va réussir à réduire les sanctions et à améliorer la situation économique. Mais cette grande attente place une épée de Damoclès sur sa tête : si la situation ne s'améliore pas, il ne manquera pas d'adversaires pour lui rappeler ses promesses.

Cela étant, tout le monde est d'accord pour dire que les sanctions ne seront pas réduites d'un coup. De plus, il y a un problème de compétitivité de l'économie et personne ne s'attend à ce que l'on règle les problèmes économiques rapidement. Prévaut l'idée que l'on va revenir à la politique économique menée par M. Khatami, reposant sur la stabilité macro-économique, une confiance plus importante accordée aux experts et au secteur privé, la réduction des sanctions, ainsi que la transparence et l'équilibre budgétaires – sachant que M. Rohani ne veut pas mentir au peuple. Je rappelle que le déficit budgétaire, qui aurait atteint 10 % du PIB en 2012, a été financé essentiellement par la création monétaire, laquelle favorise l'inflation.

Quant à la crise du nucléaire, on ne la résoudra pas avec les sanctions : le régime n'a montré aucune volonté de réduire le rythme d'enrichissement de l'uranium, au contraire ! Il serait d'ailleurs suicidaire pour un homme politique iranien de vouloir y renoncer : il y a un consensus pour poursuivre ce programme, qui est partagé par M. Rohani. Imaginer que l'Iran va céder à cause des sanctions ou parce qu'on va les renforcer est donc une erreur.

En fait, les sanctions poussent le régime à s'intéresser à la diversification de l'économie et le gouvernement tend à soutenir les exportations non pétrolières, qui ont atteint 40 milliards de dollars en 2012 et s'élèvent à près de 10 milliards de dollars pour le premier trimestre 2013. Ses premiers marchés sont la Chine, l'Irak – avec 6 milliards de dollars de recettes – et l'Afghanistan. L'Iran n'est donc pas isolé : il réoriente son commerce extérieur vers sa région et l'Asie. Il opère également un rationnement des devises et sélectionne les importations prioritaires : cela est difficile, mais il peut tenir longtemps ainsi.

La société civile, qui en paie le prix, montre cependant sa maturité démocratique – qui est une exception dans la région, l'islam politique n'existant quasiment plus dans le pays – en réclamant un changement pacifique. Le discours consistant à dire qu'il faut poursuivre les sanctions et que c'est grâce à elles que M. Rohani est élu est insupportable pour les Iraniens, qui pensent que son élection aurait quand même eu lieu.

Il faudrait donc arrêter d'affaiblir le pays avec les sanctions et donner à la société civile les moyens d'exercer des rapports de force avec le régime – je rappelle que c'est elle qui a imposé M. Rohani au Guide.

Il ressort du premier discours de M. Rohani qu'il veut changer la méthode de M. Ahmadinejad et revenir à l'équilibre, à une véritable négociation, et prendre en compte les attentes de l'autre. Pour le nucléaire, il est prêt à faire preuve de transparence dans le cadre de ce qui est autorisé par l'AIEA – je pense qu'il fait référence à la signature du protocole permettant la réalisation rapide de visites en Iran. Mais il est un pur produit de la République islamique et un nationaliste : il ne cédera jamais sur le programme nucléaire.

Il y a donc une fenêtre d'opportunité sur les négociations sur le nucléaire, qu'il serait stupide de manquer, d'autant que M. Rohani a la confiance du Guide – alors qu'alourdir les sanctions conduirait à le faire échouer en matière de politique intérieure et à donner des arguments à ses adversaires.

Si le Guide est le premier personnage du régime, le pouvoir est multipolaire : quand M. Ahmadinejad a été élu, il a nettement fait progresser le rôle du président. En outre, alors que M. Khatami était considéré comme trop intellectuel et en dehors des réalités, M. Rohani, avec qui on le compare, connaît très bien la situation stratégique et le système politique du pays : ses paroles n'en ont que plus de poids.

Concernant la Syrie, on ne peut attendre de miracle de sa part, mais il est prêt à discuter. La ligne officielle est le soutien à Bachar el-Assad, mais la question fait débat dans la presse. D'ailleurs, M. Rohani a dit, lors de sa conférence de presse, que ce n'est pas parce que des pays qui font acte d'oppression sont des amis qu'il ne faut pas le noter. Beaucoup d'Iraniens ont peur des conséquences d'une guerre civile en Syrie sur toute la région. Ils voient bien la stratégie de l'Arabie saoudite et du Qatar, qui jouent la carte occidentale pour avancer leurs pions, mais ils savent qu'ils ne doivent pas céder face à eux. La relation avec l'Arabie saoudite est donc importante.

La France, qui avait beaucoup de cartes en main avec l'Iran, peut jouer un rôle essentiel à l'occasion de l'opportunité historique qui se présente. Il serait dommage qu'elle ne le fasse pas – sans parler des conséquences économiques des sanctions pour les entreprises françaises.

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